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La conquête de l’Ouest : l’opération d’aménagement industrialo-portuaire de Fos

2. Les relations ville/port à Marseille et leurs spécificités

La séparation du port entre les Bassins Est et les Bassins Ouest a fait l’objet de nombreux débats sur l’intervention étatique dans l’aménagement du territoire, sur la question de la métropolisation et sur les relations nouvelles entre la ville et le port. Collin et Baudouin ont analysé la nature de la relation ville-port à travers le prisme de la politique de l’Etat. Le but de ce chapitre est de montrer la difficulté de faire vivre ensemble une ville et un port, pour des raisons de divisions fonctionnelles très ancrées dans le territoire purement urbain d’un côté et purement portuaire de l’autre. Les auteurs précités proposent de chercher à dépasser ce fonctionnalisme pour pouvoir réfléchir à des stratégies englobant les différents acteurs d’un seul et même territoire que serait la ville-port.

Selon Baudouin, la dissociation ville/port, « loin d’être l’effet d’un déterminisme géographique ou économique, est d’abord un phénomène politique très spécifique de l’histoire nationale » (Baudouin, 1997). Collin va dans le même sens et ajoute que, « le principal écueil […] est de rester dans le fonctionnalisme de l’époque industrielle » (Collin, 2004, p. 109). A la source du manque de coopération entre ville et port se trouve donc la persistance aujourd’hui encore d’une « logique industrielle de division fonctionnelle » des tâches et des territoires. En bref, le portuaire s’occupe de l’économique et de l’industrie, l’urbain du social et des services. Chacun à son propre territoire à gérer à sa façon, et l’urbain n’interviendra sur le domaine du portuaire que dans l’idée d’étendre sa limite territoriale.

La ZIP de Fos a eu pour effet pervers de marginaliser les activités portuaires au centre de la ville de Marseille. « Les gigantesques zones industrielles portuaires, les Zip métallurgiques ou pétrochimiques, [ont relégué] au second plan les activités de négoce et de transit propres aux places de commerce maritime » (Baudouin, Collin, 1996, p. 24).

2.1 Le port devient autonome

Le port et la ville sont séparés, non seulement fonctionnellement mais également institutionnellement. Il faut préciser encore que face à l’absence de pouvoir local, les autorités de Marseille voient en plus le port de Marseille se transformer en 1966, par décision du Ministère de l’Equipement, en un Port Autonome de Marseille (PAM), « à la faveur d’une loi instituant des établissements publics d’Etat dotés de l’autonomie financière pour la gestion des grands ensembles portuaires nationaux » (Linossier, 2004, p. 146). Ainsi financé pour moitié et représenté en majorité par l’Etat, « le PAM […] représente désormais plus les intérêts étatiques extralocaux que les intérêts économiques locaux » (idem). Le port français est autonome, et n’est donc pas relié à la ville. Il est devenu « établissement public, géré et financé par l’Etat qui en nomme le directeur. Il n’a de compte à rendre aux communes dont il occupe une partie du territoire et à qui il paye rente que dans son propre conseil d’administration, dont il contrôle l’organisation et où elles figurent – au sens théâtral du terme, ‘faire de la figuration’ » (Samson, Péraldi, 2005). Le PAM peut agir sur son territoire comme bon lui semble, sans en référer aux autorités municipales. Il est dans une

« situation d’extraterritorialité » comme le relève Collin. « Ainsi, quand est venu le temps de recomposer des quais et bâtiments en friche, un port n’a eu pendant longtemps aucun intérêt à céder à la ville la moindre once de terrain puisque cette dernière retombait dans le domaine public en lui échappant définitivement » (Collin, 2004, p. 114).

La question de la domanialité, c’est à dire ce qui a trait dans notre cas au domaine public maritime, est loin d’être réglée en France. Les débats portent particulièrement sur le fait que l’inaliénabilité et l’imprescribilité du domaine public maritime, et donc des terrains portuaires, est un frein au développement tant du port que de la ville portuaire. « Ce statut domanial, inhérent à l’histoire du développement portuaire français, complique en effet singulièrement la relation ville-port » Cantal-Dupart, Chaline, 1993, p. 240). Le but de ce statut domanial des ports est de préserver

« l’outil portuaire, le transport maritime et une certaine idée de l’intérêt général face aux velléités d’appropriation privée des espaces maritimes » (ibid. p. 241). Il s’agit donc de règles censées protéger le littoral. Pourtant, « de protectrices, les règles de la domanialité portuaire sont, au fil des décennies, devenues inhibitrices d’un développement performant. Figer le statut des sols ne permet ni une rapide adaptation aux nouvelles réalités économiques ni une nécessaire évolution de l’outil portuaire face à la concurrence internationale » (idem).

La situation des ports français est donc très contraignante face à la cession de terrains à la ville.

Chaline précise cependant que « la loi du 25 juillet 1994 relative à la constitution de droits réels sur le domaine public, les autorise désormais à négocier avec le secteur privé des baux pour occupation temporaire donnant des prérogatives de propriétaires, mais pour des durées n’excédant pas soixante-dix années » (Chaline, 1999, p. 46). Toutefois, une autorisation d’occupation temporaire (AOT) des terrains ne garantit ni la durée ni la sécurité aux investisseurs potentiels. Il reste encore beaucoup d’efforts à faire pour voir évoluer la loi sur la domanialité vers plus de souplesse. Beaucoup remettent la responsabilité sur l’Etat qui ferait preuve de mauvaise volonté pour faire avancer les choses.

L’Etat et sa logique industrielle comme mode de gouvernance des villes-ports est d’ailleurs sévèrement remise en question par M. Collin :

Les anciennes dichotomies des zonages de fonctions urbaines et économiques, de ville et de port, de même que les méthodes de planification par le haut qui gouvernaient l’ère industrielle, apparaissent aujourd’hui comme des freins aux nouvelles formes de développement. Il s’agit donc beaucoup moins de préserver que de remettre en cause les modes de gestion et de gouvernement des villes et des espaces industriels. Abandonnant les planifications séparées des espaces fonctionnels, on entre dans de nouvelles démarches stratégiques sur le territoire de la ville toute entière. (Collin, 2004, p. 11)

Les lois de décentralisation dans les années huitante vont donner un peu moins de poids à l’interventionnisme étatique et permettre le transfert d’un certain nombre de compétences aux collectivités locales. Néanmoins, les ports français sont aujourd’hui toujours autonomes, ce qui retarde passablement la mise en place de stratégies englobant les fonctions urbaines et portuaires.

En effet, si la France est en retard sur les autres villes portuaires d’Europe c’est largement en raison du manque d’articulation entre développement portuaire et développement urbain. Il manque en France selon Collin un projet d’ensemble qui permette de penser autrement qu’en

« fragments urbains » les espaces délaissés par le port. Si coopération il y a, c’est entre des institutions étatiques et municipales, et non entre des acteurs d’un même territoire. En effet, le pouvoir de l’Etat s’impose dans les décisions concernant des acteurs locaux ne leur laissant aucune capacité d’expertise (ibid. p. 110).

En Europe du Nord, à Rotterdam particulièrement, les deux entités ville et port se trouvent sous l’égide de l’autorité municipale. La nature municipale du port change radicalement la façon d’entrevoir l’aménagement du territoire. Les conflits entre acteurs urbains et portuaires « peuvent s’exprimer et se négocier directement au sein de l’institution municipale pour la définition d’une planification stratégique commune » (Collin, 2004, p. 114). En France par contre, « la ville reste encore ignorée en tant que territoire productif et la persistance de la séparation de la ville et du port

montre néanmoins l’immense chemin qui reste à parcourir pour générer des relations productives entre les différents acteurs d’un territoire commun. » (ibid., p. 116). A Marseille, les rapports ville-port ont cependant lentement évolué pour s’intégrer aujourd’hui à l’opération Euroméditerranée.

2.2 Le port dans les esprits marseillais : les projets des années huitante

Le port, malgré ses crises, a toujours pu, grâce au trafic d’hydrocarbures (et donc grâce au dédoublement Est-Ouest) garder son rang de premier port méditerranéen. Il garde aujourd’hui une place de troisième port européen. Il s’est certes détaché du tissu de PME-PMI qui était localisées dans les quartiers Nord lorsque celles-ci ont fermé ou se sont restructurées, mais l’activité portuaire n’a jamais cessé que ce soit dans les Bassins Est ou Ouest. Malgré ce fait, force est de constater que la perte de lien social entre habitants et portuaires retentit fortement à Marseille :

Le port industriel, pièce essentielle du dispositif portuaire de Marseille-Fos est donc devenu tout à fait étranger à la ville et à ses habitants. Lui et les industries qu’il alimente ne font même plus partie de l’univers visuel perçu par les habitants à l’exception de ceux, peu nombreux qui y travaillent, ou qui fréquentent les unités de production (sous-traitants) (Picheral, p. 171).

Au cours des années huitante se cristallisait dans les esprits l’idée que le port du centre-ville n’avait plus d’intérêt à y rester, tant le trafic des bassins Ouest à Fos avaient pris de l’importance.

« Le port qui fut naguère le puissant générateur de sa croissance, le ressort d’une riche industrie urbaine, est soudain perçu par un nombre croissant de Marseillais comme une tache dans la ville, et même un spectacle désolant car, non content de lui confisquer son précieux littoral, on trouve maintenant qu’il enlaidit et brutalise outrageusement son paysage urbain » (Borruey, 1992). Dans les têtes, les bassins Est constituaient déjà une friche à reconvertir sur le mode du waterfront américain ou anglais. Des projets – sans le port – qui peuvent paraître saugrenus aujourd’hui ont même été proposés à la ville : marinas, hôtels de luxe, musées de la mer, palais des congrès, etc.

Figure 8 Un des projets de marina à la Joliette des années huitante : Le Triangle Or-Bleu, 1986 Source : AGAM

Comme R. Borruey le note, ces premiers projets de waterfront montrent bien à quel point les Marseillais méconnaissent les mécanismes de la crise voire même refusent d’en comprendre la nature. Selon eux, le port étant responsable de la crise – fermeture des usines, chômage, chute démographique – il n’y a qu’une chose à faire : le faire disparaître une fois pour toute de la ville, comme pour conjurer le sort, à la faveur d’une relance des secteurs du tertiaire de haut niveau et du tourisme.

Ces projets n’étaient cependant pas à l’ordre du jour de l’agenda politique de l’équipe municipale de Vigouroux, maire successeur de Defferre après sa mort en 1986. De même, ils ne plaisaient certainement pas au PAM qui n’a été informé de ces projets que par voie de presse. Cependant, s’ils n’ont pas eu l’impact souhaité sur le réaménagement du port, ces projets ont eu le mérite,

« par la force des choses » comme le dit R. Borruey, de lancer le débat de la nécessaire reconversion économique de Marseille, débat « très confus et stérile, car nourri d’idées reçues, d’affirmations fausses, de représentations caduques, d’objectifs travestis en prévisions, et surtout établi sur l’absence d’une réelle analyse de la situation de Marseille en cette fin de siècle » (Borruey, 1992).

C’est que depuis le changement d’échelle opéré par le dédoublement du port, Marseille n’est plus tout à fait Marseille et la question de la centralité tertiaire chère au defferrisme est toujours d’actualité, alors que le processus de métropolisation et de mondialisation est en cours dans la région. C’est dans ce contexte de crise et d’un centre directionnel resté inachevé que s’inscrit la création de l’opération d’intérêt national Euroméditerranée dont allons parler maintenant.

Figure 9 Bassins Est Source : EPAEM

Figure 10 Conteneurs dans les bassins Ouest, à Fos Source : PAM

3. Euroméditerranée :