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PREMIÈRE PARTIE

1.1. L E CONCEPT DE SCENE LOCALE

1.1.1. L E FAIT MUSICAL ET SES ESPACES SOCIAU

Observer les pratiques musicales contemporaines suppose en premier lieu de rendre compte des

apports conceptuels de « champ » de Pierre Bourdieu124 et de « monde de l’art » d’Howard

Becker125, ces derniers étant souvent mobilisés dans les productions académiques portant sur

l’art126. Cette étape visant à justifier le choix d’un autre arrière-plan théorique : celui des scènes

locales. Le concept de champ est issu de la sociologie critique de la domination de Pierre Bourdieu. Il établit que les divers champs d’activités, artistiques et autres, occupent des positions différentes qui s’illustrent au travers de hiérarchies, de structures et de conflits. Il est assez peu aisé de donner une définition stable du concept de champ puisque Pierre Bourdieu lui-même a fait évoluer ce concept à plusieurs reprises. Aussi, chaque usage du concept dans un contexte singulier tend à en redéfinir les contours. Cependant, on peut noter qu’à l’origine c’est une métaphore issue de la physique : tout électron soumis à un champ de force exerce lui-même une force qui participe au champ. De la sorte, tout agent occupant une position dans un champ est largement déterminé par lui tout en participant lui-même au champ. Un champ est un espace présentant une certaine autonomie mais toujours contenu dans l’espace social global et

dépendant de lui127. Il s’y déroule des conflits et des luttes qui ont leurs propres logiques

internes, mais dont les résultats dépendent de déterminants extérieurs. Le champ est un réseau de relations entre agents et institutions qui concourent à se définir mutuellement. En conséquence, l’approche de la musique comme champ peut être pertinente dans la mesure où le champ musical serait la médiation entre des logiques externes : l’espace social, les politiques culturelles (qui sont particulièrement prégnantes en France), l’industrie musicale globale ; et des logiques internes : les productions et interactions locales. Cependant, on peut émettre une réserve quant au fait que les luttes internes dépendent très fortement de déterminants extérieurs, puisqu’on le verra

124 BOURDIEU, Pierre Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, (1992), Paris : Seuil, 1998.

125 BECKER Howard, Les Mondes de l’Art, Paris : Flammarion, (1982), 2006.

126Emmanuel Brandl par exemple utilise ces deux principaux auteurs pour élaborer sa recherche portant sur

l’institutionnalisation des musiques populaires en France. La période de pré-institutionnalisation est saisie au travers du concept de monde, et le champ sert d’arrière-plan théorique à l’étude des processus d’institutionnalisation : BRANDL Emmanuel, L’ambivalence du rock, entre subversion et subvention. Une enquête

sur l’institutionnalisation des musiques populaires, Paris : L’Harmattan, 2009.

dans les chapitres suivants, les pratiques et modalités d’action qui se déploient sur les scènes locales œuvrent parfois à s’autonomiser des déterminations globales à l’égard desquelles elles développent une certaine conscience. Pierre Bourdieu ajoute qu’un capital spécifique propre au champ est réparti inégalement entre les différents participants et c’est précisément cette inégale répartition qui anime les luttes et conflits au sein du champ concerné. Pour Pierre Bourdieu la seule relation structurante est le rapport de domination au sein du champ. L’habitus se retrouve dans l’analyse des champs, il y désigne ce système de dispositions incorporées permettant d’intégrer des règles implicites et d’agir en conséquence. Au fondement de cet habitus, il y a

selon Pierre Bourdieu, la conviction inconsciente (illusio128) que le jeu social propre au champ

vaut la peine d’être joué, en somme que le capital spécifique est désirable. Bourdieu voit dans l’illusio le signe d’une complicité entre les structures mentales des agents et les structures objectives de l’espace social. Voilà succinctement pour les notions relatives au concept de champ de Pierre Bourdieu.

Cependant, on choisit de s’éloigner de cet arrière-plan théorique structuraliste et déterministe pour deux raisons principales : il fait fi de la pluralité des représentations sociales des acteurs au profit d’une analyse des rapports de domination qui structureraient l’ensemble des relations

sociales129. Contrairement à ce que sous-tend l’approche critique, les musiciens comme les

intermédiaires des scènes locales effectuent des retours réflexifs sur eux-mêmes et les conditions

de leur exercice130, questionnant les enjeux liés aux pratiques musicales contemporaines :

conscience de la valorisation symbolique du statut d’artiste mais aussi de sa réalité matériellement détériorée pour les musiciens, enjeux de démocratie culturelle des pratiques artistiques ou efficacité des actions menées pour les intermédiaires. Nous ne serions pas tant face à des convictions inconscientes concernant un capital désirable justifiant des luttes de domination, ou encore à une hypothétique similarité entre structures sociales et structures

128 BOURDIEU Pierre, op.cit, p.177

129 Le dominé est domestiqué et apprend à croire à sa domination soutenue par toute la structure sociale. Cela

engendrant des violences symboliques qui auraient la particularité de ne pas être perçues comme telles.

mentales ; que face à des attachements et techniques collectives pour se rendre sensible aux

choses et aux situations131.

Howard Becker quant à lui, a mené des travaux ethnographiques pionniers sur les musiciens de

jazz132 et les mondes dans lesquels ils évoluent. Les recherches d’Howard Becker s’inscrivent

dans la sociologie interactionniste qui s’attache à l’exploration et l’analyse des interactions afin de comprendre le fonctionnement de la société. Ces travaux ont mis en évidence le concept de

monde de l’art133 désignant des espaces qui regroupent différents réseaux au centre desquels se

trouve la création artistique. L’art existe à la condition de l’existence d’un ensemble de personnes spécialisées qui constituent des chaînes de coopération. Les mondes de l’art donnent aussi à voir les relations interdépendantes desquelles résultent la formation et l’étiquetage d’un objet comme œuvre d’art. Les apports d’Howard Becker ont permis de mettre au jour la façon dont les activités artistiques renvoient à des systèmes de négociation permanente. Ils montrent la dimension collective de la création et de sa diffusion : de multiples acteurs (artistes, techniciens, producteurs, diffuseurs, publics) interviennent dans les différents mondes de l’art qui sont à la fois concurrentiels et coordonnés entre eux. Howard Becker affirme que les dispositifs (objets et

techniques) sont au cœur de ces réseaux qui impliquent les acteurs134. Ainsi les chaînes de

coopérations (humains, objets, techniques) s’organisent autour de valeurs et de conventions historiquement changeantes. Les conventions désignent des principes formels qui établissent les modalités du faire, entrés dans l’usage et partagés un temps par les différents acteurs d’un monde

de l’art135.Il existe donc des conventions d’ordre esthétique, organisationnel et économique, qui

permettent de désigner les formes artistiques légitimes.

131 Ibidem, p.55.

132 BECKER Howard S., Outsiders : Etude de sociologie de la déviance, (1963), Paris : Métailié́, 1985.

133 BECKER Howard S., Les mondes de l’art, (1982), Paris : Champs, Flammarion, 2006.

134 Certains chercheurs en sciences humaines s’accordent à dire qu’humains et non-humains (choses ou artefacts)

se constituent mutuellement, ce changement de paradigme est appelé tournant ontologique : l’homme n’est plus au centre du monde. L’anthropologie abandonne la dichotomie nature/culture au profit d’une pluralité de natures et du partage de la culture avec des formes non humaines. Par-là, elle atteste de la force d’agir des non-humains et privilégie la description des mondes (répondant à la question du comment) plutôt que leur interprétation (répondant à la question du pourquoi).

Tous ces apports sont très féconds car ils mettent en évidence les différents acteurs impliqués dans les mondes de l’art. On marque cependant une dissension avec Howard Becker concernant les amateurs. Pour ce dernier, les pratiquants amateurs sont affranchis des conventions partagées par les acteurs professionnels des mondes de l’art, qui connaitraient quant à eux des apprentissages standards, ainsi qu’une division du travail entre création, promotion, diffusion et distribution. Qui plus est, Howard Becker précise que les amateurs n’utilisent pas les outils des professionnels. Or comme on le verra par la suite, à l’ère numérique les outils de création musicale des amateurs et des professionnels sont en grande partie identiques. Comme l’affirme

Jean-Samuel Beuscart136, les productions musicales amateurs aujourd’hui se mesurent aux

standards des productions professionnelles. On peut aussi objecter le fait que dans les mondes

amateurs qui se déploient notamment sur les scènes locales, des conventions existent137. En effet,

les interactions en réseaux des acteurs des scènes locales dont font partie de nombreux musiciens amateurs contribuent à créer des conventions (principes qui établissent les modalités du faire) telles que des échanges réciprocitaires, les hybridations en termes d’apprentissages et de styles

musicaux avec la logique du crossover138, ou encore des conventions concernant l’usage des

outils contemporains de création musicale. Conséquemment, on ne peut supputer une différence fondamentale entre les conventions partagées par les professionnels et les pratiquants amateurs

comme le proposait Howard Becker il y a près de 40 ans139. Mais cela ne retire en rien l’intérêt

de l’approche globale d’Howard Becker, sur les travaux duquel le concept de scène locale s’est largement fondé.

Les concepts de champ et de monde ont en commun de mettre en évidence l’ensemble des catégories d’acteurs impliqués dans l’art en prenant en considération les positions des uns et des autres, ainsi que les contextes sociaux dans lesquels advient l’art. Mais comme le rappelle

136 BEUSCART Jean-Samuel, « La construction du marché de la musique en ligne. L’insertion économique et

juridique des innovations de diffusion musicale en France », Thèse de doctorat en Sociologie, Ecole Normale Supérieure de Cachan, présentée le 28 avril 2006.

137 Notons que c’est autour de la définition de l’amateur que se situe le désaccord. Howard Becker parle de

pratiques qui ne se donnent pas à voir en public, d’amateurs qui pratiquent pour eux-mêmes ou le cercle familial et amical restreint. Or avec la démocratisation des pratiques culturelles, nombreux sont les amateurs qui pratiquent leur musique en public et s’y investissent. Cf.1.2. Les musiciens des scènes locales

138 Crossover signifie littéralement hybride et désigne la combinaison de styles musicaux auparavant distincts.

Nathalie Heinich140 les recherches s’inscrivant dans la perspective de champ ne prennent pas pour objet les représentations que se font les acteurs de leurs actions car elles estiment que les représentations ne sont que des illusions que le sociologue se doit de démystifier. Ce qui les inscrit dans le projet positiviste de la science qui renvoie à la posture critique en sociologie : dénoncer les croyances de sens commun. Ces croyances existent effectivement mais elles sont investies à différents niveaux par les acteurs qui s’en saisissent pour justifier leurs actions. Nathalie Heinich déclare :

« Sur le plan proprement sociologique, une telle orientation a en outre l’inconvénient de rendre difficiles une certain nombre d’opérations analytiques. Tout d’abord, la réduction de la pluralité des dimensions d’un champ, et de la pluralité même des champs, à un principe de domination ne permet guère de prendre effectivement en compte la pluralité des principes de domination, même lorsqu’elle est théoriquement admise. Légitimité, distinction, domination valent dans un monde unidimensionnel, où s’opposerait de façon univoque le légitime et l’illégitime, le distingué et le vulgaire, le dominant et le dominé. […] En outre, cette sociologie de la domination, par sa focalisation sur les structures hiérarchiques, ne facilite guère la description concrète des interactions effectives, beaucoup plus complexes que ne le suggère leur réduction à un rapport de forces entre

dominantes et dominés. »141

Nous choisissons donc de nous inscrire en dehors de l’approche critique, afin de prendre en considération les représentations des acteurs, comme le suppose la sociologie compréhensive et le courant pragmatique. A trop vouloir dénoncer les illusions des représentations, les sociologues passent parfois à côté des réalités vécues par les acteurs. En effet, toute expérience du monde se fonde sur des représentations qui sont activées pendant l’action, de la sorte le sociologue ne peut seulement chercher à les dénoncer, et doit au contraire prendre en considération l’effet de ces représentations sur les actions.

« Enfin délestés du fardeau de devoir produire une "théorie du social" à partir de l’"art", autant qu’une "théorie de l’art" à partir du "social", les sociologues de l’art peuvent de consacrer librement à la recherche des régularités qui gouvernent la multiplication des actions, des objets, des acteurs, des institutions, des représentations composant

l’existence collective des phénomènes subsumés sous le terme d’"art". »142

140 HEINICH Nathalie, La sociologie de l’art, (2004), Paris : La Découverte, 2008.

141 HEINICH Nathalie, op.cit., p.79

C’est là tout le programme de l’approche compréhensive en sociologie, qui dépasse la volonté explicative construite sur le modèle des sciences de la nature. Mener une recherche dans une perspective de sociologie compréhensive, c’est mettre au jour les logiques sous-jacentes qui donnent leur cohérence aux expériences vécues, en prenant en considération ce que les acteurs disent eux-mêmes de leurs expériences. C’est donner à voir le sens que les acteurs accordent à leurs pratiques et les raisons conscientes ou non qu’ils ont d’adhérer à certaines représentations. La sociologie compréhensive décrit les actions et les représentations dans le but de les comprendre, notamment en saisissant leur cohérence. En conséquence nous saisissons l’approche compréhensive pour comprendre les pratiques musicales des scènes locales comme des ensembles d’interactions qui impliquent de nombreux acteurs dont les expériences sont orientées par des représentations justifiant leurs actions.