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FAIRE VIVRE ENSEMBLE LA VILLE ET LE PORT

2. La vocation internationale de la ville-port

En deuxième lieu, si les deux entités se retrouvent et agrémentent aujourd’hui leurs discours d’un littoral regagné et d’une identité maritime bientôt retrouvée, il faut y discerner une ambition avant tout globale. Car finalement, pourquoi Marseille tenterait-elle aujourd’hui de renouer les liens

59 rapport d’activité 2005 du PAM, p. 16, consulté sur http://www.marseille-port.fr/site2005/activites/rapport/activite_2005.pdf

60 Rappelons que la candidature à la Coupe de l’America est intervenue une fois qu’Euroméditerranée était déjà mise en route. Se référer au chapitre de ce travail consacré à la Coupe de l’America.

entre la ville et le port si ce n’est pour garantir le passage obligé par la mondialisation ? Marseille comme capitale euro-méditerranéenne, comme lien entre les différents pôles de l’Arc Latin, comme métropole devant retrouver sa vocation centrale, ne peut passer à côté d’un réaménagement du port devenu aujourd’hui standard. Marseille doit se placer en regard des autres villes-ports du Sud de l’Europe qui ont elles aussi entamé leur « reconquête urbaine » du port : Barcelone, Bilbao, Gênes, Naples, etc., comme en témoignent les propos de R. Rodrigues-Malta :

« dans le panorama sud-européen, après l’élection de Barcelone au titre de « Poisson pilote », c’est au tour de Bilbao d’être élevée au rang de « Mecque de l’urbanisme » et d’être donc désignée comme « l’exemple » à suivre » (1997, p. 98).

Ainsi, ce qu’il importe de déceler en filigrane dans la rhétorique des villes-ports est que l’idée de faire vivre ensemble la ville et le port est a priori, plus qu’un besoin absolu, une tendance globale plus que locale, ou autrement dit,

« the remaking of the port is a local expression of a global trend » (Oakley, 2005, p. 321). En pensant global, on imagine l’interface ville-port comme une véritable « entreprise de séduction » (Rodrigues-Malta, 1997 p. 100) pour investisseurs et touristes. Le port, vecteur d’emplois et d’échanges commerciaux, est toujours là mais soudainement ne dérange plus. Au contraire, de par sa scénographie géante, ses échelles mouvantes, ses gares maritimes étincelantes, il fascine et magnifie la ville. A condition de le rendre visible aux yeux de tous, de « faire tomber les barrières », et de créer un équilibre savant, voire une « osmose » entre port et ville (cf. Guillermin). De globale, la tendance s’inscrit dans l’ambiance locale, par la persuasion des discours sur la ville renouvelée. Car « ce qui fait la ville, c’est le discours qui circule sur celle-ci »61. Le discours local dominant à Marseille est que les habitants acceptent de moins en moins la présence du port actif en ville. Il est vide62, inutile au vu de la taille des bassins Ouest et les coupe du bord de mer par ses hautes grilles infranchissables, sauf peut-être le dimanche où il est possible de se promener sur la Digue du Large, en l’absence de renforcement des codes de sécurité. Ce discours s’oppose aux tenants du fait que le port doit garder ses fonctions en ville et que pour ce qui est de l’accès à la mer, le littoral Sud offre suffisamment de plages, de promenades et de parcs, de la Corniche Kennedy jusqu’aux calanques, que même la vue du port par le viaduc autoroutier qui le longe fait que Marseille est vraiment Marseille (cette dernière idée est notamment celle de l’écrivain J.-C. Izzo). Enfin, le discours officiel actuel, pendant de l’ « urbanisme de récit » (Masboungi, Bourdin, 2004), est que les habitants vont enfin pouvoir renouer avec le port et la mer, redécouvrir le littoral, grâce à Euroméditerranée. Que les habitants se réconcilient avec le port, il en va finalement de la réussite de l’opération comme moteur d’une capitale maritime euro-méditerranéenne, même si pour l’instant « la population visée n’existe que dans la prospective économique » (Olive, 2004, p. 22).

Pour cette dernière raison, les discours des futurs usagers du périmètre Euromed demeurent silencieux. Nous reparlerons plus longuement du lien entre local et global en fin de travail.

Le vivre ensemble de la ville-port n’est de loin pas encore actualisé à Marseille. Nous l’avons vu, le caractère inaliénable et imprescriptible des emprises portuaires agit comme frein au développement des rapports entre ville et port ; de plus le port étant devenu autonome dans les années soixante, il est de plus en plus difficile de concorder les logiques portuaires et les logiques urbaines. La conciliation des acteurs des deux entités connaît donc un lent démarrage avec l’opération Euromed même si dans le cadre de celle-ci, l’ancrage local de la relation se fait au

61 L. Mondada (2000) Décrire la ville : la construction des savoirs urbains dans l'interaction et dans le texte, Paris : Anthropos, p. 31

62 L’impression de vide est ressentie comme négative ; pourtant la vacuité d’un port témoigne de son bon fonctionnement.

Figure 12 La géométrie variable de la ville-port

détriment d’une vision globale de l’interface ville-port. Précisons encore qu’aucun des projets portant sur l’interface ville-port n’ont encore été concrétisés à ce jour, à l’exception de la mise en fonction d’une nouvelle gare maritime pour passagers vers la Corse et le Maghreb et la procédure de déclassement du J4. Enfin, « la fragmentation des processus décisionnels » et « le jeu de négociation permanent » entre les différents partenaires d’Euroméditerranée (Olive, 2004, p. 20) font que la question complexe du financement n’est jamais fixée d’avance. Difficile de savoir à l’avance dans quelle mesure les nombreux projets vont voir le jour.

Ce préambule cherchait à préciser les déclinaisons des rapports entre portuaires et urbains à Marseille. Il s’agit maintenant de voir comment à travers une réflexion sur l’épaisseur de l’interface ville-port, il est possible de faire vivre ensemble la ville et le port, non seulement sur le plan institutionnel, mais également au niveau de l’aménagement urbain et des modes de vie.

3. « Ouvrir les barrières » : le décloisonnement du port

Après un long travail de négociation et d’équilibrage des logiques urbaines et portuaires, le PAM (Port Autonome de Marseille) et l’EPAEM sont parvenus à élaborer des accords de principe à partir de 1999, de sorte que le port s’engage à « faciliter les projets », en acceptant de « reculer la limite d’exploitation » (Régine Vinson, PAM, entretien). Le premier recul a été concrétisé avec le déclassement de l’ancien môle du J4, une surface de 5 hectares au pied du Fort St-Jean, qui constitue pour l’instant « la forme la plus aboutie du projet » (Frank Geiling, architecte urbaniste, Euroméditerranée, entretien) et qui s’est transformée aujourd’hui en une esplanade dédiée aux loisirs fort appréciée des habitants. De même, une bande de 45 m de large, à partir du bâtiment des Docks de la Joliette, doit être récupérée afin d’aménager, à la lisière du port et de la ville, le futur Boulevard du Littoral, et de construire le tunnel permettant de supprimer la barrière visuelle que le viaduc crée au niveau de la Joliette. Nous y reviendrons.

Pour Régine Vinson, l’originalité du projet marseillais est « d’aller le plus loin possible dans le partage des espaces » afin de « répondre aux désirs des Marseillais » (entretien). Le port, conscient de la nécessité de se réintégrer à la ville, proposait dans un premier temps d’instaurer des

« porosités » qui permettraient aux habitants d’accéder au littoral et au paysage portuaire sans nuire à la prospérité du port. L’accès à ces « porosités » est cependant rendu difficile par le fait que l’on reste ainsi sur le domaine public maritime. Différentes procédures sont nécessaires pour contourner les règles très strictes de la domanialité. Ainsi, les infrastructures, pour accéder au Silo p. ex., ne pourront être construites qu’après avoir obtenu une AOT (autorisation d’occupation temporaire sur le domaine portuaire). De surcroît, les codes de sécurité en vigueur sur le port doivent être appliqués (« ISPS Code » rendu obligatoire par l’Organisation Maritime Internationale, depuis les attentats du 11 septembre).

La question de la frontière urbaine

Ce concept de « porosités » a pu être trouvé après une incontournable réflexion sur la question de la limite à Marseille. D’un côté le port, lieu de travail avant d’être lieu de vie ; de l’autre côté la ville, lieu de vie avant d’être lieu de travail. Des visions diamétralement opposées mais un objectif commun, recréer le lien. Contrairement à d’autres villes-ports, comme Rotterdam ou Hambourg, où le port se trouve d’un côté et de l’autre des rives d’un cours d’eau, l’intégration du port dans la ville à Marseille est visuellement et physiquement plus difficile, car la limite entre les deux entités est perçue de manière plus forte. En effet, c’est un problème physique qui se pose : le port de Marseille, comme d’autres ports de mer, créé une zone tampon entre la mer et la ville, une bande qui longe le littoral et qui délimite l’ailleurs de l’ici. « Le secteur de la Joliette à Marseille est à ce

propos exemplaire : vastes terre-pleins, hangars d’embarquement, silo, enceinte, viaduc autoroutier, entrepôts s’étirant sur une longueur de 400 mètres, ont participé conjointement à l’édification d’une véritable barrière » (Rodrigues-Malta, 2001, p. 98). C’est donc bien le concept de frontière, de limite qu’il faut questionner à Marseille pour intégrer le port dans la ville, ou la ville dans le port, comme l’a fait Bruno Guillermin.

Pour B. Guillermin, « il semble qu’un des éléments majeurs de la problématique de la limite entre le port et la ville tiennent au fait que le statut public du domaine portuaire n’entraîne pas que le port soit un espace public au sens des pratiques et représentations de l’espace public urbain, c’est-à-dire, un espace ouvert à tous en permanence. » (Guillermin, 1994, p. 19) L’accès restreint à l’espace public qu’est le port est en effet ressenti plus négativement que s’il s’agissait d’un aéroport, d’une rame de métro, ou d’une autoroute, dont l’accès public est également lié à certaines conditions (ticket d’embarquement, titre de transport, péage). C’est le caractère privatif de l’espace du port qui lui confère cette perception négative. Alors que la plupart des espaces publics sont utilisés par les citoyens de manière régulière, il n’en est pas de même du port dont le rapport au citoyen est plus souvent de nature contemplative (débarquement/embarquement de marchandises) qu’active (ferry, croisières).

La question de la limite à Marseille se pose sérieusement dès la fin des années huitante, après que des projets de waterfront aient été proposés sur la base d’une disparition de cette limite portuaire.

Le discours du Ministre de la Mer en 1990 a dès lors, après avoir rappelé la présence nécessaire du port à Marseille, pris en compte les désirs des Marseillais :

Les Marseillais, je le sais, ont l’impression que le port les coupe de la mer. Le vœu des Marseillais de retrouver la mer, sans que jamais le port et ses activités en souffrent, doit être entendu (in Guillermin, 1994, 20-21).

Une « osmose » entre ville et port doit être trouvée afin que, ajoute Mellik, « un certain nombre de grilles qui excluent mutuellement port et ville tombent et je ne veux pas parler seulement de grilles matérielles mais aussi de grilles qui, me semble-t-il, existent encore dans bon nombre de têtes. »

Les grilles, « métonymie des difficiles relations institutionnelles entre un port autonome et sa ville d’implantation » (Gontier, 1998, p. 31), peuvent-elles réellement disparaître physiquement comme le semble le préconiser le Ministre de la Mer ? Cela

n’est guère possible au vu des contraintes sécuritaires actuelles des ports et celui de Marseille en particulier (plan Vigipirate, Code ISPS, douane). Les grilles sont d’ailleurs là aussi pour assurer le bon fonctionnement du port. Pour être autorisé à y entrer, il faut être détenteur d’une carte d’accès, même si, en dehors des périodes pendant lesquelles le plan Vigipirate est activé, il est possible de s’y introduire sans autorisation, en se faisant discret. L’ethnologue Claudie Gontier souligne d’ailleurs que « les anecdotes sont innombrables qui montrent cette plasticité des pratiques populaires toujours prêtes à acquiescer, à se rendre aux injonctions de l’autorité pour mieux transgresser la loi dès que celle-ci a le dos tourné ». Elle montre également comment les pêcheurs jouent avec les grilles et avec la communauté portuaire qui voit en eux une « antithèse de la productivité » propre au port moderne (Gontier, 1992, 154-155).

Ainsi B. Guillermin peut-il avancer que, au final, limite ne doit pas signifier exclusion mais relation :

Figure 13 Les grilles du port, doublées par le viaduc

L’objectif n’est donc pas de déplacer la ‘frontière urbaine’ de telle sorte que l’urbanisation étende son emprise sur l’espace portuaire et provoque sa disparition, mais bien au contraire, de susciter une valorisation mutuelle des espaces portuaires et urbains par un aménagement respectueux des spécificités fonctionnelles et paysagères de chacun de ces espaces (Guillermin, 1994, p. 24).

Un imaginaire portuaire

Se profile alors l’idée qu’à Marseille, la limite doit être conservée, tout en la représentant positivement. Cela peut être un atout dans une ville où « la planéité du port s’oppose aux accidents topographiques de la ville » (idem, p. 9). Bonillo va dans le même sens en opposant le port moderne à la ville sédimentaire : « réduite, isolée et perchée sur la butte du Panier, la vieille ville subsiste comme une enclave qui répond, par delà le bassin du Lacydon au site monumental du sud, la colline de Notre-Dame-de-la Garde. Les opérations urbaines qui la cernent – bassins portuaires, percée de la République, quartier du Vieux-Port reconstruit – auront opéré progressivement comme un processus d’insularisation, de monumentalisation » (1991, p. 21). Ainsi, le port devient négation de la ville. Il s’oppose par sa vacuité, sa planéité, sa géométrie, sa fonction de seuil, à la ville. Peut-être seuls les flux des automobiles sur le viaduc reflètent ceux du port dans une sorte de

« poétique de la machine et du voyage » pour reprendre les évocations de J.-L. Bonillo.

Le port, s’il n’est plus un espace vécu par les Marseillais, est un espace perçu. Cette perception passe par l’imaginaire. Décalage entre un monde portuaire raconté – le mythe – et le monde portuaire réel. L’imaginaire collectif du port se nourrit des marins, des bateaux de toute taille, des marchandises exotiques débarquées sur le port, visible par les badauds, des grues… On aimerait y trouver des voiles, du bois, des grosses caisses, des dockers.

Figure 14 : le bassin de la Joliette et son animation, carte postale ancienne (sans date, probablement début XXe siècle)

Source : http://cpa.marseille.free.fr/choix/frameset.html

On aimerait sentir l’odeur des épices venant d’ailleurs, saluer les marins qui se sont longtemps absentés. A l’inverse, le port d’aujourd’hui semble hermétique aux sens (du moins pour ceux qui en sont exclus). Plus rien ou presque ne s’échappe des cargaisons ; celles-ci prennent souvent la forme de conteneurs. Il n’offre plus autant de travail aux dockers. Paradoxalement, il garde cette saveur d’ailleurs, ce goût d’étrangeté qui alimente aujourd’hui encore le port d’un imaginaire du lointain, du voyage. Le vide, l’économique, le fret, la douane, les grèves, le bitume, les conteneurs et les porte-conteneurs ne font pas (encore) partie de l’imaginaire. Pour B. Guillermin, le port est un microcosme. « L’espace qui créé ce monde lui attache une dimension d’appartenance collective, en même temps qu’un sentiment d’altérité. Comme un monde étranger que chacun porterait en soi » (idem, p. 10)

La perception du port prend ainsi toute son importance dans la mise en œuvre des projets de réaménagement de l’interface ville-port. Ainsi, si la limite entre mer et port, puis entre port et ville est conservée, elle doit cependant être réinterprétée et réorganisée afin d’éliminer ce qui empêche le contact par les sens. La suppression des barrières visuelles, la création de ces « porosités » dans l’épaisseur de la limite (hangars, docks, grilles, viaducs, route) sont autant d’éléments à prendre en compte pour une meilleure intégration urbano-portuaire, pour que le port moderne devienne signifiant.

Au fil du temps, le PAM et l’EAEPM ont même réussi à se mettre d’accord sur, bien plus que des

« porosités », un véritable principe de « mixité urbano-portuaire » sur la zone d’interface ville/port.

Le PAM a élaboré un schéma d’aménagement des bassins de Marseille (plan directeur 2001-2007) qui prend en compte ces accords. L’on se rend compte avec ce schéma que les acteurs portuaires ont peu à peu compris que la mise en place de synergies avec la ville ne pouvait être que favorable au développement du port ; ces dernières ne devant en aucun cas déranger le port, elles ne peuvent qu’apporter une valeur ajoutée tant en termes économiques que sociaux :

L’optimisation de l’outil portuaire évoqué ci-dessus [trafics fret et passagers Corse et Maghreb] doit, en effet, – pour valoriser le passage par Marseille – trouver des synergies touristiques, commerciales, économiques, voire sociologiques et culturelles, lorsqu’elles existent ou lorsqu’il y a la volonté de les créer, avec la meilleure organisation spatiale et économique du point de vue urbain dans le cadre du projet Euroméditerranée.

(Schéma d’aménagement des bassins de Marseille, p. 7)

Le schéma de référence d’Euroméditerranée exprime également cette nouvelle relation, en affirmant le maintien des activités du port dans le périmètre de l’opération et la réorganisation des gares maritimes.

Ces synergies sont notamment réalisées entre la modernisation des outils portuaires du bassin de la Joliette et le projet de « La Cité de la Méditerranée » que nous allons analyser tout à l’heure.

Dans la suite de ce travail, nous allons nous pencher sur le renouvellement urbano-portuaire de Marseille, en tentant de voir comment différentes zones du périmètre d’Euroméditerranée peuvent permettre de créer le lien entre ville et port.

I. UN NOUVEAU SCENARIO DE VILLE