• Aucun résultat trouvé

Le Rhin est un fleuve immense et il domine encore aujourd’hui la géographie régionale par l’envergure de son cours. Avec une longueur totale de 1 230 km de sa source dans les Alpes à son embouchure dans la mer du Nord90, il se présente comme l’un

des plus importants fleuves d’Europe, troisième du continent en termes de longueur et de débit après la Volga et le Danube. Son bassin versant, l’un des plus étendus d’Europe, couvre 185 000 km2 – dont 25 000 km2 situés aux Pays-Bas – et son débit moyen est de

2 200 à 2 300 m3/s à son entrée dans le territoire néerlandais91. L’hydrographie rhénane a

grandement évolué au cours des siècles et il serait de toute évidence anachronique de simplement juxtaposer la géographie fluviale actuelle avec celle de l’Antiquité. Depuis l’époque romaine, le Rhin a connu plusieurs bifurcations hydrographiques : la puissance

90 En 1932, l’encyclopédie allemande Knaurs Lexikon indiquait que le Rhin avait une longueur de 1 320 km, un nombre repris et diffusé par la suite par d’autres ouvrages scientifiques et publications officielles. Or, en mars 2010, on s’aperçut que le Rhin n’avait pas 1 320 km de longueur, mais bien 1 230 km – tel que le mentionnaient les atlas publiés avant 1932 – et qu’en réalité, les rédacteurs du

Knaurs Lexikon avaient sans doute fait une erreur de transposition typographique dans l’édition de 1932.

Cf. C. Schrader et B. Uhlmann (2010).

91 Données de W. Jülich et K. Lindner (2006), 5. Voir également H. J. A. Berendsen (2005a), 7, H. J. A. Berendsen (2005b) et H. J. A. Berendsen et E. Stouthamer (2000), 312, qui précisent que la décharge du Rhin, à son arrivée dans la plaine deltaïque, peut même atteindre 13 000 m3/s au printemps.

de son cours, la force de ses crues et l’instabilité de ses rives – de même qu’une intervention humaine principalement influente à partir du 10e siècle92 – ont de façon

régulière sorti le fleuve de son lit et modifié son tracé. Avec un mélange de déférence, d’exaltation et d’appréhension, E. Babelon rappelait ainsi au début du 20e siècle la « force

capricieuse » du Rhin :

des bourgs entiers […] furent comme expatriés par [le Rhin]; ils sont passés d’une rive à l’autre du fleuve par suite du déplacement de son lit. En 1570, le village de Neubourg, au confluent de la Lauter, en Basse-Alsace, qui avant l’hiver était sur la rive droite, s’est trouvé au printemps sur la rive gauche, le Rhin s’étant frayé un chemin de l’autre côté. La même aventure est arrivée à Brisach, d’où Vieux-Brisach sur un rocher, dans le duché de Bade, et Neuf-Brisach en Alsace ont été disjoints. La riche abbaye de Honau et la vieille ville de Rhinau furent englouties par le torrent, aux XIIIe et XIVe siècles. Schoenau, Drusenheim, Schattmatten, qui étaient sur la berge du fleuve au XVIIe siècle, en sont éloignées aujourd’hui de deux ou trois kilomètres93.

La reconstitution précise et détaillée des trajectoires anciennes du Rhin est bien sûr l’apanage des paléogéographes. Sans être spécialiste de la géomorphologie, on peut néanmoins affirmer grâce aux sources anciennes que le cours rhénan a conservé durant les récents millénaires son orientation géographique générale et sa course depuis les Alpes jusqu’à la mer du Nord94. Nonobstant son dynamisme hydrographique indéniable, le Rhin

occupe invariablement, depuis bien avant l’époque romaine, une position centrale dans la géographie régionale et a grandement structuré l’évolution historique des populations.

92 Sur les changements morphologiques du Rhin et l’influence humaine, cf. A. W. Hesselink (2002) qui a examiné l’impact des aménagements humains – spécialement les travaux d’endiguement – depuis 1350 sur l’évolution de la configuration fluviale et de l’écoulement du Rhin.

93 E. Babelon (1916), 16-17. De même, J. Dollfus (1960), 31, souligne qu’avant les travaux d’endiguement du Rhin au 19e siècle, « les caprices du fleuve avaient été nombreux et son lit plusieurs fois dévié à la suite d’inondations, soit dans la plaine centrale, soit dans la plaine du Nord. (…) [O]n retrouve de Xanten à Calcar et à Clèves un ancien lit délaissé au XIe siècle. Un “vieux Rhin” qui entourait Bislich près de Rees a disparu en 1788; Duisburg a été abandonné par le fleuve en 1270. Krefeld a subi le même sort. Dans la plaine du Nord, Niederhalen, Büderich, Birten, engloutis, ont dû être reconstruits à distance, comme Daxlanden, Au, Plittersdorf, Wielendorf dans la plaine badoise. Neuburg, près de Germersheim, a changé de rive en 1570. Le rocher de Brisach est passé de la rive gauche à la rive droite en 1296, Chalampé, Biesheim, Vogelgrün inversement en Alsace au XVIIe siècle ».

94 Par exemple : « Rhenus, ab Alpibus decidens […] diu solidus, et certo alueo lapsus, haud procul a mari

a. Le Romain éduqué et le Rhin

Le Rhin est très présent dans les textes anciens, une assiduité littéraire témoignant de la réputation du grand fleuve dans la société romaine et dans l’imaginaire collectif. La connaissance du Rhin en tant que fleuve éminent de l’œkoumène semble avoir été un apprentissage standard dans l’éducation de l’élite romaine. En témoigne la mention du Rhenus in Germania dans la liste des fleuves les plus célèbres de la terre – clarissima flumina in orbe terrarum – fournit par le Liber memorialis d’Ampelius, un opuscule scolaire latin rédigé au 2e siècle95. Le jeune Romain cultivé connaissait donc le Rhin, savait

qu’il était en Germanie, avait appris qu’il s’agissait de l’un des plus célèbres fleuves du monde. Déjà à la fin du 1er siècle avant notre ère, Denys d’Halicarnasse, qui a

probablement enseigné la rhétorique à Rome, rappelait à un lectorat éduqué que le Rhin était le plus grand – μέγιστος – des fleuves d’Europe après le Danube96. Les études sur la

transmission du savoir géographique chez les Romains montrent que les connaissances géographiques acquises par l’élite romaine étaient d’abord rhétoriques. Elles reflétaient les lieux mentionnés dans les textes classiques d’autorité, par exemple Virgile, et permettaient à une minorité éduquée de marquer son appartenance à un groupe d’« initiés » – l’élite – par le partage de référents littéraires. Dans ce sens, la connaissance et la spatialisation du monde réel, tel que nous l’entendons aujourd’hui par l’apprentissage géographique, étaient une visée secondaire, ou subsidiaire, dans l’éducation géographique des jeunes Romains puisque l’expression et la manifestation du savoir géographique avaient d’abord pour objectif de permettre d’afficher son affiliation avec un groupe sélect de Romains ayant reçu une éducation traditionnelle97.

L’élite romaine avait donc une connaissance théorique du Rhin et savait qu’il s’agissait de l’un des principaux fleuves de l’œkoumène. Mais que savait-elle d’autre? Dans son panégyrique de 298, Eumène mentionne l’existence à l’école d’Autun d’une représentation illustrée du monde, une sorte de carte géographique pour instruire la jeunesse – instruendae pueritiae causa – et où étaient figurés les territoires, les fleuves et

95 Ampelius Lib. mem. 6.8. Selon F. Racine (2009), 57, les listes de mots inventoriées dans le Liber

memorialis étaient des leçons mémorisées par les élèves.

96 Denys Ant. Rom. 14.2-4.

les secteurs côtiers98. S’appuyant sur leur propre représentation du monde au centre duquel

trônait l’Italie, les Romains pouvaient localiser avec justesse le Rhin au Nord, parmi les contrées septentrionales. Ce positionnement du grand fleuve apparaît non seulement dans les textes géographiques, mais encore dans la poésie, l’épopée et la narration historique. Que ce soit chez Stace, Lucain ou plus tardivement Hérodien, le Rhin fait explicitement partie des fleuves du Nord99. De même, le cours rhénan est dessiné tout en haut de la Table

de Peutinger – cette représentation cartographique linéaire du monde romain tardif100, – à la

limite septentrionale du monde connu, à la frontière de la grande Germanie « non civilisée »; le Rhin y longe le territoire germanique et y sépare le monde romain du monde extérieur, une image du fleuve-frontière qui se perpétuait depuis César. En fait, bien plus que simplement situé au Nord, le Rhin marquait, dans les représentations romaines de l’œkoumène, les extrémités du monde : le Rhin incarnait une frontière de l’Empire.

Depuis près d’une trentaine d’années, les recherches historiques et archéologiques ont clairement montré que les périphéries de l’Empire romain, telles que la frontière rhénane, formaient non pas des limites linéaires étanches comme le croyait un précédent courant historiographique, mais bien des espaces frontaliers animés par des contacts multiples et variés, zones de convergence entre les populations101. À cette situation

frontalière inclusive, reflet de la réalité limitrophe de la région rhénane, doit en revanche être confrontée l’image usuelle du Rhin en tant que frontière statique et coercitive véhiculée par les auteurs gréco-romains102 : les passages de la littérature ancienne où le Rhin

symbolise directement ou indirectement la limite linéaire de l’Empire, de la Germanie ou

98 « omnium cum nominibus suis locorum situs, spatia, interualla descripta sunt, quidquid ubique fluminum

oritur et conditur, quacumque se litorum sinus flectunt, qua uel ambitu cingit orbem uel impetu inrumpit oceanus » – « sont situés tous les lieux avec leur nom, sont décrits les étendues, les distances, où chacun

des fleuves commence et disparaît, partout où les rivages se courbent pour former une baie ainsi que les points où l’océan entoure la terre de son enceinte et l’envahit avec fougue » – Pan. Lat. 5.20.3. Au paragraphe suivant (5.21.1), les propos d’Eumène confirment que le Rhin faisait partie des fleuves illustrés sur la « carte géographique » d’Autun.

99 Stace Siluae 5.2.133-134 et Lucain Phar. 1.371 au 1er siècle de notre ère; Hérodien 6.7.6-7 au 3e siècle. 100 La Table de Peutinger – Tabula Peutingeriana – est une copie médiévale, sans doute du 13e siècle, d’un

document datant de la fin de l’Antiquité, peut-être du 4e siècle. Dans un format rectangulaire s’étendant sur près de 7 m de longueur et 0,34 m de largeur, la Table de Peutinger figure pour l’ensemble du monde romain les routes terrestres, les voies fluviales, les principaux bourgs et les distances entre ceux-ci. Au sujet de la Table de Peutinger, voir en premier lieu l’étude de R. J. A. Talbert (2010). La portion de la carte illustrant le delta du Rhin est présentée en annexe 3.

101 Cf. supra, introduction p. 19-21. 102 À ce sujet, cf. M. S. Morin (2008).

de la Gaule sont si nombreux qu’il apparaît superflu de tous les répertorier. Cette représentation frontalière du Rhin a perduré dans le temps de César à Julien – et bien au- delà – et a constamment reflété une image de stabilité et de pérennité d’un Empire éternel, fixé dans l’espace, protégé par une frontière naturelle contre la farouche Germanie : c’est ainsi que Tacite affuble explicitement le grand fleuve de l’étiquette d’antique limite – uetus

terminus – et surtout d’antique rempart de l’Empire – uetus imperii munimentum103. Dès

lors, bien que le Rhin fût certes connu de l’élite romaine comme l’un des principaux cours d’eau du monde, on comprend que la renommée du fleuve transcendait les simples considérations hydrographiques et s’appuyait sur son statut littéraire et théorique de frontière, de barrière, de protection de l’Empire « universel ». En réalité, l’instrumentalisation frontalière du Rhin faisait écho à cette tradition littéraire ancienne d’utiliser une configuration schématique de l’espace dans les descriptions géographiques104. Sans se

restreindre aux zones limitrophes, la structure spatiale des territoires romains décrits dans les textes anciens se présente généralement sous une forme schématisée. L’espace géographique y est ainsi ordonné en fonction de la topographie régionale, elle-même représentée par des tracés géométriques artificiels et simplifiés. Dans ce sens, l’environnement naturel agit immanquablement dans les descriptions géographiques comme élément de division spatiale. Par exemple, les chaînes de montagnes et les cours d’eau sont souvent orientés parallèlement, suivant les points cardinaux, et encadrent de façon subjective et imagée les territoires décrits105. Dans une telle conception

géographique, les fleuves constituent évidemment des éléments discriminants privilégiés qui permettent une délimitation et une organisation de l’espace géographique fonctionnelles sur le plan intellectuel et faciles à visualiser indépendamment de la réalité. Par conséquent, le rôle du Rhin comme limite ou division de l’espace n’était pas inusité : à l’instar du cours rhénan, les grands fleuves de la Gaule – Loire, Rhône, Seine, Garonne, Escaut – et les massifs montagneux d’Europe – Jura, Alpes, Pyrénées – ont aussi participé à la

103 Tacite Germ. 29, Tacite Hist. 4.26.2.

104 P. Trousset (1993b), 143 et 146, soutient que la construction linéaire de l’espace chez les auteurs anciens découlerait entre autres de l’arpentage romain qui, via la centuriation, découpait géométriquement de façon quasi systématique les territoires de l’Empire. Sur la géographie historique romaine, voir notamment C. Nicolet (1988), T. Bekker-Nielsen (1988), O. A. W. Dilke (1985) et R. Chevallier (1974).

105 Les propos des géographes grecs sont d’ailleurs des exemples révélateurs de cette schématisation de la représentation et de l’organisation du territoire. Voir notamment la description physique de la Bretagne par Strabon 1.4.3-4 et 2.5.28 où l’île est présentée comme un triangle rectiligne parallèle à la côte gauloise.

construction de l’espace géographique en permettant aux Anciens de découper schématiquement leurs représentations des territoires106.

Réalité environnementale souvent intangible pour la majorité des Romains, connu de l’élite en tant que référent géographique appris à l’école et frontière fortifiée avec la sauvage Germanie, le Rhin se retrouva régulièrement dans les textes anciens – et hypothétiquement dans les conversations – désincarné de sa nature proprement fluviale pour devenir un simple repère spatial exempt de son caractère physique réel de fleuve actif évoluant dans un environnement naturel complexe. Le Rhin se transforma ainsi dans les représentations anciennes en outil pour définir, organiser et concevoir l’espace, en point de référence pour identifier une région et articuler la description des événements s’y déroulant. Nommer le fleuve équivalait à nommer la Gaule ou les provinces germaniques, franchir le fleuve signifiait aller en Germanie non romaine. La connaissance collective du Rhin et son positionnement prédominant dans les représentations romaines des régions septentrionales entraînèrent les auteurs anciens à fréquemment faire référence au grand fleuve plutôt qu’aux toponymes régionaux pour évoquer les secteurs baignés par le cours rhénan; on faisait ainsi allusion aux armées du Rhin bien plus souvent qu’aux armées germaniques, on parlait de pacifier le Rhin plutôt que de pacifier la région et l’on relatait le passage du Rhin plutôt que le passage en Germanie. L’utilisation de ce procédé métonymique était très répandue : par exemple, Tacite explique les tribulations régionales lors de la guerre civile de 69-70 en mentionnant coup sur coup les Gaules, le Rhin, la Bretagne et les Espagnes107.

De même, Dion Cassius énumère les conquêtes de César en référant à la Gaule, à l’Ibérie, au Rhin et à la Bretagne108. La mention du fleuve se fondait ainsi dans une liste de

dénominations provinciales comme si le Rhin était lui-même devenu province. Les poètes latins se sont amplement plu, dans une adresse lyrique, à utiliser cette métonymie, que ce soit Stace au 1er siècle qui évoque le Rhin en révolte – Rhenus rebellis – ou Claudien trois

siècles plus tard qui décrit le Rhin transporté – translatus Rhenus – en Afrique pour

106 Il s’agit d’un procédé régulièrement utilisé dans plusieurs traités géographiques, par exemple dans la

Géographie de Strabon, dans le troisième livre de la Chorographia de Pomponius Mela et dans le

quatrième livre de la Naturalis Historia de Pline l’Ancien. 107 Tacite Hist. 2.32.

combattre le Maure Gildon109. Le Rhin vit donc son statut de fleuve éclipsé pour carrément

devenir une région au même titre que la Gaule ou la Bretagne. La dénomination Rhenus supplante dans la littérature les noms des provinces germaniques et, bien plus qu’un simple hydronyme, devient un véritable toponyme qualifiant une région entière et ses populations.

De surcroît, la localisation « au-delà du Rhin » de la grande Germanie non conquise a directement influencé l’appellation de ce territoire, souvent qualifié de « transrhénan » par les Anciens. Depuis l’emploi par César de la formule trans Rhenum pour définir la Germanie dans le chapitre introductif du Bellum Gallicum110, l’expression fut reprise

plusieurs fois et devint commune dans les sources anciennes. Que ce soit sous sa forme latine trans Rhenum ou sa forme grecque πέραν τοῦ ‘Ρήνου, cette expression visait d’abord explicitement à identifier un territoire – la Germanie – en fonction de son positionnement par rapport au Rhin. Toutefois, la banalisation de la formule dans le discours ancien, souvent utilisée sans véritable référence à l’environnement fluvial, semble parfois avoir relégué au second rang le sens premier, concret, de la locution – celui de territoire situé de l’autre côté du fleuve – pour créer une figure rhétorique en soi. Alors que chez César les territoires trans Rhenum étaient toujours ceux qui, pour être atteints, exigeaient une traversée du Rhin dans un contexte où le fleuve était un obstacle à franchir, on note chez les auteurs postérieurs de nombreux exemples où le qualificatif de « transrhénan » a perdu sa connotation proprement fluviale et est devenu simplement synonyme de « germanique »111.

Ces différents usages représentationnels du Rhin répondaient sans doute aux attentes des milieux intellectuels romains, méditerranéens et cultivés, séduits par les exploits de Rome aux extrémités du monde. Généralement sans aucune expérience directe des réalités frontalières, l’élite méditerranéenne – émettrice et réceptrice des œuvres antiques – avait une appréhension relativement imprécise des cadres géographiques des contrées éloignées. De la sorte, la structure et la cohérence spatiale de leurs représentations géographiques devaient reposer notamment sur l’adoption d’un repère fixe facile à visualiser pour le lecteur ayant appris dans sa jeunesse l’existence du Rhenus in Germania.

109 Stace Siluae 1.4.89, Claudien Gild. 374. 110 César BG 1.1.

111 On retrouve cette utilisation de trans Rhenum notamment lorsqu’il est question de l’origine d’un peuple, les expressions Transrhenani et transrhenana gens étant relativement courantes dans le corpus latin.

Ce n’est plus à établir, les Romains, du moins leurs élites, connaissaient bien le Rhin et pouvaient se le représenter : l’un des plus importants fleuves du monde, situé au Nord, frontière de l’Empire, division territoriale entre la Gaule et la Germanie, repère géographique, toponyme régional… Mais au-delà de cette géographie littéraire, que connaissait-on du Rhin en tant que fleuve? Que savait-on de ses caractéristiques physiques, de son cours, de son débit? Et comment ces connaissances alimentaient-elles les représentations sociales du grand fleuve? Les descriptions physiques du cours rhénan sont bien sûr moins nombreuses dans les sources anciennes que les simples références ou allusions au Rhin frontière, mais certaines esquisses littéraires permettent d’apprécier les acquis géographiques des Anciens et la diffusion de ce savoir.

b. Les acquis géographiques des Anciens : portrait du grand fleuve

Au 2e siècle, dans un ouvrage se voulant essentiellement cartographique,

l’astronome grec Ptolémée situa avec une rigueur notable, à l’aide de coordonnées géographiques précises, la source – κεφαλή – et l’embouchure – στόμα – du Rhin sans néanmoins fournir d’indications sur le cours fluvial proprement dit112. L’œuvre de

Ptolémée – bien qu’extraordinaire par la scientificité de son propos – eut sans doute une diffusion limitée dans la société romaine en raison de son inscription dans la science antique et non dans la géographie littéraire. Qui a lu la Géographie de Ptolémée sait qu’il s’agit, bien plus qu’une simple lecture aride, d’une énumération longue et fastidieuse de toponymes accompagnés de leurs coordonnées géographiques. La Géographie de Ptolémée est en fait un véritable manuel d’instructions pour dessiner une carte du monde connu sur une surface quadrillée en parallèles et en méridiens. Conséquemment, il serait étonnant que l’œuvre de Ptolémée ait largement franchi les seuils des milieux savants pour participer activement, par sa liste de coordonnées techniques, à la construction des représentations sociales du fleuve. Néanmoins, les propos de Ptolémée témoignent des connaissances géographiques antiques et de la capacité des Anciens, du moins de certains érudits, à