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L’arrière-plan ou cadre théorique permet de synthétiser les concepts et théories existants dans la littérature concernant un thème précis, et de justifier le choix de certaines approches. Ce cadre permet de généraliser des relations théoriques déjà prouvées dans d’autres contextes afin de les appliquer au problème présentement étudié. Il existe de nombreuses manières d’aborder les pratiques artistiques, pour les pointer rapidement, nous allons présenter les trois principales et

expliquer pourquoi nous en choisissons une en particulier. La sociologue Nathalie Heinich88

affirme que nous sommes passés d’un paradigme à un autre pour aboutir à une approche de l’art de plus en plus juste. D’abord le paradigme esthétique traitait de l'art et de la société comme deux entités distinctes et séparées, puis le paradigme de l’histoire sociale aborda l'art dans la société, et enfin le paradigme de la sociologie d'enquête de terrain d’inspiration anthropologique permet d’étudier l'art comme société, c’est à dire comme activité sociale à part entière au même titre que les autres. C’est pourquoi cet arrière-plan théorique est indissociable du choix de la méthodologie utilisée pour mener cette recherche. En effet la façon d’approcher le terrain de manière anthropologique se justifie eu égard à ce cadre théorique.

Le premier paradigme esthétique synthétisé par Nathalie Heinich89 s’attarde à l’objet créé, c’est

notamment ce que fait la musicologie par exemple, elle s’attache à comprendre la partition ou le

88 HEINICH Nathalie, Ce que l'art fait à la sociologie, Paris : Éditions de Minuit, 1998, 90p.

sens esthétique d’une œuvre musicale. L’approche esthétique apporte une grande connaissance des œuvres mais ne nous apprend rien des sujets qui les font. Cette approche est dite essentialiste, c’est-à-dire qu’elle se concentre sur les choses (l’essence), et en un sens en vient à nier l’action des sujets.

Le second paradigme est celui de l’histoire sociale ou encore le paradigme sociologique. Il a largement été mis en avant par de nombreuses productions sociologiques. Lorsqu’on se demande ce qu’est une œuvre musicale par exemple, on s’en remet aux acteurs. Dans le paradigme

sociologique, il y a donc œuvre lorsque des acteurs issus du « monde de l’art »90 la désignent

comme telle. Tous ces acteurs ont des intentions esthétiques et s’accordent sur ce qu’est une œuvre. La conséquence très instructive de cela est de dire que toute œuvre a une valeur située, c’est à dire que l’œuvre en est effectivement une, mais uniquement en un temps et en un espace précis (et non de tout temps et de façon universelle comme dans l’approche kantienne). Cette première étape est essentielle car elle permet de rappeler la dimension historique de la définition de ce qu’est ou non une œuvre. Elle situe toute œuvre dans l’histoire (dans un espace et un temps donnés), avec des acteurs agissant à la définition de l’œuvre. Cette approche est dite constructiviste, c’est à dire que la réalité y est construite par les acteurs sociaux. Le constructivisme social désigne un courant de la sociologie contemporaine initié par Berger et

Luckmann91 qui envisage la réalité et les phénomènes sociaux comme étant construits, c'est-à-

dire créés, institutionnalisés et puis transformés en traditions. Le constructivisme se concentre sur la description des institutions et des actions en s'interrogeant sur la manière dont ils construisent la réalité. La réalité socialement construite est vue comme un processus dynamique : la réalité est re-produite par les personnes qui agissent en fonction de leur interprétation et de leur connaissance (qu'elle soit consciente ou non). Pour Berger et Luckmann, la réalité est comprise d'un point de vue subjectif plutôt qu'objectif, c'est-à-dire telle que nous pouvons la percevoir subjectivement. Cette construction de la réalité est une approche intéressante mais elle en vient à nier l’action des médiums matériels, des objets dans le monde. Parfois la sociologie bute sur ce point des objets, qui s’avère pourtant n’être qu’un point d’étape.

90 BECKER Howard S., Les mondes de l’art, (1982), Paris : Champs, Flammarion, 2006.

Et à cette étape, c’est le paradigme anthropologique qui prend le relais en proposant une approche prenant en compte l’ensemble des interactions permettant d’aboutir à une œuvre, mais pas uniquement des interactions entre les personnes, elle prend aussi en compte les interactions entre personnes et objets (cette perspective est largement défendue par le courant théorique de l’acteur réseau). Des acteurs sont plus ou moins intensément engagés dans la création ou la diffusion des créations ; des objets sont manipulés comme les instruments, les logiciels de création sonores, les amplificateurs de sons, etc. Mais l’approche anthropologique permet encore de prendre en compte les lieux où se déroulent les actions, le territoire, le dispositif scénique d’un concert ou d’une répétition. L’approche anthropologique permet d’explorer les diverses pratiques qui font œuvre, et toutes les représentations qui sous-tendent ces pratiques. En conséquence dans l’approche anthropologique, l’œuvre est toujours perçue comme située dans l’histoire, mais cette fois elle est aussi le résultat de nombreux engagements d’acteurs et d’objets. On utilise à cet égard la notion d’actant, empruntée à la sémiotique, qui renvoie aux personnes et aux objets (texte, instrument, ingénieur du son, samplers, matériel d’enregistrement, de diffusion, compositeur, interprète, programmateur, critique, éditeur, régisseur, salle,...) qui ont un poids dans le déroulement de l’action. Finalement l’approche anthropologique permet d’éviter les écueils essentialistes et constructivistes vus plus haut. Tous les actants prennent part à l’avènement de l’œuvre faite en commun.

Ainsi au sein du paradigme anthropologique, cette recherche s’inscrit également dans le paradigme de la sociologie compréhensive qui permet de comprendre des comportements, la réalité vécue par les acteurs, autrement dit les faits, les données factuelles, et les représentations que se font les acteurs de ces réalités. La sociologie compréhensive permet de comprendre le fonctionnement réticulaire d’un milieu au travers des interactions sociales qui y ont cours. Elle permet aussi d’explorer les institutions sociales au sein desquelles ce milieu se déploie : c’est en ce sens que l’exploration d’un cas singulier peut proposer des pistes pour comprendre la société dans son ensemble. S’il est évident que l’étude d’un cas en particulier telle que les scènes locales en Nord de France ne peut représenter tous les autres cas, et qu’il est constitué de nombreux traits singuliers pouvant le distinguer des autres, il n’en reste pas moins que l’étude approfondie de ce seul territoire donne, grâce à une information détaillée, la possibilité d’éclairer une grande variété de cas voisins, et constitue ainsi le moyen d’accéder à une compréhension plus

généralisée. C’est le propre de toute recherche en sciences humaines qui se base sur une exploration de terrain au plus près de la réalité vécue par les acteurs concernés.

Ce choix de la sociologie compréhensive se justifie à plusieurs titres. Tout d’abord nous refusons de nous inscrire dans une sociologie normative qui suppose que celui qui est en mesure de dire des choses et qui a une légitimité à le faire, dise et prescrive la façon dont il faudrait fonctionner. Ce positionnement n’est pas tenable parce qu’il ne répond pas aux critères d'objectivité assurant la scientificité du propos, mais aussi fondamentalement parce que la sociologie n’existe pas pour

changer le monde, elle existe pour comprendre comment fonctionne le monde92. Il faut bien se

faire à cette idée, et ce dès les premières années d’études en sociologie. L’objectif de comprendre le monde « tel qu’il est », peut constituer une base pour penser le changement. Dans ce cas c’est à d’autres de s’en emparer ou parfois au sociologue lui-même, mais alors dans une position sociale autre que celle du sachant. Cela-dit cet aspect reste toujours sujet à discussions, compte tenu de la présentation des personnes par leur principale activité, en l’occurrence les sociologues de profession sont présentés comme tels, de fait les autres représentants des causes qu’ils défendent peuvent trouver un intérêt à cette étiquette qui octroie une forme de légitimité rejaillissant sur l’ensemble de la cause défendue. Ensuite le choix de l’arrière-plan théorique de la sociologie compréhensive s’explique par le fait que ces dernières décennies ont vu opérer un déplacement de paradigme pour de nombreux chercheurs du moins, passant d’une logique explicative à une logique compréhensive. Expliquer n’est pas comprendre. Le paradigme explicatif cherchait au travers de faits extérieurs tels que l’origine sociale ou les positions dans le champ (Bourdieu) à expliquer au sens de dévoiler, les causes des comportements et points de vue des acteurs. Ainsi dans la perspective explicative les individus sont soumis à des phénomènes qui leur échappent complètement. La perspective explicative postule une connaissance du monde au travers de faits extérieurs au monde vécu des personnes. Or, la science qui se fonde sur les hommes ne peut prétendre trouver en dehors d’eux les raisons - l’explication - de leur comportement. De fait le paradigme explicatif avait pour conséquence de réduire le social à une lecture univoque et simplifiée en termes de dominants et de dominés. D’où le choix de la

92 Comme le déclare l’anthropologue Philippe Descola c’est en considérant la multiplicité des façons d’être au

monde que les sciences sociales peuvent aider au final à changer le monde. La sociologie s’est trop longtemps attachée à étudier le réel dans son aspect factuel. Maintenant elle s’est ouverte à la compréhension des représentations des acteurs, de leurs imaginaires symboliques et de leurs valeurs.

sociologie compréhensive dont la tradition mise en place par Max Weber93 consiste à comprendre les logiques des acteurs, en attachant de l’importance aux significations qu’ils donnent eux-mêmes plus ou moins consciemment de leurs expériences, au travers de discours qui justifient leurs actions.

Enfin, le dernier cadre théorique de cette recherche est constitué par la sociologie pragmatique. Ce choix est assumé suite aux récentes publications, essentielles pour la compréhension des

musiques actuelles en France, telle celles d’Emmanuel Brandl94 ou de Marc Perrenoud95, mais

qui s’inscrivent dans les approches beckérienne et bourdieusienne ancrées dans le déterminisme social pour expliquer les logiques à l'œuvre dans la structuration du secteur ou dans les parcours des musiciens. Nous souhaitons au contraire proposer une contribution s’inscrivant dans le modèle de la sociologie pragmatique qui autorise à penser les capacités critiques des acteurs. Prendre en compte les expériences vécues des personnes, tel que nous l’avons fait sur les scènes locales, s'inscrit dans une approche de sociologie pragmatique.

L’origine du pragmatisme est philosophique, ce qui lui confère une histoire avec laquelle ne s’accordent pas tout à fait les sociologues. Cette méthode tournée vers le monde réel et

initialement développée par Charles Sanders Peirce96 et William James97, appréhende les choses

à partir de leurs implications pratiques. L’idée phare du pragmatisme est que la vérité se révèle au travers de l’expérience. Un courant de sociologie pragmatique s'est développé en France depuis les années 1980, Luc Boltanski, Francis Chateauraynaud ou Antoine Hennion s’en revendiquent. Antoine Hennion insiste sur le caractère pragmatique du goût et des pratiques culturelles. Ce qui permet de mettre en avant les capacités qu’ont les pratiquants (auditeurs ou musiciens) à coproduire, transformer leurs goûts et leurs expériences, en créant de nouvelles sensibilités. Il propose une sociologie pragmatique du goût, qu’il définit comme suit :

93 WEBER Max, Économie et société, tome 1 : Les Catégories de la sociologie, (posthume 1922), Paris : Pocket, 2003.

94 BRANDL Emmanuel, L’ambivalence du rock, entre subversion et subvention. Une enquête sur

l’institutionnalisation des musiques populaires, Paris : L’Harmattan, 2009.

95 PERRENOUD Marc, Les musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires, Paris : La Découverte, 2007.

96 PEIRCE Charles Sanders, TIERCELIN Claudine, THIBAUD Pierre (dir.), Pragmatisme et pragmaticisme, Paris : Cerf,

2002.

« […] le but est de suggérer le cadre d’une sociologie pragmatique du goût, compris comme activité productive d’amateurs critiques – par opposition à une sociologie critique du goût, compris comme attribut déterminé de sujets passifs. […] Dire par exemple que l’objet musical ou le goût du vin ne sont pas donnés, mais résultent d’une performance du goûteur, performance qui s’appuie sur des techniques, des entraînements corporels, des épreuves répétées, et qui s’accomplit dans le temps, à la fois parce qu’elle suit un déroulement réglé et parce que sa réussite est hautement tributaire des moments, c’est renvoyer dans une large mesure la possibilité même d’une description au savoir-faire des amateurs. Le goût, le plaisir, l’effet ne sont pas des variables exogènes, ou des attributs automatiques des objets. Ils sont le résultat réflexif d’une pratique corporelle, collective et instrumentée, réglée par des méthodes elles-mêmes sans arrêt rediscutées : c’est pour cela que nous préférons parler d’attachements et de pratiques, ce qui insiste moins sur les étiquettes et plus sur l’activité cadrée des personnes, et laisse ouverte la possibilité de

prendre en compte ce qui en émerge.»98

Antoine Hennion met donc en avant la dimension réflexive du goût, permise par une approche pragmatique qui autorise l’analyse des capacités critiques des acteurs (et non seulement la critique de déterminants sociaux qui leur échapperait). En somme l’approche pragmatique permet de penser les méthodes que mettent en œuvre les êtres sociaux pour se rendre sensibles au monde. Conséquemment l’approche pragmatique est la plus à même de saisir notre objet d’étude, à savoir les expérimentations de pratiques créatives sur les scènes locales, mettant en tension des représentations plurielles.

Un autre auteur s’attachant au courant de la sociologie pragmatique est Luc Boltanski. La théorie

de la justification qu’il a élaborée avec Laurent Thévenot99, ainsi que ses travaux suivants100,

sont apparus comme des ressources fondamentales pour l'analyse. Luc Boltanski n’hésite pas à critiquer le pragmatisme dans une certaine mesure lorsque celui-ci se pratique dans une version absolue, le renvoyant dès lors comme opposition au structuralisme mais ne permettant pas de le dépasser. En revanche, il plaide en faveur d’une sociologie pragmatique de la critique particulièrement pertinente. Pour la résumer à grands traits, la sociologie pragmatique de la critique suppose une analyse qui rejette la position de surplomb du sociologue. Cette position de surplomb serait typique de la sociologie critique de la domination de Pierre Bourdieu. Dans la

98 HENNION Antoine, « Ce que ne disent pas les chiffres... Vers une pragmatique du goût », in DONNAT Olivier,

TOLILA Paul, Le(s) public(s) de la culture, Paris : Presses de Sciences Po, 2003, p.292.

99 BOLTANSKI Luc, THÉVENOT Laurent, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

sociologie critique, le sociologue serait capable de percevoir les dominations que les êtres qui les vivent ne verraient pas (cela renvoie au principe de violence symbolique, c’est à dire une violence qui s’exerce à l’insu des dominés). Or dans la sociologie pragmatique de la critique, il n’existe pas a priori cette asymétrie entre sociologue et agents.

Dans son dernier ouvrage De la critique101, Luc Boltanski déclare que l'expérience ordinaire,

celle de tous les jours fonctionne comme une aptitude à la critique. L'expérience désigne le vécu de tout un chacun, au travers des épreuves qui jalonnent son parcours de vie. Luc Boltanski propose d'opposer ce qu'on vit, notre expérience ordinaire, à ce qu'énoncent les institutions, aux vérités qu'elles nous disent. Cela a pour conséquence de favoriser l'émergence d'une critique ordinaire. Et cette critique devient un point de départ à de futures émancipations. Pour Luc Boltanski, les personnes comprennent en partie les déterminismes au sein desquels elles évoluent, elles ne savent pas tout mais se posent des questions pertinentes quant à leurs environnements familiaux, amicaux, de travail, etc. Faire de la sociologie pragmatique à la manière de Boltanski, permet de rétablir la capacité critique ordinaire des personnes (le sociologue n'est pas le seul à en avoir une).

Dans la même lignée, Nathalie Heinich propose de comprendre la cohérence des actions et des représentations que se font les personnes et non plus à dénoncer les illusions au sein desquelles elles seraient prises. C'est une posture qui décrit ce que vivent les personnes, plutôt que d’expliquer les déterminismes sociaux (lieu, sexe, âge, origine sociale). Cette posture neutre du sociologue, n'a pas pour but d'éviter les débats mais au contraire de s'y engager avec des armes autres que l’opinion : c'est une neutralité engagée nous dit Heinich. Toutes les personnes ont des valeurs et des capacités étendues de conscience de soi et de critique de la façon dont vont les choses. En revalorisant les capacités de chacun, on peut faire participer le plus grand nombre à la construction d'actions collectives (ce qui renvoie aux fondements de l’éducation populaire). Cela permet de concevoir le rapport au monde non comme connaissance du monde, mais comme expérience. L’expérience du monde est accessible à tous quand la connaissance du monde est réservée à certains. Nous verrons précisément en quoi l’ensemble de ces apports théoriques permettent d’enrichir les analyses de terrain.