• Aucun résultat trouvé

Pour exprimer les conditions atmosphériques, les Romains utilisaient habituellement le terme caelum qui signifie « ciel » et par extension « air » ou même « condition générale de l’air ». En grec, on employait plutôt le mot ἀήρ qui traduit également l’idée d’« air » ou d’« atmosphère » et peut ainsi recevoir des qualificatifs : froid, chaud, tempéré, etc. Le mot aer existe en latin, mais il est beaucoup plus rarement utilisé que caelum. De même, les termes temperies et κρᾶσις pouvaient parfois servir à exprimer l’idée de « température » bien que les occurrences en ce sens ne soient pas très nombreuses dans le corpus gréco- latin. Par ailleurs, bien que le mot moderne « climat » provienne du grec κλίμα, on ne peut traduire systématiquement celui-ci par celui-là. Le terme grec κλίμα faisait d’abord référence à l’angle d’inclinaison de la Terre vers le pôle à partir de l’équateur, d’où son utilisation dans le sens de « région », « zone géographique », plus souvent « latitude » ou plutôt « bande de terre entre deux latitudes », voire même « point cardinal », ultimement et très rarement « climat » pour référer à la situation climatique dans une zone géographique, entre deux latitudes323. Par exemple, Strabon utilise une cinquantaine de fois le mot κλίμα

dans son œuvre géographique, mais rarement dans le sens moderne de « conditions atmosphériques ».

Les termes caelum et ἀήρ – de même que temperies, κρᾶσις et κλίμα – sont souvent rendus en français, lorsque le contexte s’y prête, par le mot « climat »; or, il serait faux de croire à une adéquation véritable entre les termes latins, grecs et moderne. Caelum, ἀήρ, temperies et κρᾶσις expriment davantage le temps météorologique tangible, perçu par le

323 Voir les explications de Strabon 2.5.34-35 de même que le commentaire de G. Aujac dans le tome 1 (2e partie) de son édition de la Géographie de Strabon (Les Belles Lettres, 1969, p. 186-187). Issu du grec, le terme latin clima a également le sens d’inclinaison de la Terre ou de latitude, mais est très peu utilisé dans les textes anciens.

témoin direct et représenté en fonction d’un référent méditerranéen et non, bien sûr, en fonction de données objectives. Les représentations anciennes du climat d’un lieu se construisaient toujours par rapport au point de référence gréco-romain, c’est-à-dire par rapport au climat méditerranéen qui constituait la « normalité », le point zéro à partir duquel s’étendaient les possibilités climatiques jusqu’aux extrêmes inhabitables : extrêmement chaud, extrêmement froid, extrêmement humide, extrêmement sec. Ce schéma suivait en fait la représentation géographique ancienne de la Terre, divisée en cinq zones « climatiques » – dans son sens grec – et à laquelle adhérait, à quelques variantes près, la majorité des savants grecs depuis Ératosthène jusqu’à Strabon en passant par Posidonios324. De chaque côté d’une

zone torride, inhabitable, les Anciens se représentaient d’abord deux zones tempérées, dont l’une correspondait au monde gréco-romain, puis aux extrémités deux zones polaires ou glaciales. Dans cette conception du monde, les climats des secteurs périphériques de l’œkoumène, s’éloignant de la zone tempérée et s’approchant donc des régions inhospitalières, furent toujours représentés comme étant moins cléments, moins favorables à l’homme que le point de référence méditerranéen. Dès lors, les représentations climatiques des régions septentrionales de l’Empire romain étaient généralement négatives : un climat âpre, cruel, intraitable et surtout un climat froid, glacial, rigoureux…

a. Hivers cruels, hivers éternels : le topos du froid

Le climat froid était invariablement présenté négativement dans la littérature ancienne325. Les températures froides recevaient régulièrement des qualificatifs exprimant

la rigueur, la dureté, l’âpreté, voire la cruauté : rigidus, durus, asper, saeuus, crudelis, crudus… À des conditions climatiques froides étaient associés des lieux inhospitaliers, un ciel austère, un paysage monotone et des adversités terribles326. Selon Strabon, les

324 Selon Posidonios, cité par Strabon 2.2.2, la théorie de la division terrestre en cinq zones aurait été proposée par Parménide. Voir aussi Aristote Météo. 2.5.10-11.

325 Sur les représentations de l’hiver dans la poésie latine, cf. P.-J. Dehon (1993).

326 Par exemple Sénèque De Pro. 4.14-15 parle du triste caelum et de la horrenda iniquitas des climats froids, Pan. Lat. 3.9.1-2 se plaint de l’aspect monotone du ciel et de la terre en hiver et Tacite Hist. 1.51 rappelle que le service militaire est pénible lorsqu’assujetti à un climat rigoureux. Il est par ailleurs révélateur que le mot grec χειμών puisse signifier à la fois le « mauvais temps », la « tempête », le « froid » et l’« hiver » ainsi que, dans son sens figuré, les « troubles », les « agitations », voire le « danger ». L’association entre le froid et le danger est de la sorte inhérente en grec.

extrémités du schéma terrestre étaient inhabitables en raison du froid – ἀοίκητοι διὰ ψῦχος – et par conséquent, suivant cette représentation climatique du monde, plus une région s’approchait de ces zones polaires, plus le froid la rendait odieuse, plus le froid obligeait à une vie misérable, plus le froid exacerbait la violence des hommes327. La conception

ancienne des climats s’articulait par rapport au référent méditerranéen – zone tempérée par excellence dans la représentation grecque du monde – et de ce fait, les contrées septentrionales, par leur proximité avec la zone polaire, étaient systématiquement associées au froid et surtout à la rigueur du froid : « nihil hac plaga infestius. Atrox caelum, perinde

ingenia »328. Dans cette tirade de Florus, le froid du Nord, climat atroce, devient en quelque

sorte l’explication de la pugnacité des peuples septentrionaux. À la violence du froid répondait la violence des populations, à l’hostilité de l’environnement naturel répondait l’hostilité du climat.

Le topos du Nord glacé s’était d’abord construit chez les Grecs, à l’époque classique, alors que la Scythie, au nord-est de la mer Noire, incarnait dans la tradition géographique et ethnographique grecque ce « paradigme du Nord gelé »329. Cette image de

la froide Scythie fut par la suite reprise par les poètes latins, notamment Virgile, Horace et Lucain330, qui souhaitaient opposer à la tempérance méditerranéenne les excès des limites

de l’œkoumène. L’expansion romaine vers l’Europe offrit ensuite de nouveaux archétypes au paradigme du Nord gelé. Au 1er siècle avant notre ère, la Gaule fut ainsi représentée sous

son jour hivernal, froide et glaciale : « κειμένη δὲ κατὰ τὸ πλεῖστον ὑπὸ τὰς ἄρκτους κειμέριός ἐστι καὶ ψυχρὰ διαφερόντως » écrit Diodore de Sicile331. Mais rapidement, ce fut

plutôt la sauvage et insoumise Germanie transrhénane qui s’imposa comme le topos du pays froid en Europe. Déjà chez César, le territoire des Suèves transrhénans était présenté comme une région non seulement froide, mais très froide – frigidissimus, – relayant en

327 Strabon 2.5.3-8. Le géographe grec soutient par exemple que les populations au nord de la Bretagne connaissent une existence misérable en raison du froid (Strabon 2.5.8) et Pline associe la violence des Chauques à la rigueur du climat (Pline NH 2.80.189).

328 « rien n’est plus hostile que cette région [le Nord]. Le climat est atroce, tout comme le caractère des hommes » – Florus 1.37.

329 Expression de S. Nemeti (2009), 415. Sur le climat froid de la Scythie dans les textes grecs classiques, cf. Hippocrate Aer. 17-22 et surtout Hérodote Hist. 4.28-31.

330 Virgile Georg. 3.349-383, Horace Carm. 4.5.25-26, Lucain Phar. 1.17-18, Phar. 6.325.

331 « Se situant en grande partie sous les constellations de l’Ourse, [la Gaule] est hivernale et particulièrement froide » – Diodore 5.25. Voir également Tite-Live Hist. 5.48.2-3.

quelque sorte la Gaule à un statut climatique plus clément332. Cette même verve

hyperbolique se retrouve au 1er siècle chez Pomponius Mela qui dépeint une Germanie très

fortement assujettie au froid – maxime frigus, – chez Sénèque qui évoque la rigueur continuelle du climat germanique – perpetuus caeli rigor, – chez Tacite qui n’hésite pas à soutenir que « truculentia caeli praestat Germania »333. L’hiver germanique n’était pas

simplement froid, il était également cruel, inhumain, saeua hiems écrit Mela334. Au cours

des siècles suivants, reflet de la situation militaire de l’Empire, le topos du froid germanique devint de plus en plus un topos du froid rhénan. Dès l’époque augustéenne, Virgile se plut certes à peindre dans ses Bucolica une région rhénane hivernale et hostile en rappelant les périls liés aux froids du Rhin – frigora Rheni – et à sa glace cruelle – glacies

aspera, –335 mais les épithètes glaciales demeuraient surtout l’apanage de la grande

Germanie voisine. Or, les campagnes militaires du 4e siècle menées sur la frontière rhénane

contre les Francs et les Alamans reportèrent d’une certaine façon sur les rives du grand fleuve et la périphérie gauloise le paradigme du Nord gelé. Tout comme Pomponius Mela avant eux, Ammien Marcellin et le panégyriste Nazarius qualifièrent ainsi d’hiver cruel –

cruda hiems – la saison froide dans la région du Rhin336. Le froid rhénan, toujours excessif,

est d’ailleurs constamment présent dans l’œuvre d’Ammien. Pour ce dernier, la région rhénane était un pays de glaces – glaciales terrae – où la violence du climat – aeris saeuitia – entravait les activités militaires, où les cruelles gelées – crudeles pruinae – châtiaient les soldats et où le ciel glacial – rigens caelum – dessinait le quotidien337. Le topos du froid

néfaste domina véritablement les représentations climatiques de la région tout au long de la période romaine.

Par ailleurs, l’image du climat glacial frappe également par son caractère immuable; les auteurs anciens insistent sans cesse sur les températures froides et rigoureuses des

332 César BG 4.1.

333 « la Germanie se distingue par la rudesse de son climat » – Tacite Ann. 2.24. Aussi Pomponius Mela 3.3.26 et Sénèque De Ira 1.11.3-4.

334 Pomponius Mela 3.3.26. Sur le climat froid de la Germanie, voir également Pline NH 16.2.5, NH 19.26.83,

NH 19.28.90, Tacite Germ. 2, Germ. 16, Germ. 22, Hist. 2.80.3, Sénèque De Pro. 4.14-15.

335 Virgile Buc. 10.44-49. Dans la poésie latine, voir également Stace Sil. 5.1.128-129 qui mentionne les froids ternes du Rhin – pallida Rheni frigora.

336 Ammien Marcellin 20.5.4, Pan. Lat. 10.36.5. Voir aussi Pan. Lat. 3.9.1.

337 Respectivement Ammien Marcellin 20.8.8, 17.1.10, 17.9.4 et 20.5.4. Voir également Dion Cassius 69.9 et Libanios Or. 59.128.

territoires rhénans, a fortiori germaniques, comme si l’hiver, déjà considéré cruel, était un état permanent, comme si le froid pourtant saisonnier était annuel. Il est vrai que ces régions, surtout en hiver, pouvaient sembler bien froides en comparaison avec le pourtour méditerranéen d’où était originaire la majorité des auteurs gréco-romains. Mais ce refroidissement de l’air était momentané, le temps d’une saison, parenthèse frigide avant le retour des températures chaudes de l’été. Or, seule l’idée du froid glacial et cruel est véhiculée dans les sources anciennes. Rares sont les allusions directes à une saison chaude dans ces contrées limitrophes de l’Empire338. En fait, une grande partie des textes anciens

abordant la région rhénane ne s’attarde pas à la question climatique, ce qui laisse supposer un climat sans excès, approchant la « normalité » méditerranéenne, un climat finalement « ordinaire » ne méritant pas qu’on s’y arrête. S’intéressant au cas du climat de la Gaule romaine, R. Bedon indique ainsi que :

[…] le silence des auteurs sur les conditions climatiques ou météorologiques qui entourent les évènements, privés, publics ou militaires qu’ils rapportent, cas qui se révèle de loin le plus fréquent, suggère qu’ils ne trouvent rien à dire de particulier à ce sujet, dans un sens ou dans l’autre, autrement dit que le climat, ou la météorologie, ne gênent en rien leur vie quotidienne, leurs activités ou leurs entreprises, n’appellent aucun commentaire, et correspondent de ce fait à une définition tempérée, ni trop sèche ni trop humide, bref ce que nous appelons le beau temps, ou un temps de saison, lequel est considéré comme la référence, et dont il est en principe inutile de parler339.

Les données paléoclimatiques montrent que les Pays-Bas romains connurent un climat océanique tempéré, semblable aux conditions actuelles, et que de ce fait les températures froides demeuraient relatives et surtout épisodiques. En revanche, tout au long de la période romaine, ce fut plutôt l’exotisme du froid, subjectif et dicté par le référent méditerranéen, qui ficela les représentations sociales du climat rhénan, transformant l’occasionnel, voire

338 Ammien Marcellin 16.11.19 mentionne furtivement un été torride – aestas torrida – sur le Rhin supérieur, une situation néanmoins présentée comme exceptionnelle. Même surprise chez Mamertin (Pan. Lat. 2.12.5) qui considère inhabituelle la douceur printanière d’un hiver où les protagonistes n’avaient pas l’impression de subir le climat du Nord, mais bien la clémence du ciel méridional : « iam non septentrioni

nos putauimus subiacere sed […] meridiani caeli clementiam sensimus ». De son côté, Tacite Germ. 22

sous-entend l’existence d’une saison estivale en Germanie lorsqu’il soutient que l’hiver accapare la majorité de l’année : « […] plurimum hiems occupat ». Par ailleurs, le fait que les campagnes militaires d’été puissent durer jusqu’en décembre (Velleius Paterculus 2.105) et que les Germains soient régulièrement dépeints nus ou avec peu de vêtements (César BG 4.1, Pomponius Mela 3.3.26, Sénèque De

Pro. 4.14-15) laisse croire à une certaine clémence du climat.

l’exceptionnel – un froid intense – en situation permanente. Une mutation semblable, toujours liée à l’exacerbation du froid, est aussi perceptible dans les représentations anciennes du gel du Rhin, un phénomène naturel cyclique qui est trop souvent cité candidement par l’historiographie moderne.

b. Fleuve de glace : la question du gel rhénan

L’une des manifestations ultimes du froid est la glaciation des cours d’eau, un phénomène périodique dans les pays nordiques, mais beaucoup plus rare en climat tempéré. De nos jours, le gel du Rhin n’est pas un phénomène régulier et ne se produit qu’à l’occasion d’hivers exceptionnels340. Pour l’Antiquité, la situation est plus équivoque; elle a

peu été étudiée et plusieurs historiens, s’appuyant sur quelques allusions éparses dans la littérature latine, ont simplement considéré comme acquise la glaciation hivernale du Rhin. D’ailleurs, le célèbre franchissement du grand fleuve à l’hiver 406 par un important groupe de tribus d’Europe centrale composé principalement de Vandales, de Suèves et d’Alains – l’un des évènements majeurs de la période dite des grandes migrations à la fin de l’Antiquité – est habituellement présenté par l’historiographie moderne comme une traversée opportuniste des barbares sur le fleuve glacé. Pourtant, quiconque étant familier avec les sources tardives sait que ni Orose, ni Procope de Césarée, ni aucun autre auteur ancien relatant les évènements de 406 ne fait allusion au passage sur un Rhin glacé341. La prémisse

d’une traversée sur le cours gelé du fleuve provient en vérité d’une simple hypothèse émise par E. Gibbon à la fin du 18e siècle dans sa fameuse History of the Decline and Fall of the Roman Empire, hypothèse qui devint pratiquement un postulat du discours historien dans plusieurs monographies et manuels d’histoire romaine342. Mais que disent précisément les

sources gréco-romaines sur la glaciation du Rhin? Non seulement la mention du gel fluvial dut participer à la construction par les Méditerranéens de représentations sociales de la

340 W. Jülich et K. Lindner (2006), 31.

341 Orose Hist. 7.38.4, Hist. 7.40.3, Procope 3.3.1. De même, cf. Zosime 6.3.1, Jérôme Ep. 123.16, Prosper d’Aquitaine 1230, Renatus Profaturus Frigeridus, cité par Grégoire de Tours Hist. 2.9. Par ailleurs, M. Kulikowski (2000), 325-331, conteste la date généralement admise du 31 décembre 406 et soutient que le franchissement rhénan a plutôt eu lieu en décembre 405.

342 E. Gibbon (1787), chap. xxx, 185, écrit clairement que le passage sur le Rhin gelé est une possibilité, certes probable, mais néanmoins non confirmée : « […] in a feafon when the waters of the Rhine were moft

région rhénane en tant qu’environnement froid et glacial, mais encore de telles allusions peuvent fournir des indices sur la fréquence du phénomène et sa réapparition périodique.

Les témoignages littéraires sur le secteur rhénan à l’époque romaine sont bien sûr épars et répartis chronologiquement de façons inégales par suite des conjonctures politico- militaires de Rome. Or, une confrontation systématique dans la longue durée des sources gréco-romaines permet un traitement novateur de la question du gel du Rhin, de la pérennité ou non du phénomène, de sa perception par les Anciens et de son évolution pendant cette première période dite historique, c’est-à-dire pour laquelle nous avons des sources écrites. Une première fenêtre d’observation est naturellement la période littéraire de César à Tacite en raison de la richesse de la documentation produite au sujet de la zone rhénane dans cet intervalle. Il s’agit d’une première fenêtre d’observation fort intéressante précisément parce que cette période ne nous offre aucun exemple ou allusion directe à une glaciation du Rhin. Diodore de Sicile indique certes, dans une assertion globale et sans nuance portant sur la totalité des fleuves gaulois, que « οἱ ποταμοὶ πηγνύμενοι διὰ τῆς ἰδίας φύσεως γεφυροῦνται »343, mais son propos ne vise pas spécifiquement le Rhin et semble

plutôt référer à la glaciation de petites rivières qui, avec un tirant d’eau limité et une faible décharge, devaient se solidifier plus aisément sous l’effet du froid. Ce commentaire succinct de Diodore demeure donc indéfini, sans référence au Rhin, et ne peut par conséquent être une preuve d’un gel rhénan. Du reste, les textes anciens traitant directement du Rhin à l’époque julio-claudienne ne mentionnent, quant à eux, aucune glaciation du grand fleuve344. Le champ lexical utilisé par ces auteurs pour décrire le cours rhénan ne

transmet pas une impression de froideur et de glaciation. Tel qu’il a été montré précédemment, les substantifs et les adjectifs choisis pour définir le Rhin sont plutôt des mots exprimant l’idée de violence, de force et de puissance du courant fluvial : uiolentia,

rapiditas, ῥοώδης, citatus, τραχύς, ὀξύς, βίαιος, etc345. Dans un contexte où la littérature

ancienne reproduisait sans cesse le topos du Nord gelé et où les représentations gréco- romaines de la Germanie véhiculaient l’image d’un pays continuellement froid, il serait surprenant que la glaciation du Rhin, phénomène à la fois exotique et spectaculaire, n’ait

343 « les fleuves gelant, ils forment des ponts par eux-mêmes de façon naturelle » – Diodore 5.25.

344 César signale même à quelques reprises l’utilisation de bateaux sur le Rhin en hiver, cf. César BG 4.1, BG 4.4, BG 5.55.

trouvé aucun écho dans le corpus gréco-latin du 1er siècle. S’il y avait gel fluvial, les textes

anciens auraient, me semble-t-il, exploité cette particularité pour appuyer l’image d’une région au climat glacial. D’ailleurs, les auteurs de cette période relatent, souvent avec étonnement, le gel d’autres cours d’eau. Strabon évoque ainsi avec stupéfaction la possibilité de traverser l’embouchure des Marais-Méotide sur pont de glace346. Si une telle

possibilité existait sur le Rhin, ne l’aurait-il pas également souligné? Lucain note que le froid entraînait la glaciation des eaux de la mer des Scythes, du Danube et de l’Hellespont347. Si une telle glaciation existait sur le Rhin, ne l’aurait-il pas également

souligné? Le Rhin est très présent dans la littérature du 1er siècle et le gel d’un fleuve aussi

imposant avait de quoi étonner, de quoi surprendre, de quoi susciter l’intérêt. La glaciation d’un cours d’eau majeur, de l’ampleur du Rhin, est encore aujourd’hui un phénomène impressionnant pour l’observateur, époustouflant pour l’étranger. Si un tel phénomène naturel existait au 1er siècle, la littérature n’en ferait-elle pas écho? On pourrait arguer le

fait que les campagnes militaires romaines avaient lieu en été et que conséquemment les Romains ne profitaient pas de la possibilité de franchir le Rhin sur pont de glace. Mais les armées rhénanes avaient leurs quartiers d’hiver sur le grand fleuve, de Vetera à Mogontiacum; les soldats auraient au moins vu le phénomène de glaciation. Parallèlement, les populations locales, non assujetties au calendrier militaire, auraient certainement, de leur côté, profité de la formation de ponts de glace sur le Rhin. Or, on ne trouve aucune mention de ce mode de franchissement par les riverains alors que, par exemple, Florus n’hésite pas à relater les traversées du Danube gelé par les Daces348.