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PREMIÈRE PARTIE

1.3. A CTEURS POLITIQUES , INTERMEDIAIRES ET AUDITEURS DES SCENES LOCALES

1.3.2. L ES MEDIATIONS NEGOCIEES DES SCENES LOCALES

Le secteur des musiques actuelles révèle l’implication de professionnels d’autant plus importante qu’elle pallie la prise en compte tardive des réalités de pratiques musicales populaires pourtant majoritaires en nombre. Parallèlement aux besoins de reconnaissances des artistes, les professionnels de ce milieu anciennement marginal sont investis dans une logique de reconnaissance institutionnelle qui les met en tension avec les volontés de régulation politique des musiques actuelles. De la sorte ils négocient les règles venant des politiques publiques pour

les adapter et les transmettre sur le terrain. Le secteur des musiques actuelles s’est construit

autour de structures de support organisationnel et d’aide à la création. Ces organisations dorénavant largement institutionnalisées sont les relais locaux des politiques publiques culturelles en matière de musique. Elles créent des réseaux de sociabilité denses et sont partie prenantes du processus de structuration des musiques actuelles. Ce secteur des musiques actuelles n’est plus entièrement autonome, puisqu’il est influencé par les politiques publiques culturelles qui le financent, il est en posture de négociation permanente pour assurer la médiation entre politiques publiques et réalités vécues sur le terrain par les musiciens et les auditeurs. C’est cette particularité qu’il nous revient d’éclairer. La co-construction des règles représente l’activité principale des acteurs associatifs financés au titre des musiques actuelles.

Plus que de simples support systems décrits par les chercheurs anglo-saxons288, les acteurs de

médiations négociées des scènes locales françaises, financés par les politiques publiques au titre de leur inscription dans le champ des musiques actuelles, peuvent être appréhendés en partie comme des acteurs de régulation conjointe. C’est-à-dire qu’ils produisent des règles de rectification et de transformation des régulations de contrôle (issues des politiques). En ce sens ils assurent une négociation des règles. La notion de régulation conjointe est développée par

Jean-Daniel Reynaud. Son cadre de réflexion289 quant aux modèles de régulation est celui de

l’entreprise. Les régulations conjointes désignent selon lui les produits de négociations entre les représentants syndicaux du personnel et l’entreprise (qui représente la régulation de contrôle). Il

288 BENNETT Andy, PETERSON Richard, Music scenes: local, translocal and virtual, Nashville: Vanderbilt University

Press, 2004.

289 REYNAUD Jean-Daniel, « Les régulations dans les organisations : régulation de contrôle et régulation

différencie ces régulations de conjointes des régulations autonomes (émanant du personnel) : « On ne saurait confondre cette régulation conjointe avec ce que nous avons appelé la régulation

autonome »290. On retrouve parmi les intermédiaires associatifs toutes les structures ayant un

statut juridique d’association et étant principalement financées au titre des musiques actuelles par les collectivités locales. Ce sont les associations de soutien aux musiques actuelles (cours, bilans artistiques, répétitions,…) telles que l’ARA (Autour des Rythmes Actuels, Roubaix) ou Bougez Rock (Maubeuge), les Smac telles que l’Aéronef (Lille), la Cave aux Poètes (Roubaix), le Grand

Mix (Tourcoing)291, les Maisons Folie en régie directe (même si elles n’œuvrent pas uniquement

dans les musiques actuelles), les festivals d’envergure nationale largement financés tels que Les Nuits Secrètes (Aulnoye-Aymeries). Les acteurs de ces structures œuvrent à prendre en considération les volontés politiques de leurs financeurs tout en cherchant à les adapter au mieux aux réalités du terrain qu’ils connaissent. L’imposition de la structuration par les régulations politiques les oblige à s’inscrire dans des logiques de négociation. Ainsi les professionnels associatifs incarnent les médiations entre acteurs politiques et acteurs locaux autonomes. On perçoit ainsi un jeu incessant entre autonomie et hétéronomie des scènes locales. La quête d’une structuration autonome par les acteurs associatifs entre en tension avec la structuration hétéronome venant du politique qui impose, modifie ou infléchit, comme on a pu le voir ci- dessus avec l’association Domaine Musiques.

1.3.2.1.ENTRE AUTONOMIE ET REGULATION CONJOINTE

Les acteurs associatifs font figure de passeurs entre les univers musicaux et politiques, et pour ce faire ils inventent des dispositifs, des procédures, des bricolages pour essayer de prescrire leur vision des choses plutôt que de se la faire imposer par le politique. Par exemple quand les acteurs associatifs gérant le dispositif Tour de Chauffe, choisissent de défendre publiquement les pratiques amateurs pour elles-mêmes et non dans la traditionnelle optique de professionnalisation à laquelle les politiques adhèrent majoritairement, ils agissent comme régulateurs de négociation.

290 Ibidem p.16.

291 En effet, ces structures financées sont différentes des petites salles de concert privées ne recevant pas de

Ces médiations conjointes avec les politiques développent des structurations semi-autonomes des

scènes locales. On pense par exemple à la Brigade d’Intervention Culturelle292, qui est

typiquement une organisation issue des médiations autonomes des scènes. Initialement portée par un acteur de terrain Jean-Michel Lancelot (entretien du 10 juin 2009, 44 ans, responsable de la

BIC, association de musiques actuelles) 293 qui a décidé de négocier avec les politiques pour

soutenir, de la façon dont il l’entendait, les groupes émergents de la région Nord-Pas de Calais au travers d’un dispositif nommé La Marmite. Le but du dispositif qui n’est ni un tremplin ni un appel à candidatures, est de procurer une visibilité médiatique et professionnelle aux groupes de la région considérés comme susceptibles de s'emparer de cette mise en visibilité. Jean-Michel Lancelot était originaire de Rennes, il arriva à Lille en 1998 où il débuta au Grand Mix (Tourcoing), fit un passage à la mairie de Lille où il géra un festival, qu’il quitta pour retourner au monde associatif et mettre en place la BIC en 2001 et son dispositif La Marmite. Il souhaitait faire en sorte que les groupes du Nord puissent se produire en dehors de la région. Notamment en marge du festival des Transmusicales de Rennes où il était à l’initiative d’une association

« Bistrock’café » (1993) qui donna naissance aux « Bars en Trans »294. Par la suite, des groupes

originaires du Nord ont été programmés sur le « in » des Transmusicales. Il fit également tourner les groupes aux Francofolies ou encore aux festivals de Dour en Belgique et du Sziget en Hongrie, réputés pour être les deux plus importants festivals de musiques alternatives d’Europe. La mise en place de cet outil opérationnel n’émanait pas d’une volonté politique mais bien d’une initiative autonome, que l’on appréhende donc comme médiation horizontale et non verticale. Son fondateur avait travaillé avec la collectivité locale de Lille, il connaissait donc les moyens pour réussir à se saisir et mobiliser des fonds publics pour mener son projet. On comprend ici comme les professionnels associatifs, intermédiaires des scènes locales, ont des modalités d’actions qui vont de l’application négociée d’une structuration verticale par les politiques, à la mise en place de structures émanant de volontés autonomes se saisissant des financements publics pour les réaliser. Ils œuvrent à mettre en forme les scènes locales, les lieux et les équipes

292 On notera évidemment la construction ironique en miroir avec la BAC (Brigade Anti-Criminalité).

293 Jean-Michel Lancelot est décédé un mois après cet entretien, que ce présent travail puisse rendre compte de

son engagement.

294 Les Bars en Trans permettent aux groupes émergents de se produire en marge du festival des Transmusicales,

et de bénéficier d’une mise en visibilité auprès de publics mais aussi de programmateurs « dénicheurs » qui viennent assister à ces concerts de groupes moins connus.

voués à ces musiques au fur et à mesure de leur prise en compte et en charge par les pouvoirs publics. De la sorte ces acteurs intermédiaires jouent des rôles majeurs qui peuvent aussi

contribuer à orienter les politiques. Jean-Daniel Reynaud295 au travers de la théorie de la

régulation sociale, propose de comprendre comment les règles participent à la structuration des groupes sociaux et favorisent l’élaboration d’actions collectives. C’est-à-dire que les règles sont d’abord créées puis toujours transformées, de la sorte il convient d’analyser les négociations en jeu qui parviennent à une mutation sensible des règles. Il apparaît donc que des acteurs du monde associatif financés au titre des musiques actuelles, peuvent parfois construire librement, par la négociation, le système de règles qui leur permet d'agir collectivement. Mais ils ne le construisent jamais à partir de rien : les sphères politico-administratives en assument les premières règles. Entre les médiations autonomes et les régulations de contrôle émanant des politiques, les intermédiaires associatifs appliquent avec plus ou moins de liberté les règles en les négociant, contribuant ainsi eux-mêmes à créer de nouvelles règles conjointes cette fois.

1.3.2.2.LES SCENES DE MUSIQUES ACTUELLES ET LEURS PROGRAMMATIONS

Les acteurs les plus financés du champ des musiques actuelles que sont les Smac, reçoivent également des critiques de la part des acteurs autonomes. La concentration financière sur un seul et même lieu pour une « efficacité relative » est souvent au centre de ces critiques. Un débat précisément semble émerger sur les scènes locales depuis quelques années, venant de certains

acteurs autonomes, soutenu en quelque sorte par des publications296, fondé sur la représentation

d’une uniformisation des programmations de ces lieux subventionnés. Cependant le mémoire de

295 REYNAUD Jean-Daniel, Les Règles du jeu : L'action collective et la régulation sociale, (1989) Paris : Armand Colin,

1997.

296 Un mémoire portant sur ce thème, relayé en ligne sur le site de l’association nationale Irma (centre

d’Information et de Ressources pour les Musiques Actuelles) en fait état : LEMAITRE Rémi, « L’uniformisation des scènes de musiques actuelles », mémoire de Maîtrise d’Information-Communication dirigé par Jean Luc Michel, Université Catholique de l’Ouest, présenté en septembre 2007. Notons que l’association Irma, conventionnée par le Ministère de la Culture, a mis fin en 2014 à ses 3 centres d’information-ressource spécialisés par esthétiques (CIMT entre d’information des musiques traditionnelles et du monde, CIR Centre d’information rock, chanson, hip- hop, musiques électroniques, CIJ Centre d’information du jazz). L’IRMA mène des actions d’orientations, conseil et formation des acteurs musiques actuelles, visant la structuration des pratiques et des professions, elle réalise notamment le répertoire l’ « Officiel de la musique ».

Rémi Lemaitre en l’occurrence ne vient pas forcément attester de cette représentation pourtant communément partagée. Finalement, ici encore les programmations des Smac peuvent se comprendre comme des négociations avec le donné. Les programmateurs doivent alterner entre des artistes qui feront salles combles qui permettront de compenser d’autres soirées aux jauges moins remplies, programmant des artistes moins connus mais non moins qualitatifs, dans une optique de découverte et de diversité musicale. Aussi, s’il est certain que de nombreux artistes tournant par exemple au Grand Mix de Tourcoing se verront aussi programmer à Nantes, il n’en reste pas moins que les populations locales ont de la sorte accès à ces concerts près de chez eux. Finalement le fait qu’une partie de la programmation des Smac s’uniformise au national a vraisemblablement un impact moindre sur les publics locaux qui assistent très majoritairement à des concerts sur leur territoire et non dans les autres villes de France. Voici ce que nous dit à ce propos un auditeur en entretien informel lors d’un concert à la Cave aux Poètes (samedi 5 mars 2011) :

« Je pense qu’au final on s’en fout pas mal que ça tourne aussi dans les Smac de Rennes ou de Toulouse. Ce qui est cool c’est de pouvoir voir ça en bas de chez soi ! Tant que ça m’évite de devoir faire des kilomètres jusqu’à Paris ou en Belgique pour voir The War on Drugs moi ça me va ! »

Une autre représentation critique partagée par certains acteurs à l’encontre de quelques lieux, notamment les Smac les plus importantes en taille (jauges), tient en leur inaccessibilité pour les groupes locaux. Notons à cet égard qu’il existe une diversité de structures selon les jauges, l’historique des lieux, soit préexistant au label d’Etat et ayant été labellisés par la suite, soit ayant été créées après la mise en place du label en 1996, mais encore les parcours des

programmateurs297. Certains musiciens et médiateurs autonomes des scènes, regrettent qu’il

n’existe pas plus de lieux intermédiaires entre les Smac institutionnalisées et les bars dans lesquels tourner.

Aussi, nous avons demandé à Léo (entretien du 05 décembre 2013, 30 ans, directeur et programmateur d’une Smac) de nous faire part de sa méthode de programmation. Il nous la présente en cinq modalités qu’il hiérarchise par ordre d’importance. En premier lieu il programme ce qu'il aime musicalement depuis longtemps, donc à l’aune de son propre

297 Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac ont mené une étude sur les programmateurs de lieux de spectacle

vivant (dont des Smac) partant de la constatation qu’il n’existe pas d’apprentissage de la programmation. Ils mettent en avant une expertise interactionnelle, passant par les connaissances et réseaux. Cette étude intitulée « La fabrique de la programmation culturelle » est à paraître au DEPS.

parcours d’auditeur. Ensuite il mène une veille constante dans les médias spécialisés en musique et en ligne (Fader, Fact, XLR8R, Spin, Stereogum, Gorilla vs Bear, Disco Bell, Pitchfork, Billboard, Okay Player, Na Right…), il fait des découvertes sur les sites de streaming, les sites des artistes, au gré de navigations sur Internet ou de « buzz médiatiques ». Après il fait également confiance en des producteurs de spectacles, et tourneurs avec lesquels il travaille régulièrement qui lui conseillent certains groupes, et il fait aussi confiance aux cinq associations organisant régulièrement des concerts dans son lieu. Il se nourrit également de tout ce qu’il a le temps de voir en live dans différents évènements, cela prend trois modalités : soit il va voir volontairement un groupe afin de se rendre compte de « ce que ça vaut en live », soit il découvre une première partie en concert avec des amis, soit encore il découvre des artistes lors des événements largement dédiés aux professionnels de la musique que sont le Printemps de Bourges ou les Transmusicales « qui sont fait pour ». Enfin dans une moindre mesure, il se tient informé de ce qui passe dans les autres salles. A chaque date de concert il tente de faire jouer trois groupes, soit deux groupes locaux et un ayant une envergure nationale, soit un groupe local, un national et un international.

Enfin de nombreuses Smac pratiquent la mise à disposition (ou location) de salle. Majoritairement dans les Smac le principe est de louer la salle à un producteur ou tourneur sans lieu afin d’en récupérer les bénéfices financiers qui viendront s’ajouter aux recettes propres de la Smac (comme les recettes de billetterie). Cependant cette pratique n’est pas toujours connue du public, ce qui peut occasionner des réactions d’incompréhension quant à ce qui apparaît comme

une brèche dans la programmation. Comme on peut le lire ici sur un webzine local298 :

“L’Aéronef est quand même une salle surprenante. Alors que Jennifer remplissait la grande salle la veille - oui oui, Jennifer, on parle de la même - nous voilà samedi (...)

dans la partie Club299 pour assister à la (re)présentation d’un pur produit local, les Forest

Sessions quatrièmes du nom.”

Vraisemblablement ce rédacteur n’avait pas connaissance des pratiques de location de salle. De fait il était étonné de voir cette salle reconnue pour sa programmation se situant en partie dans la découverte voire les « niches artistique » (désignant des artistes ayant une couverture médiatique faible), programmer de la variété. Mais ces locations permettent justement en retour de continuer à « faire de la découverte », lors de dates « peu rentables » compte tenu de la relative

298 Webzine Niark Le Mag - We Write What We Want, dans la section Lille Live Report, www.niarklemag.fr

299 L’Aéronef, Smac de Lille a la particularité de pouvoir accueillir ses publics dans deux espaces différents, la salle

principale de quelques 2 000 places (debout) dans la plus grande configuration (étage ouvert) qui peut aussi faire office d’auditorium avec des sièges rétractables lors de conférences ; et une seconde salle nommée le Club ayant une jauge de 300 places.

confidentialité artistique des artistes programmés. Ainsi l’économie intermédiaire des Smac leur permet de jouer la carte de la découverte.

Les notions de coopération et de co-construction sont souvent présentes dans les discours des professionnels associatifs des musiques actuelles et reflètent leur fonction d’intermédiation. Ils portent un intérêt à la mise en commun des expériences pour favoriser de nouvelles initiatives et négocient en permanence la structuration prescrite par les politiques. La prise en compte de leurs revendications par les politiques publiques ont permis de mettre en place des innovations mais

cette dynamique fait place selon Philippe Teillet300 à des approches politiques visant une

normalisation, qui s’expliquerait par les coûts qu'infligent les modes de faire alternatifs. La poursuite de cette entreprise de régulation conjointe du secteur des musiques actuelles nous dira si les acteurs associatifs continueront à se répondre aux injonctions politiques de structuration et de territorialisation pour obtenir des budgets conséquents, ou s’ils pourront continuer à promouvoir un mode de faire alternatif œuvrant au maintien de pratiques autonomes.