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L’îlot « M5-Les Docks » : un programme de logements neufs

3. La Rue de la République : Une artère entre ville et port

Nous avons examiné jusqu’ici deux zones impliquant de nombreuses transformations et constructions nouvelles sur l’interface ville/port. Nous poursuivons notre étude non plus à l’échelle du quartier, mais à celle de la rue : la Rue de la République, où il s’agit comme ailleurs de « refaire la ville sur la ville », et où l’on observe des logiques diverses émanant de nombreux acteurs.

Nous l’avons vu, il devient aujourd’hui évident dans les opérations de renouvellement des interfaces urbano-portuaires de prendre en compte la recomposition de la ville en général et non uniquement un morceau de ville créé sur des vides urbains. Ainsi Marseille doit faire en sorte de créer un lien entre le nouveau quartier portuaire/maritime de la Joliette et l’hypercentre, ceci afin d’engendrer une continuité dans l’aménagement urbain et peut-être par là même dans les représentations collectives.

C’est donc à l’échelle locale que les acteurs doivent s’intéresser ici, même si, tout comme pour la Cité de la Méditerranée, les projets mettent en avant la capacité de Marseille à rentrer dans « l’ère globale ». Il s’agit de susciter le lien en intervenant physiquement au niveau de la trame urbaine, mais également socialement. La Rue de la République, située sur les 1er et 2ème arrondissements, est censée, depuis plus d’un siècle, créer ce lien. Mais, on va le voir, désirs urbanistiques et réalités sociales ne coïncident pas toujours. Nous allons comprendre pourquoi en nous replongeant dans l’histoire de cette rue, riche en enseignements dans le domaine de la régénération urbaine. Entre volonté politique et désirs des habitants, l’écart est parfois plus grand qu’il n’y paraît.

Figure 48 : La Rue de la République, entre port actif et Vieux-Port

Source : photo satellite Google Map, logiciel utilisé : Adobe Illustrator (ces photos n’ont à l’évidence pas été actualisées : le quartier de la Joliette, de même que le J4 connaissent aujourd’hui une autre configuration)

3.1 Une genèse de la rue : échec d’une spéculation foncière

C’est en 1853 que fut achevée la construction des premiers bassins du port commercial au nord du Vieux-Port. L’emplacement de ces nouveaux bassins a eu pour effet de modifier la dynamique circulatoire de la ville. Alors que certaines usines (huileries par ex.) s’étaient développées dans les alentours du Vieux-Port, il fallait pouvoir transiter entre le port moderne et le Vieux-Port. « Dans la nouvelle conformation urbaine, le vieux bassin et le nouveau sont dans un rapport spéculaire.

Entre eux, la masse compacte de la vieille ville se dresse comme une barrière, un obstacle aux logiques du mouvement » (Bonillo, 1991, p. 175). La percée de la Rue de la République – à l’époque Rue Impériale – devait alors avoir comme fonction de relier le port moderne au Vieux-Port, et donc également au reste de la ville. Elle fut réalisée une décennie après la construction des premiers bassins portuaires, dans un contexte où « les représentations relatives à l’hygiène publique, physique et sociale, rejoignent les projections des ingénieurs sur la ville comme système de flux » (idem). Il a fallu percer la rue dans la colline de la vieille ville, partant du Vieux-Port pour aboutir à la place de la Joliette et déboucher sur les docks, s’allongeant sur plus d’un kilomètre et modifiant le caractère morphologique du vieux Marseille, comme pour symboliser l’expansion mondiale de la porte de l’Orient. Les travaux furent pharaoniques. « On commença par la démolition de 1’100 maisons, entraînant l’expulsion de 16’000 Marseillais. Trente-huit rues disparurent, vingt-trois furent amputées. Une tranchée de 250 mètres de long et 15 de haut fut creusée entre la colline des Carmes et celles des Moulins, produisant 800’000 tonnes de déblais » (journal CQFD N° 19, 15 janvier 2005). Cette opération prise en charge par la compagnie des Frères Pereire était intégrée dans le mouvement d’haussmannisation de la ville à l’instar de la capitale, et avait pour but – en plus de répondre aux préceptes hygiéniques du moment – de recentrer la ville en attirant les populations bourgeoises dans les immeubles nouvellement créés dans la rue et en diminuant par là même le dédoublement social et territorial existant alors déjà entre le Nord et le Sud du Vieux-Port.

Figure 49 En haut, le tissu urbain existant avant la percée ; en bas, les nouveaux îlots de la rue de la République Source : Bonillo, 1991, p. 176

L’opération fut un échec non seulement financier, mais également stratégique. Ni les bourgeois, ni les populations aisées ne vinrent s’installer dans cette rue entre le port et la ville moderne. La cause n’est pas à trouver principalement dans la taille des appartements (en moyenne très grands)

ni dans le décor architectural des îlots et des immeubles Mirès, inspirés directement de l’architecture parisienne, mais bien plutôt dans leur emplacement territorial. « C’est que la proximité des quartiers populaires avait pour effet d’éloigner la bourgeoisie et que l’on avait jusque-là construit beaucoup dans l’immédiate périphérie de Marseille » (Bonillo, 1995, p. 177).

Comme on l’a déjà vu, l’on observe un glissement progressif des quartiers bourgeois vers le Sud au cours du XVIIIe siècle. Ce glissement illustre la façon dont le patronat industrialo-portuaire a peu à peu, en fonction de ses moyens mais également de sa propre perception de la ville, dissocié

« son espace de production au Nord (le port) de son espace résidentiel au Sud » (Zalio, 1999, p. 178). La ville industrielle en général était toujours encline à séparer de manière très nette le domicile du travail. Le clivage entre la ville et le port n’était dès lors pas seulement d’ordre fonctionnel, mais s’inscrivait tout entier dans les mentalités de la population bourgeoise, ce que les Mirès et les Pereire, chargés de la construction de ces immeubles « ostentatoires » (Roncayolo, 1990, p. 181) n’avaient semble-t-il pas encore perçu. « Le Marseille Bourgeois reste fidèle à sa matrice : les axes et promenades construites sous la Monarchie censitaire ouvrent vers l’extérieur, vers la campagne. » (ibid., p. 187). L’urbanisation du nord de la ville revêt par contre peu d’importance pour les chefs d’entreprises ; le nord est avant tout un lieu de travail où l’on implante ses industries, ses entrepôts, et aussi un espace où l’on trouve les logements précaires des travailleurs et des plus démunis. Enfin, « en échec également, compte tenu de la réduction du programme des rénovations, la tentative de faire glisser le centre. Avec le tracé de la rue Impériale, la notion de centralité portuaire recouvrait une nouvelle cohérence spatiale dans laquelle, loin de s’être déplacé, le centre s’était annexé les nouveaux ports » (Bonillo 1991, p. 177).

Le désastre financier va mettre en faillite la compagnie des frères Pereire en 1872. Les immeubles seront repris par la ville et les appartements vendus à des prix dérisoires. « Occupé progressivement, cet espace revêt des aspects sociaux particuliers, sorte d’HBM avant la lettre, abritant généralement ouvriers et petits-bourgeois » (Roncayolo, 1995). Parmi ceux qui s’y installent, certains ont des métiers en rapport avec le port – la catégorie des « navigateurs » – de sorte qu’ils s’y trouvent à proximité. Aussi, le lien entre ville et port n’est pas seulement physique, pas seulement une percée dans le chaos de la vieille ville : « plus qu’un axe de circulation rapide, réduisant l’excentricité des nouveaux quartiers, la rue de la République établit une sorte de continuité dans le logement de la main-d’œuvre portuaire entre journaliers (domiciliés à Joliette et sur les collines de la vieille ville) et gens de métier (installés rue de la République) » (Fournier, Mazella, 2001, p. 397). Le décalage entre immeubles de prestige et résidents d’origine populaire naît à partir de là.

3.2 Un siècle plus tard : insalubrité et dégradation…

Aujourd’hui, plus d’un siècle après la construction des îlots majestueux de la rue Impériale/République, ceux-ci se trouvent dans un état de délabrement total – la presse relate sans cesse de nouveaux faits : incendies d’appartements, escaliers effondrés, etc. – nécessitant une opération d’envergure afin de réhabiliter les immeubles et les appartements, ceci dans un contexte extrêmement difficile en matière de logement. Pendant longtemps, la rue a appartenu à un bailleur unique qui n’a pas entrepris les travaux de réfection des immeubles nécessaires. Depuis 1995 environ, les appartements ne sont plus reloués lorsque des locataires s’en vont, dans l’optique de réhabilitation totale des îlots, ceci dans une conjoncture où la « crise

Figure 50 Vue sur l’angle République/Dames depuis un appartement

du mal-logement n’a jamais été aussi mauvaise depuis trente ans » (association Centre Ville pour tous)87. Le taux de vacance de la rue avoisine les 40% et il arrive de trouver des immeubles où un seul appartement est occupé par un locataire. Malgré cela, il faut souligner que, contrairement à ce que la presse relate, si les immeubles sont très dégradés au niveau des escaliers, des entrées, des façades, les appartements sont eux pour la majorité bien entretenus. Ces appartements datant du XIXe siècle n’avaient pas l’eau chaude, pas de salle-de-bains ; les locataires se sont débrouillés pour y poser les installations nécessaires à leur confort.