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Le mas des Longagnes

Assis sur le seuil de son mas des Longagnes, Antoine Péla-tan faisait une pause. Il contemplait avec satisfaction l’étendue de faïsses qui s’allongeaient sur le flanc de la colline au Sud. Pendant plus de dix ans, il avait largement amélioré le patrimoine laissé par Joseph, son père. Il avait remonté des centaines de mètres de mu-rets en pierres sèches pour retenir la terre, et planté des châtaigniers, des mûriers et autres fruitiers. Un troupeau de près de cinquante moutons s’ébattait dans la lande.

Joseph s’était tué à la tâche pour mettre en valeur cette terre ingrate. A ceux qui se moquaient de son acharnement, il répondait toujours : « C’est pour mon fils. Je ne veux pas le laisser sans biens… » Quand Antoine avait annoncé ses projets de mariage avec Marie-Louise Ausset, son père s’était pressé de conclure l’accord devant le notaire de Saint-Etienne. Puis satisfait, il s’était couché et ne s’était jamais réveillé. Les deux jeunes gens avaient hésité à se marier dix jours plus tard comme c’était prévu, mais reculer la noce leur parut être une désobéissance posthume vis-à-vis du père.

Ce 1er mars 1822, cela faisait dix ans jour pour jour qu’Antoine était marié. Il pouvait s’accorder une pause de quelques minutes, satisfait de son œuvre. Quand son fils Victor serait adulte,

il serait à l’abri du besoin et sa fille Marie serait bien dotée. Il n’espérait plus que la naissance d’un deuxième garçon pour assurer davantage sa descendance.

Le besogneux Antoine ne s’était pas contenté des travaux des champs. Pendant les soirées et les jours d’intempéries, il avait mis de côté un joli petit magot avec son industrie. Il avait tout es-sayé mais ce qui lui rapportait le plus c’était la fabrication des pa-niers et le verdet. Pour les papa-niers, il coupait des boscàs, ces longs et souples rejets de châtaigniers. Avec une plane, il les refendait en fines éclisses qu’il mettait à tremper dans le bassin de la source pour les assouplir. Tant que le feu de cheminée donnait un peu de clarté, Marie-Louise et lui tressaient les lanières de bois pour en faire de jolis paniers à anse qui se vendaient fort bien aux marchés de Saint-Etienne et de Saint-Germain.

Le vert de gris rapportait encore plus mais demandait du savoir faire et beaucoup de temps. Il achetait des lamelles de cuivre qu’il polissait avec une toile imprégnée d’eau et de sable du ruis-seau. Il les chauffait et les trempait ensuite dans du marc de raisin préalablement réduit en vinaigre. Les lamelles étaient alors soi-gneusement disposées dans un tonneau de bois et recouvertes de paille. Tous les cinq jours, il retirait le cuivre pour l’exposer à l’air libre trois ou quatre heures et le chauffait devant la cheminée. Il replaçait les lamelles dans leur tonneau et recommençait l’opération sept fois. Le vert de gris devenait alors suffisamment épais et pâteux pour être raclé au couteau. Il plaçait enfin le pré-cieux verdet dans un sac en cuir qui séchait au soleil.

La récolte était vendue à des teinturiers et des marchands de couleurs qui appréciaient particulièrement la qualité du produit d’Antoine et surtout sa belle teinte verte tirant sur le bleu émeraude. Aux commerçants qu’il fournissait, Antoine disait que cette couleur particulière tenait à la qualité de l’eau de la source. En réalité, il avait découvert qu’en pissant deux fois dans le tonneau de bois au cours de la fabrication, il accélérait le processus et en changeait l’alchimie. Mais comme il vendait une partie de son verdet au

pharmacien qui l’utilisait à petite dose comme contre poison, vomi-tif et traitement des tumeurs, il ne pouvait dévoiler sa recette per-sonnelle.

En ce début de mars, Antoine contrôlait le séchage de son sac de verdet quand il aperçut sur le chemin bas un curieux person-nage qui montait vers lui. Les visites étaient rares au mas des Lon-gagnes. Les quelques voisins des environs ne venaient chez lui que pour des raisons précises et ne restaient jamais longtemps, ayant toujours l’impression d’interrompre un travail urgent. Antoine n’était ni ours ni malpoli, mais son acharnement au travail gênait les autres ou les rendait jaloux. Tout le monde se doutait bien qu’Antoine avait accumulé un magot avec son industrie, sans pou-voir l’estimer réellement. La sobriété des Pélatan alimentait forcé-ment la rumeur. Un visiteur inconnu était donc un évèneforcé-ment et Antoine, impatient, attendit que l’inconnu se présente.

L’homme qui montait le chemin du mas des Longagnes

marchait d’un bon pas, le buste bien droit et la tête légèrement ten-due vers l’avant, comme les cormorans qui venaient parfois chasser dans le ruisseau. Il était vêtu d’une veste de qualité et d’un cha-peau de feutre tout neuf. Il paraissait avoir vingt cinq ans environ, une figure franche et souriante, une taille moyenne mais un port altier. Il se découvrit devant Antoine et lui tendit une main ferme et chaleureuse.

- Bonjour Monsieur. Je suis Louis Merle, le neveu du général Merle, baron d’Empire, et je serais heureux de faire étape dans votre demeure après une longue route.

Antoine fut fort étonné de voir un brillant personnage mar-cher à pied dans de si mauvais chemins, mais le ton du jeune homme était ferme, son accent dénotait une éducation bourgeoise et son regard inspirait de la confiance. Il le fit donc entrer dans la maison où Marie-Louise terminait de préparer le dîner avec sa belle-mère.

- Installez-vous, Monsieur, le repas sera simple mais servi de bon cœur.

- Ce n’est pas parce que mon oncle est baron d’Empire que je ne sais pas goûter les choses simples. Une bonne soupe et une tranche de pain nourrissent son homme aussi bien qu’un festin de bourgeois. Je suis d’une famille de militaires, habitués aux cantines roulantes et aux restrictions des campagnes. Ne vous souciez pas de moi. Je viens de Mende où j’ai dû abandonner mon cheval qui s’est déboîté l’antérieur droit sur un chemin glissant. La pauvre bête mettra des jours à s’en remettre. J’ai donc continué ma route à pied.

- Vous pouvez rester ici vous reposer le temps qu’il vous faudra. Nous avons un lit tout à fait correct à l’étage si vous ne craignez pas le froid de la nuit.

- J’ai plus d’une fois dormi dans la paille et un peu de froidure as-sure un sommeil profond. Je vous remercie de votre hospitalité. En attendant, si vous avez besoin d’aide pour un quelconque ouvrage, je mets volontiers mes deux bras à votre service.

Antoine se sentit un peu gêné de faire travailler un Mon-sieur, mais la proposition avait l’air de tenir à cœur à l’étranger. Une nouvelle parcelle attendait d’être défrichée et deux bras de plus ne seraient pas de reste. La terre qu’Antoine avait entreprise avait été abandonnée depuis longtemps et des chênes verts avaient poussé entre les bruyères. Il fallait dessoucher, retirer les pierres les plus grosses, brûler les ronces et les buissons. Un travail ne ré-clamant aucune compétence particulière mais de la patience et de la force musculaire. Louis enleva la veste du château de Bussas qui faisait si bel effet et endossa la grossière blouse de toile grise que lui tendit Antoine. Il s’empara d’une aïssada à lame triangulaire pratique pour déchausser les racines de bruyère et de chêne et se déclara prêt à travailler. C’est là qu’Antoine remarqua la curieuse anomalie qui affectait les doigts de son convive. Le majeur et l’annulaire de la main droite étaient collés l’un à l’autre, de même que ceux de la main gauche mais sur une phalange seulement. Sur le manche de la houe que Louis avait empoignée, cela se voyait distinctement.

- C’est de naissance, un petit défaut qui ne me gêne en rien, dit Louis en surprenant le regard du paysan.

Antoine prit un bigot à deux pointes pour retourner la terre et dégager les cailloux, une hache pour fendre les plus grosses ra-cines, et tous deux rejoignirent la terrasse en chantier. Il s’aperçut vite que le visiteur n’était pas manchot et certainement habitué à manier des outils. Ses gestes étaient sûrs et efficaces et il était doté d’une force que sa stature ne laissait pas prévoir. Quand il fallut dégager le pied d’un chêne particulièrement bien accroché, les deux hommes durent unir leurs efforts et ahanèrent ensemble, suant mal-gré la légère brise de mars qui se levait.

- Vous êtes bien courageux pour un jeune homme de votre rang, Monsieur, fit remarquer Antoine. Où avez-vous appris à travailler ainsi ?

- Mon père habite un grand hôtel près de la Fontaine de Nîmes, mais il possède des oliviers dans le faubourg avec un petit mazet où nous passons les chaudes journées d’été. Enfant, j’ai toujours aimé travailler avec le jardinier de mon père. C’est lui qui m’a appris à monter les murets et à nettoyer les bancelles. Mon père ne voyait pas toujours d’un très bon œil que je salisse mes vêtements et me commette avec les gens du peuple, mais il appréciait l’exercice physique et me laissait faire.

Louis Roque repensait à son père qui le houspillait sans cesse dans les travaux les plus durs à Beauvoisin. Il serait horrifié de l’entendre parler de mazet, d’oliviers et de jardinier, et en plus, avec cet accent pointu.

- Ne m’appelez pas Monsieur, mon prénom est Louis, ce qui est bien suffisant pour lutter ensemble contre un vieux chêne. Votre prénom est Antoine, n’est-ce pas ? Et votre femme, Marie-Louise ?...

- Monsieur…. Enfin puisque vous le dites, Louis, vous nous racon-terez bien, ce soir, ce que font vos parents et votre oncle, le général ? Ici nous avons fort peu de visites et à trente cinq ans passés, je n’ai guère vu d’autres personnages d’un peu d’importance que le phar-macien qui vient m’acheter mon verdet et le notaire chez qui j’ai

signé mon contrat de mariage. Je n’ai jamais eu le temps d’apprendre à écrire et je ne peux même pas lire les nouvelles qui sont parfois placardées au bourg de Saint-Etienne.

- C’est promis, Antoine. Ce soir vous saurez tout sur le général Merle.

Le repas du soir se prenait tôt en cette saison et la seule lueur venant de la cheminée, la famille se réunit autour de l’immense cantou, chacun avec un ouvrage à la main et attendit le récit de Louis.

« Mon oncle a été soldat dans une unité de cavalerie du Roi jusqu’à la Révolution et a ensuite servi dans l’armée des Pyrénées. Ses exploits furent tels qu’il fut nommé général de brigade à trente deux ans. A Austerlitz, l’Empereur l’a nommé général de division pour avoir chargé contre une batterie à la tête de cinquante hommes. Une première salve tue son cheval et mon oncle, bien que légère-ment blessé, saute sur un autre cheval pour reprendre la charge. Mais le feu est si dense que le deuxième cheval s’effondre sous lui. Mon oncle crie alors à ses hommes : “ Puisque les bêtes refusent d’avancer, c’est à pied que nous aurons les canons. ” Vingt pièces d’artillerie furent prises ce soir là… »

« …Son plus grand exploit fut toutefois sous les ordres du maréchal Bessières à la bataille de Médina del Rio Seco. Avec sa division, il attaqua les positions retranchées de l’armée espagnole et chargea avec une telle ardeur qu’il mit en fuite les soldats de l’armée de Galice conduite par le terrible général anglais Blake… »

« …Mon oncle a été nommé baron d’Empire en 1809. J’avais onze ans et je me souviens encore de la fête que l’on donna en notre hôtel de Nîmes. Il aurait pu jouir tranquillement de sa no-toriété et prendre sa retraite, mais à quarante sept ans, il est reparti combattre en Espagne où il a été de nouveau blessé lors de la ba-taille d’Oporto… »

Louis s’était levé pour donner plus de mouvement à son dis-cours et mimait les coups de sabre du général, tranchant têtes et bras des ennemis en fuite. L’assistance médusée entendait, mieux, voyait les soldats s’écrouler sous la mitraille, les boulets pleuvoir tout autour du héros, les bannières et drapeaux de la Grande Armée flotter au vent. Pour la première fois de leur vie, ils entendaient des noms de pays étrangers, découvraient des hommes hors du com-mun, participaient à une épopée grandiose. Antoine en laissa tom-ber ses éclisses de boscas et en oublia de tresser son panier, les bras ballants, les mains inactives. La petite Louise, âgée de 6 ans seu-lement, ouvrait de grands yeux et admirait ce beau jeune homme qui parlait si vite et mimait si bien. On oublia de coucher Victor, le premier fils qui était encore emmailloté dans ses langes. A deux ans à peine, il ne pouvait rien comprendre, mais cette voix inhabituelle, les cris de stupeur ou d’effroi de ses parents, les sursauts qu’il res-sentait dans les bras de sa grand-mère à chaque salve de canon, tout cela le tenait bien éveillé. Il était presque dix heures quand Antoine invita Louis à se reposer de toutes ses fatigues et que la famille se laissa aller à un sommeil agité de cavalcades et de tonnerres….

A l’aube, Antoine trouva Louis qui l’attendait assis sur le seuil, déjà revêtu de sa blouse grise. Il en conclut que son visiteur se disposait à travailler et resterait quelque temps de plus chez lui. Il n’osa pas lui demander quels étaient ses projets, s’il restait pour le plaisir ou pour rendre service, s’il était libre ou si quelques obli-gations l’appelaient ailleurs. Il assimilait la curiosité à l’indécence et se garda bien de poser la moindre question. Louis de son côté ne fit aucun commentaire et empoigna l’aïssada, prêt à repartir au tra-vail. Dans le fond, pensait Antoine, si cet homme restait ici une quinzaine de jours, le temps de dégager la nouvelle faïsse en chan-tier, sans demander autre chose que la soupe et le gîte, ce serait une bonne affaire. Et puis, ses histoires extraordinaires promettaient de belles soirées au coin du feu.

Louis pensait qu’il avait trouvé là une cachette idéale. Le mas des Longagnes était très isolé, loin des routes principales, en-touré de collines boisées. Antoine lui avait dit que jamais personne

ne venait ici et qu’il pouvait se passer plusieurs mois sans qu’il ne voie ses voisins de Sauvelongue, des Felguières ou du Ranc. A cette heure, le maire de Beauvoisin avait certainement déclaré la rupture de ban de Louis et un mandat d’arrêt à son nom devait déjà circuler dans toutes les brigades de gendarmerie du Gard. Il était peu probable que l’avis de recherche ait été envoyé dans le dépar-tement de la Lozère et Louis pouvait passer ici quelques semaines tranquilles en attendant qu’on l’oublie. Antoine était sympathique, sa femme et sa mère très bonnes et les enfants adorables. Tout était parfait. Il pensa donc jouer son personnage le plus longtemps pos-sible, en se rendant utile, voire indispensable.

Il fallut deux bonnes semaines pour donner à la faïsse une allure de champ, et trois autres semaines pour remonter le muret avec les pierres extraites de la terre. Arriver à monter un mur d’un mètre et demi de hauteur, sans le moindre liant et avec les pierres de toutes tailles trouvées sur place, n’était pas simple. Antoine s’y entendait dans ce travail. Il savait à l’avance l’assise et le fruit qu’il fallait donner à l’ouvrage pour qu’il retienne la terre malgré les fortes pluies qui tombaient chaque automne. Les torrents d’eau qui dévalaient parfois de la montagne exerçaient une pression in-croyable sur les murets et il n’était pas rare de voir les pierres de la base exploser littéralement sous la poussée de la terre qui s’insinuait dans les moindres fissures. Il fallait donc choisir avec soin la place de chaque élément du mur, en fonction de sa qualité, de sa taille, de sa forme, donner à l’ouvrage une juste pente : trop vertical, il s’éboulait, trop pentu, il s’affaissait sur lui-même.

Avec de longues pierres plates incrustées dans l’épaisseur du mur, Antoine fabriqua un joli petit escalier qui permettrait de monter sur la faïsse, point final de l’ouvrage. Il ne restait plus qu’à préparer la terre, la retourner, l’enrichir avec le fumier des moutons, la ratisser, la rouler et attendre qu’elle se stabilise pour enfin la semer. Ce terrain ne pouvant être arrosé en été, Antoine avait prévu d’y semer des pois chiches qui supportent bien la sécheresse. - Le pois chiche est très nourrissant expliqua-t-il à Louis. On dit même qu’il est bon contre l’impuissance, qu’il arrête les coliques et

qu’en cataplasme, il guérit les furoncles. Son seul défaut c’est qu’il est long à cueillir. Avec deux grains par gousse, il faut du temps pour en récolter quelques kilos. Mais le temps, c’est la seule chose que Dieu nous a donnée généreusement !

Soir après soir, Louis reprenait le récit de sa vie imaginaire ou racontait une nouvelle bataille de son oncle général. Il s’était inventé une famille, un père juriste, la sœur du général, sa mère, trop tôt morte en couche et une domesticité qui pouvait expliquer sa bonne connaissance du patois. Il avait largement puisé dans la vie de Sébastien, son ancien codétenu de Nîmes, pour s’instituer diplômé es lettres et prétendre à de vagues projets d’écriture, ce qui justifiait le temps dont il disposait. Il laissa entendre à Antoine que de retour à Nîmes, il lui ferait parvenir une somme rondelette en remerciement de son hospitalité. Sa famille lui versait une rente annuelle qu’il pouvait retirer chez un négociant quand il en avait besoin.

Quand Louis fut à cours d’histoires sur le général Merle, il s’attaqua au général Berton qu’il déclara bien connaître pour lui avoir servi un temps de secrétaire. Certes, il l’avait souvent rencon-tré, mais seulement dans le discours de son copain grognard, à la prison de la Citadelle. Il avait appris par cœur le parcours de ce militaire : Lieutenant de hussard à la Révolution, capitaine en 1805 dans la Grande Armée, général de brigade en 1813. Cette histoire l’avait particulièrement intéressé quand il avait appris, peu de temps avant sa libération, que Berton était accusé d’avoir fomenté un complot contre la Monarchie. Avec une troupe de cent cin-quante hommes, il avait marché sur Saumur et formé un gouver-nement provisoire. Louis, ne connaissant pas la suite de l’histoire,