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Section 2 : Les diverses modalités de l’ordonnance de garde 61

C) La garde partagée et la littérature scientifique 100

1) Les risques de la garde partagée 100

Parmi les arguments qui jouent en défaveur de la garde partagée, on compte, entre autres, l’équité entre les parents qu’elle laisse faussement entendre321, au même titre que les problèmes d’adaptation qu’elle occasionne pour l’enfant322 en plus des fréquents déplacements

319 Francine CYR, « La recherche peut-elle éclairer nos pratiques et aider à mettre un terme à la polémique

concernant la garde partagée ? », (2006) 27:1 Revue québécoise de psychologie 79, 80.

320 Gérard POUSSIN, « La résidence alternée : de loin la principale menace au bien-être des enfants de parents

divorcés », (2008) 33:1 Santé mentale au Québec 229, 231. Sur la distinction entre ces deux notions, nous référons le lecteur aux propos tenus ci-dessus, supra, p. 68 et suiv.

321 Denyse CÔTÉ, « L’équité en matière de garde parentale : l’art de l’illusion », dans Marie-Blanche TAHON et

Denyse CÔTÉ (dir.), Famille et fragmentation, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2000, p. 36, où l’auteure mentionne que : « [l]a garde partagée ne peut être une solution universelle et encore moins une solution à l’inégalité bien réelle entre les sexes en matière de prise en charge des enfants ».

322 À la lumière de recherches récentes, Rodrigue et Catherine Otis concluent que les problèmes d’adaptation que

vivent les enfants résultent davantage du conflit parental, ou de la qualité des relations parents-enfant, que de la fin de l’union elle-même ou de la modalité de garde : Rodrigue OTIS et Catherine OTIS, « La garde partagée dans la presse scientifique : symphonie ou cacophonie ? », (2007) 23 Can. J. Fam. L. 215, 223. Voir également à ce sujet : Martha SHAFFER, « Joint Custody, Parental Conflict and Children’s Adjustment to Divorce: What the Social Science Literature Does and Does not Tell Us », (2007) Can. Fam. Law. Q. 285 ;

qu’elle lui impose323, sans oublier la survalorisation de l’implication des hommes à la vie familiale dont elle participe324 et les effets économiques dévastateurs qu’elle engendre chez les femmes souvent déjà financièrement défavorisées en raison du mariage ou de sa rupture325. De même, pour certains, cette formule de garde est difficilement acceptable, puisqu’elle va à l’encontre de la psychologie freudienne selon laquelle la mère serait le parent le plus apte à pourvoir aux besoins et à l’éducation des enfants en bas âge en raison de son instinct maternel326. Or, ce postulat, mieux connu sous l’appellation de la « doctrine de l’âge tendre », est aujourd’hui révolu en droit civil québécois, l’intérêt de l’enfant étant l’unique critère à considérer dans l’octroi de la garde. Par conséquent, l’attribution ou le refus de la garde partagée ne doit plus, de nos jours, dépendre uniquement de l’âge de l’enfant, comme le souligne la Cour d’appel dans l’arrêt R.B. c. N.C., indiquant que : « le jeune âge de l’enfant ne Richard CLOUTIER, « La garde partagée, où en sommes-nous ? », dans Service de la formation continue, Barreau du Québec, Développements récents en garde partagée, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2006 ; Robert. E. EMERY, Randy K. OTTO et William T. O’DONOHUE, « A Critical Assessment of Child Custody Evaluations », (2005) 6:1 Psychological Science in the Public Interest 1 ; Gérard POUSSIN, « La résidence alternée est-elle nocive pour les très jeunes enfants ? », dans La résidence alternée, Revue Divorce & Séparation, Belgique, Éditions Labor, 2004, p. 27 ; Paul R. AMATO, « The Consequences of Divorce for Adults and Children », (2000) 62:4 Journal of Marriage and the Family 1269 ; Joan B. KELLY, « Children’s Adjustment in Conflicted Marriage and Divorce: A Decade Review of Research », (2000) 39:8 Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry 963 ; Judith SOLOMON et Carol GEORGE, « The effects on attachment of overnight visitation in divorced and separated families: A longitudinal follow-up », dans Judith SOLOMON et Carol GEORGE (dir.), Attachment Disorganization, New York, Guilford, 1999, p. 243 ; Deborah Anna LUEPNITZ, « A Comparison of Maternal, Paternal, and Joint Custody: Understanding the Varieties of Post-Divorce Family Life », (1986) 9:3 Journal of Divorce 1.

323 Judith S. WALLERSTEIN et Sandra BLAKESLEE, Second Chances: Men, Women, and Children a Decade

After Divorce, New York, Ticknor & Fields, 1989, p. 267 : « […] transitions between the two homes can easily reinforce anxiety about constancy and reliability of people and places ». Voir également : Dominique GOUBAU, « La garde partagée : vogue passagère ou tendance lourde ? », dans Benoît MOORE (dir.), Mélanges Jean Pineau, Montréal, Éditions Thémis, 2003, p. 109, à la page 127.

324 Susan B. BOYD, Child Custody, Law, and Women’s Work, Don Mills (Ont.), Oxford University Press, 2003,

p. 172.

325 Sheila J. KUEHL, « Against Joint Custody: A Dissent to the General Bull Moose Theory », (1989) 27:2

Family & Conciliation Courts Review 37.

326 Joseph GOLDSTEIN, Anna FREUD et Albert J. SOLNIT, Beyond the Best Interests of the Child, New York,

constitue pas en soi une raison militant en faveur d’une telle conclusion [empêchement à l’octroi d’une garde partagée] »327.

Ce positionnement jurisprudentiel ne fait toutefois pas l’unanimité au sein de la communauté scientifique. En effet, certaines recherches sur le développement de l’enfant affirment que les absences prolongées du parent de référence, qui est généralement la mère, doivent être minimisées jusqu’à ce que l’enfant ait atteint l’âge de trois ans. À partir de cet âge, l’enfant a acquis le stade de la constance émotionnelle de l’objet, c’est-à-dire qu’il arrive a avoir une représentation interne stable de la figure parentale en dépit de son absence dans la réalité, et peut ainsi mieux tolérer les absences plus longues de son parent de référence328. Une garde partagée peut dès lors être mise progressivement en place dans la mesure, bien entendu, où les autres facteurs ou conditions essentielles à sa réussite sont présents. Pour le pédopsychiatre Maurice Berger, la garde partagée est à proscrire jusqu’à l’âge de six ans, cette période de la

327 2005 QCCA 844 (l’enfant, en l’espèce, était âgé de 22 mois).

328 Rodrigue OTIS et Catherine OTIS, « La garde partagée dans la presse scientifique : symphonie ou

cacophonie ? », (2007) 23 Can. J. Fam. L. 215, 235-240. Les auteurs des Lignes directrices facultatives en matière de temps parental semblent également être d’avis que la garde partagée d’un enfant âgé de trois ans et moins est à éviter. Proposant des fourchettes de temps de garde minimales et maximales par tranche d’âge, les auteurs semblent présumer que l’intérêt d’un enfant âgé entre 0 et 48 mois est d’être confié au parent de référence, l’autre se voyant octroyer des droits d’accès dont la durée sera déterminée en fonction de l’âge de l’enfant et d’un mode de pointage prenant en considération divers facteurs tels que, notamment, l’importance du conflit parental, la durée de vie commune et la capacité des parents à communiquer. Voir : Pepita CAPRIOLO, Marie-Christine KIROUACK et Yvon GAUTHIER, « Lignes directrices facultatives en matière de temps parental : document explicatif », document remis lors du colloque organisé conjointement par la Chaire du Notariat et la Chaire Jean-Louis Baudouin en droit civil, Université de Montréal, 3 avril 2014. Voir également : Allen SCHORE et Jennifer E. MCINTOSH, « Family law and the neuroscience of attachment, Part 1. », (2011) 49:3 Family Court Review 501.

vie de l’enfant étant celle « de la plus grande vulnérabilité psychique, celle où les troubles risquent le plus de se fixer de manière irrévocable »329.

Pour sa part, la psychologue Francine Cyr précise que l’état actuel des recherches portant sur la garde partagée des enfants en bas âge n’offre pas le soutien empirique nécessaire permettant de conclure sur les bénéfices ou les risques de cette modalité de garde pour le jeune enfant330. Elle partage néanmoins la vision intégrée de la théorie de l’attachement et de l’implication conjointe des deux parents récemment proposée par Pruett, McIntosh et Kelly. Ayant des perspectives diamétralement opposées dans le débat sur la garde partagée pour les très jeunes enfants, ces auteures s’élèvent au-dessus des débats partisans et unissent leurs voix pour fournir, comme l’indique Cyr, « une guidance quant aux principes, facteurs et hypothèses qui,

329 Maurice BERGER et al., « La résidence alternée chez les enfants de moins de six ans : une situation à hauts

risques psychiques », (2004) 16:3 Revue Devenir 213, 227. À l’instar de Maurice Berger, le psychiatre français Robert P. Liberman s’oppose avec force à la garde partagée (ou à la résidence alternée, pour reprendre l’expression utilisée en France) pour les enfants d’âge préscolaire : Robert. P. LIBERMAN, Les enfants du divorce, Paris, Presses universitaires de France, 1979.

330 Francine CYR, « Penser la complexité de la garde chez le nourrisson et l’enfant d’âge préscolaire », dans

Karine POITRAS, Louis MIGNAULT et Dominique GOUBAU (dir.), L’enfant et le litige en matière de garde. Regards psychologiques et juridiques, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, p. 7, à la page 21. L’auteure souligne qu’à ce jour, seules trois études portant sur la garde partagée des enfants en bas âge sont disponibles, soit : Judith SOLOMON et Carol GEORGE, « The development of attachment in separated and divorced families : Effects of overnight visitation, parent and couple variables », (1999) 1:1 Attachment & Human Development 2 ; Marsha Kline PRUETT, Rachel EBLING et Glendessa INSABELLA, « Critical aspects of parenting plans for young children interjecting data into the debate about overnights », (2004) 42:1 Family Court Review 39 ; Jennifer E. MCINTOSH, Bruce SMYTH et Margaret KELAHER, « Overnight care patterns and psycho-emotional development in infants and young children », dans Jennifer E. MCINTOSH, Bruce SMYTH, Margaret KELAHER, Yvonne WELLS et Caroline LONG (dir.), Post-separation parenting arrangements and developmental outcomes for children: Collected reports, Victoria, Australian Government Attorney General’s Department, 2010, p. 85.

une fois mis ensemble et évalué pour chaque individu, permettront d’en arriver à une décision qui favorisera le meilleur développement de l’enfant »331.

Se rattache donc au concept de « parent de référence » un élément de stabilité socio-affective qui sera mise de l’avant par les professionnels des sciences sociales qui s’opposent à la garde partagée, notamment pour des enfants en bas âge.