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La RSE est-elle une convention ? L’apport de l’Economie des Conventions

Comme nous l’avons évoqué, malgré leurs différences notables, les approches régulatoire et conventionnaliste44 restent liées et convergentes à plusieurs niveaux.

44 Précisons que nous nous attardons ici davantage sur l’approche interprétative des Conventions que sur l’approche stratégique telle qu’elle est notamment développée dans les travaux de Lewis. Dans cette approche interprétative, les conventions sont non seulement une solution pour favoriser la coordination de l’action collective, mais aussi de faciliter la coordination des représentations et des individus (Dupuis & Le Bas, 2005).

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L’hypothèse centrale de l’ATR peut par exemple, selon Boyer, se résumer par les termes d’Orléan « les acteurs économiques interagissent à partir d’une série d’institutions, de règles du jeu et de conventions qui impliquent autant de rationalités situées » (Orléan, 1994 In Boyer, 2004). Par ailleurs, l’importance des règles45 et des rapports sociaux dans l’étude de l’économie et de son fonctionnement sont en effet prégnants dans le cadre d’analyse proposé par l’ATR (Capul & Garnier, 1999). Plusieurs travaux récents s’intéressent au rapprochement entre ces deux lectures (Boyer 2004 ; Dupuis & Le Bas, 2005 ; Bessis, 2008) passant par exemple par un dépassement du cloisonnement holisme/ individualisme méthodologique (Boyer, 2004) dans une perspective facilitant l’articulation entre les niveaux micro et macro-institutionnels (Defalvard, 2000 in Boyer, 2004).

Au-delà de leur complémentarité et de leurs convergences, revenons de manière synthétique sur la logique conventionnaliste, avant de nous interroger sur la pertinence de sa mobilisation dans le cadre de la RSE.

Née au milieu des années quatre-vingts sous l’impulsion d’auteurs tels que Dupuy, Eymard-Duvernay, Favereau, Orléan, Salais ou encore Thévenot, l’Ecole des Conventions s’intéresse à l’une des questions majeures des Sciences Sociales, à savoir la problématique de la coordination de l’action collective ( (Eymard-Duvernay & al., 2003). D’inspiration Keynesienne, l’approche par les conventions se caractérise également par sa proximité avec la sociologie et plus globalement, se positionne dans une logique transdisciplinaire. Malgré l’appellation « Economie des conventions » cette transdisciplinarité et ses liens étroits avec la sociologie, amènent en effet à parler fréquemment de « Sociologie des Conventions » (Diaz-Bone & Thévenot, 2010) et de « Théorie des Conventions ». Cela rend plus fidèlement compte des apports et de l’ambition de cette approche qui se veut davantage comme un « paradigme complet pour l’analyse sociologique et socioéconomique des organisations » (Diaz-Bone & Thévenot, 2010), prônant le dépassement de la logique néoclassique à plusieurs niveaux.

45 En insistant sur la notion de « règles » l’ATR partage ce même centre d’intérêt avec l’école conventionnaliste, bien que les méthodologies prônées, respectivement l’individualisme méthodologique et le holisme, soient opposées.

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Partant du principe que la coordination des actions humaines « est problématique et ne résulte pas de lois de nature ou de contraintes » il apparaît que l’agent doit « préalablement saisir la situation et l’action des autres, à l’aide de cadres conventionnels, pour pouvoir se coordonner » (Eymard-Duvernay & al., 2003). En effet, « l’impossibilité d’établir la liste des états de la nature empêche le recours à une rationalité substantielle et conduit à des accords incomplets » (Dupuy & al., 1989).

Dépassant donc l’hypothèse classique de rationalité substantive et d’indépendance des agents, l’approche par les conventions part du principe qu’une convention est indispensable pour permettre une coordination entre les individus. « L’accord entre les individus, même lorsqu’il

se limite au contrat d’un échange marchand, n’est pas possible sans un cadre commun, sans une convention constitutive » (Dupuy & al., 1989). Malgré l’inscription dans l’individualisme

méthodologique, l’approche par les conventions se distingue alors d’une logique contractuelle où le contrat seul suffirait à définir les modalités de l’accord. Selon l’Economie des Conventions, le contrat, comme les règles, sont en effet incomplets et ne peuvent à eux seuls permettre l’action collective. Il apparait alors que même les relations contractuelles et les échanges marchands nécessitent la présence de conventions, celles-ci étant définies comme « un système d’attentes réciproque sur les compétences et les comportements conçus comme

allant de soi et pour aller de soi » (Salais, 1989).

Comme le synthétisent Dupuis &Le Bas (2005)46 la grille d’analyse proposée distingue l’espace des représentations, et l’espace des actions où l’on retrouve trois types de règles : la règle-contrainte, la règle-contrat et la règle conventionnelle. La convention apparaît donc comme un type de règles donné qui selon Favereau (1999) se caractérise principalement par son côté arbitraire, une absence de sanctions juridiques dans une majorité des cas, une origine plutôt floue et une formulation vague ou ne présentant pas de consensus officiel.

Les conventions, à la différence des contrats, « échappent à l’emprise des volontés

individuelles » (Chaserant & Thévenon, 2001), ne nécessitent pas d’être explicitées

préalablement ni d’être formalisées. Il s’agit davantage d’accords informels, implicites, tenant lieu de référence commune, de représentation partagée. Finalement, comme le synthétise Orléan (1994) « l’organisation sociale au travers de laquelle la communauté se dote d’une

référence commune, produit une représentation collective extériorisée qui fonde les anticipations individuelles ».

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Sans être forcément écrites, les conventions ne se limitent cependant pas aux habitudes, à l’usage ou aux coutumes (Diaz-Bone & Thévenot, 2010). La convention est alors définie comme « une régularité qui a sa source dans les interactions sociales mais qui se présente

aux acteurs sous une forme objectivée » (Dupuy, 1989). Si les acteurs vont créer des

conventions dans des situations données, ces conventions peuvent être stabilisées dans des « réseaux acteur-objet-concept » et elles-mêmes, stabiliser ces réseaux (Diaz-Bone & Thévenot, 2010).

La création de la convention apparaît comme liée au contexte d’incertitude : en limitant la capacité des acteurs à agir de manière parfaitement rationnelle, c’est notamment par un processus de mimétisme rationnel que celle-ci émerge (Persais, 2007). Comme le souligne Persais (2007) reprenant le développement de Gomez (1994), la présence d’une information partagée par les acteurs sur l’adoption généralisée et répétitive d’un comportement lors d’une situation d’incertitude donnée suffit à la construction de la convention. Celle-ci permet alors à l’acteur d’adopter un comportement adapté dans une situation donnée.

Plusieurs conventions peuvent coexister dans les entreprises, les acteurs évaluant eux-mêmes l’adaptation de celles-ci à leurs situations (Eymard-Duvernay in Diaz-Bone & Thévenot, 2010). La convention se caractérise dans ce contexte comme à la fois une solution aux situations d’incertitude, concept central dans cette approche, mais aussi comme « justification » ou « grandeur » lors des conflits ou désaccords (Boltanski & Thévenot, 1991 ; Diaz-Bone & Thévenot, 2010).

Les récents travaux en Sciences de Gestion, mais aussi les recherches portant sur la RSE, démontrent un intérêt croissant pour le cadre d’analyse proposé par l’EC, de plus en plus fréquemment mobilisé. La RSE est en effet, comme nous avons tenté de le démontrer plus haut, un champ de recherche foisonnant, riche, où les interrogations et débats restent encore nombreux. La nature même de la RSE, et les modalités des démarches responsables en entreprise restant encore floues, la mobilisation de filtres théoriques variés semblent être une démarche intéressante pour éclairer ces zones d’ombre. En ce sens, l’approche conventionnaliste apparaît comme particulièrement prometteuse. Par la grille d’analyse qu’elle propose, et par la mise en perspective de la RSE comme possible convention, l’interprétation conventionnaliste parait en effet particulièrement encourageante. Elle permet de souligner davantage le lien entre RSE et identité de l’entreprise, mais aussi son rôle majeur dans la (re)conquête ou la préservation de sa légitimité.

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Dupuis et Le Bas (2005), en s’interrogeant sur la pertinence d’une lecture institutionnaliste de la RSE, interprétent celle-ci comme une « institution économique nouvelle en cours

d’émergence, d’expérimentation et de diffusion » (Dupuis & Le Bas, 2005). Les deux auteurs

soulignent le potentiel d’une approche conventionnaliste qui permettrait « d’isoler les

déterminants de cette dynamique institutionnelle, déterminants qui offrent également une voie d’explication robuste à l’hétérogène diffusion des pratiques de type RSE », la RSE est alors

susceptible d’être appréhendée comme signalant « l’émergence d’un nouveau paradigme

managérial » candidat au remplacement du modèle actionnarial, ce dernier souffrant d’une

légitimité défaillante. L’affaiblissement des « conventions constitutives » du modèle actionnarial (Eymard-Duvernay, 2004) expliquant ainsi une mutation des valeurs et des représentations (Dupuis & Le Bas, 2005). La RSE participerait à un changement institutionnel engageant une transformation de l’identité de l’entreprise, mais aussi à une évolution majeure du modèle économique, en posant les bases d’un nouvel espace de décision et en marquant « l’entrée dans une société en réseau » (Dupuis & Le Bas, 2005) sans pouvoir prétendre à une forme donnée de RSE du fait de la variété des situations.

La RSE, dans une lecture conventionnaliste, caractériserait donc une évolution des « conventions constitutives » (Eymard-Duvernay, 2004) de l’entreprise et du modèle dominant, passant par une évolution des représentations et des valeurs des acteurs.

Le caractère flou, foisonnant et pluriel de la RSE est à souligner : il génère une pluralité de situations et d’actions à la fois complexe, mais qui rend aussi l’analyse conventionnaliste particulièrement pertinente.

Postel et Rousseau (2009) pointent d’ailleurs les caractéristiques majeures des « règles » de RSE : « l’absence de négociation contractuelle, et la recherche de l’identification d’intérêts

communs, et d’une meilleure coordination dans la recherche d’objectifs dans l’action collective » permettant une interprétation de la RSE comme une convention, voire comme des

« investissements de forme » (Thévenot, 1986 ; Favereau, 1989, in Boidin et al. 2009) permettant de disposer de « dispositifs ethico-cognitifs collectifs ».

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Persais (2007) approfondit la question en mettant en perspective les caractéristiques d’une convention et de la RSE dans sa mise en œuvre auprès des parties prenantes internes et externes. En reprenant le cadre conceptuel conventionnaliste, il s’interroge sur la capacité de la RSE à constituer une convention dans un premier temps au niveau interne (Persais, 2007). La convention se définissant, comme nous l’avons déjà évoqué, comme arbitraire, définie de manière vague et dépourvue de sanctions explicites, il apparaît très nettement que la vision d’une RSE comme convention est pertinente. Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, la RSE est un concept flou, polymorphe et il n’existe pas de réel consensus sur son contenu. Les compréhensions et conceptions de la RSE sont donc multiples et nourrissent sans cesse le débat sur sa nature. Persais (2007) souligne également l’aspect arbitraire de la RSE, les acteurs pouvant se coordonner de manière différente. Enfin, il apparaît que si les risques implicites sont bien existants pour les entreprises n’adoptant pas un comportement responsable, la présence de menaces de sanctions explicites est moins évidente.

Ajoutant à cela la différence entre l’adoption d’un comportement responsable et une adhésion contractuelle, le tout dans une situation « d’incertitude radicale » (où chaque agent en interne joue le jeu en anticipant que les autres vont faire de même), la RSE apparaît bien, dans sa mise en œuvre en interne, comme une convention (Persais, 2007). L’auteur reprend à ce titre la notion de « convention d’effort » (Gomez, 1994).

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Au sens externe, c’est-à-dire la RSE dans sa mise en œuvre auprès des parties prenantes externes, l’interprétation comme convention semble là aussi tout aussi plausible. Il s’agit davantage de la question, majeure en RSE, de protection ou de restauration de la légitimité, et d’obtention ou de conservation de la fameuse « licence to operate ». Mobilisant les travaux de Gomes (1997) relatifs aux attentes de partenaires ou à la responsabilité de l’entreprise, la réflexion semble se poser en termes de légitimation des décisions auprès des parties prenantes (Persais, 2007). En termes externes également, la difficulté à aboutir à une définition consensuelle de la RSE est prégnante et engendre hétérogénéité des discours et des pratiques, diffusés notamment dans les rapports sociétaux au début du vingt et unième siècle (Persais, 2007). L’aspect arbitraire de la RSE dans sa mise en œuvre externe semble peu discutable, au vu de la variété des autres modes de coordinations disponibles. De même, l’absence de sanctions explicites à la mise en œuvre externe de la RSE reste globalement réelle malgré des évolutions notables en la matière. Globalement, dans sa mise en œuvre externe, la RSE apparaît également en situation d’incertitude aboutissant à une sorte « d’équilibre instable » où « chacun joue le jeu parce que chacun voit que tout le monde le joue, et chacun anticipe

que tout le monde le jouera » mais sans aucune garantie de pérennité (Persais, 2007). En ce

sens, la mise en œuvre externe de la RSE semble également résulter d’une convention pouvant être précisée en reprenant les termes de Gomez (1994) de « convention de

qualification » (Persais, 2007).

Les travaux que nous avons mobilisés, ainsi que la croissante utilisation du cadre d’analyse conventionnaliste dans l’étude de la RSE, semblent attester d’un réel potentiel d’explication et de compréhension du phénomène par cette approche théorique.

Les caractéristiques de la RSE et ses mécanismes de mise en œuvre auprès des parties prenantes internes et externes, associés à une lecture dans le contexte économique, plaident en faveur de la participation de la RSE à l’émergence de nouvelles conventions, de nouvelles représentations et valeurs pour les acteurs à l’intérieur mais aussi en dehors de l’entreprise.

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