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PREMIÈRE PARTIE

1.1. L E CONCEPT DE SCENE LOCALE

1.1.2. U NDERGROUND OU SCENES LOCALES

Afin de poursuivre la compréhension conceptuelle des scènes locales, faisons un point quant à leurs relations, possiblement ambigües, avec la notion d’underground. Le terme underground signifie littéralement « souterrain », et est employé depuis les expériences culturelles alternatives

des années 1960 s’opposant à la marchandisation et l’uniformisation d’une culture de masse143.

L’underground désigne des mouvements alternatifs dont les acteurs se revendiquent

explicitement en marge des normes culturelles communément admises, considérées comme

mainstream144. Les pratiques underground se manifestent préférentiellement au travers de

productions artistiques (musique, cinéma, littérature) plutôt que de discours politiques145 .

Souvent invisibilisées par les médias et les institutions, les initiatives underground bataillent pour rester audibles et c’est ce qui les inscrit parfois dans des formes de résistance. Les travaux

143 Uniformisation que dénonçaient notamment les théoriciens de l’Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer…).

144 Ce terme signifie littéralement le courant principal et s’applique à toutes les sphères de production culturelle

telles que le cinéma, la littérature,… diffusées à grande échelle. Le mainstream désignera singulièrement la musique issue de l’industrie musicale globale dans cette thèse. Par extension mainstream désigne une adhésion à la culture de masse et reste souvent employé dans un sens péjoratif.

145 SECA Jean-Marie (dir.), Musiques populaires underground et représentations du politique, Cortil-Wodon :

fondateurs sur les musiques underground en France ont notamment été menés par Jean-Marie

Seca dès 1988146. Il choisit de parler de musiques underground pour les raisons suivantes qui

sont autant d’occasion de leur définition :

« On préfèrera les appellations "musiques underground" ou "alternatives" […] parce

qu’elles permettent d’évoquer l’empreinte "minoritariste" et passionnée des pratiques

auxquelles elles se réfèrent.[…] Un certain rapport à la convention, la méfiance face à la commercialisation, le déni de l’imitation des vedettes, la recherche d’un public, d’un relatif leadership, ou d’un "vedettariat", même fraternisant et limité à quelques amis, la volonté de préserver une authenticité expressive et une démarche originale apparaissent

comme les caractéristiques essentielles de ces genres et de leurs praticiens. »147

L’underground suppose donc l’élaboration de discours critiques portant sur les codes et normes majoritairement adoptés par le monde social environnant, afin de mettre au jour leur aspect arbitraire, injuste ou simplement considéré comme « dépassé ». Jean-Marie Seca développe à cet égard la notion d’« état acide » défini comme « l’expérience ambivalente de reconnaissance

sociale d’une minorité anomique »148 :

« Les musiciens underground peuvent, en effet, être considérés comme des minorités professionnelles artistiques, caractérisées notamment par quatre traits majeurs :

- désir d’inversion des processus majoritaires d’influence, activés par les mass-médias ou les institutions politiques, éducatives et familiales ;

- faible reconnaissance commerciale de leur production lorsqu’elle est fondée sur un style distinctif et construit ;

- dépendance cognitive et affectives vis-à-vis des vedettes, sources d’ambivalence et de transgressions mimétiques ;

- volonté de conversion d’autrui à leur originalité stylistique, construite et formulée

progressivement dans le relatif anonymat des espaces de répétition.»149

Ainsi au travers de la « dépendance cognitive et affectives vis-à-vis des vedettes » Jean-Marie Seca pointe les rapports ambivalents que nous analyserons par la suite avec la double entrée

scènes locales/scène globale, renvoyant aux travaux de Gérôme Guibert150.

146 SECA Jean-Marie, Vocation Rock, l’état acide et l’esprit des minorités Rock, Paris : Méridiens Klincksieck, 1988.

147 SECA Jean-Marie, Les musiciens underground, Paris : Presses universitaires de France, 2001, p.2.

148 SECA Jean-Marie, Vocation Rock, l’état acide et l’esprit des minorités Rock, op.cit. p.53.

149 SECA Jean-Marie, Les musiciens underground, op.cit. p.14.

150 GUIBERT Gérôme, « Scènes locales, scène globale. Contributions à une sociologie économique des producteurs

Le « désir d’inversion des processus majoritaires » se manifeste notamment par la critique des modes d’organisation sociale traditionnels, vivement mis à mal notamment en attestant par des modes de faire singuliers, que d’autres formes organisationnelles sont possibles (réseaux alternatifs de distribution et de diffusion, communications alternatives, fanzines,…). Ces modes de faire singuliers « font avec le donné » et s’inscrivent précisément dans la logique DIY (acronyme de Do It Yourself) qui signifie littéralement « faire par soi-même », supposant des

une autonomie revendiquée151.

Mais paradoxalement, les milieux underground ne sont pas à l’abri du développement de formes d’élitisme. En effet, comme les individus œuvrant dans les milieux underground prennent grand

soin de choisir entre autres, ce qu’ils écoutent et ce qu’ils en disent152, ils peuvent tenir à rester

en compagnie de personnes ayant les mêmes centres d’intérêts et ayant développé les mêmes connaissances approfondies relatives à ces passions. Afin de préserver ces modèles identitaires, les milieux underground développent des codes (manières d’être, de penser et d’agir) pour assurer aux initiés de se reconnaitre. Mais l’attrait toujours important qu’exerce l’underground tend à mettre en péril un de ses fondements : le fait de concerner un nombre restreint d’individus. Comme le déclare Jean-Marie Seca :

« Un processus s’instituant comme majoritaire et ostentatoire perd, en effet, le lien avec ce qu’il est censé désigner (l’intimité et la sensibilité). En se ritualisant excessivement et

en se normalisant, il se déconnecte des expériences locales et particulières »153

Or, les pratiques initialement marginales connaissent effectivement et inlassablement des récupérations, subissant un effet de mode voire une commercialisation éloignée de leurs fondements idéologiques. D’où la notion d’une temporalité éphémère de l’underground, car pour continuer à incarner ce qu’il défend il est sans cesse obligé de se renouveler. Aussi, notons que les pratiquants se revendiquant de l’underground ne sont pas à l’abri d’ambivalences de représentations, comme le déclare Jean-Marie Seca :

151 On revient par ailleurs sur un bref historique de cette notion, sa réactualisation et son actuelle récupération,

cf.3.2.2.3. DIY : Historique et réactualisation.

152 cf. 1.3.4.2. Des auditeurs excluants ?

153 SECA Jean-Marie, « Le fil de la devise : les trois dimensions de l’authenticité dans les musiques populaires

underground », in Sociétés, numéro thématique Écouter, ressentir et comprendre la musique, vol.2, n°104, 2009,

« Ceux-ci (les musiciens underground) se veulent dissidents, en marge, opposés mais

demeurent "tourmentés" et, donc, mus par les normes majoritaires de la réussite et de la

communication publicitaire. »154

Jean-Marie Seca montre ainsi que les pratiques underground s’inscrivent en tension dans les représentations des musiciens entre commercial et underground. En effet, le terrain donne à voir chez de nombreux musiciens partageant des représentations underground de la musique, une véritable ambivalence dans les rapports qu’ils entretiennent à l’argent ou à la réussite commerciale. Ils déclarent qu’ils ne refuseraient pas une réussite commerciale de grande ampleur dans le cas d’une hypothétique réussite, et pourtant ils partagent des représentations qui se rapprochent de l’underground. De la sorte nous comprenons que les représentations sont ambivalentes et l’underground suppose que de nombreuses réalités potentiellement disparates imprègnent les représentations qui y sont afférentes. Quelques personnes au sein des scènes peuvent être totalement insérées dans des modes de vie underground mais elles sont assez rares. Ces remarques sur l’ambivalence des représentations que charrie l’underground conduisent à utiliser ce terme avec parcimonie, c’est pourquoi nous privilégions l’approche par les scènes locales, car tous les musiciens, s’ils peuvent connaître des périodes ou pratiquer selon des modes de faire qui relèvent parfois de représentations underground, ne se revendiquent pas systématiquement de cette optique alternative. Certains musiciens sont underground dans un seul aspect de leur vie compte tenu des identités plurielles qu’ils développent. La présentation des pratiques des scènes locales comme underground supposerait une forme de déviance par rapport à la culture communément partagée. Or, tous les acteurs des scènes locales ne sont pas forcément déviants dans leurs modes de vies, les musiciens, intermédiaires ou publics ne sont pas entièrement conduits par des standards contre-culturels dans l’ensemble de leurs actions. Conséquemment, au vu de l'hétérogénéité des situations vécues par les musiciens, de leur variation selon les contextes d’énonciation et aussi de leur propre évolution dans le temps, on ne se référera pas uniquement au cadre conceptuel de l’underground qu’une entrée par les scènes locales permet de compléter.