• Aucun résultat trouvé

L’architecture environnementale d’un delta implique le développement d’un écosystème choyé en ressource hydrique, un écosystème où l’eau (sur)abonde, où l’eau domine le paysage régional. Avec ses multiples bras fluviaux, ses nombreuses rivières secondaires, ses eaux souterraines, ses zones humides, ses précipitations et, ultimement, sa voisine océanique, le delta du Rhin répond entièrement aux impératifs hydriques d’un tel milieu. Les phénomènes hydrologiques ont ainsi toujours rythmé cycliquement la situation environnementale de la région : crues saisonnières, marées quotidiennes, avulsions répétées… À cette activité hydrologique soutenue correspond bien sûr une fréquence élevée des inondations du territoire. Les grands travaux d’aménagements orchestrés dans le delta depuis le 10e siècle ont certes atténué progressivement les effets sentis des mouvements

naturels des eaux, mais l’activité hydrologique, inhérente à l’état deltaïque de la région, n’a évidemment pas disparu.

La mention des épisodes hydrologiques par les sources historiques ne constitue évidemment pas un reflet objectif de la réalité environnementale de ces phénomènes naturels. Les textes anciens – du moins la grande majorité – sont profondément anthropocentriques et présentent généralement les manifestations naturelles, voire les crises environnementales ou les catastrophes naturelles, en fonction de leurs répercussions sur les sociétés. Les auteurs gréco-romains ne s’intéressaient donc pas véritablement aux phénomènes naturels au sens propre, mais bien à l’expérience humaine face aux phénomènes naturels. Le legs littéraire des Anciens ne fournit pas un regard neutre et désintéressé sur les aléas hydrologiques, mais bien une fenêtre subjective sur la perception qu’en eurent les contemporains.

L’accent [dans les textes anciens] est mis sur les évènements remarquables ressentis comme des crises. Toutefois, ceux-ci ne reflètent pas nécessairement la réalité météorologique ou climatique des phénomènes observés. En outre, catastrophe humaine ne rime pas forcément avec catastrophe climatique [ou environnementale]. Ainsi, une crue sera décrite comme catastrophique si elle détruit des installations situées dans des zones inondées, mais cela ne signifie pas que la crue a été exceptionnelle392.

L’intensité ou la violence du phénomène hydrologique relaté par un texte ancien doit donc nécessairement être comprise en termes relatifs où l’ampleur des perturbations présentées se mesure non pas par rapport à leurs incidences sur l’environnement naturel, mais bien en fonction de leurs conséquences pour l’homme. De ce fait, ce que les historiens qualifient parfois de crise environnementale ne révèle pas une véritable situation de crise du milieu naturel, mais reflète plutôt une perception anthropique des perturbations naturelles vécues comme une crise à l’échelle humaine393. Ce sont d’ailleurs ces perceptions des phénomènes

naturels qui, transmises par les sources littéraires, nourrissent les représentations sociales véhiculées par la société au sujet d’un environnement naturel donné.

Les textes d’époque romaine témoignent à quelques reprises du débordement périodique des cours d’eau du delta rhénan et de l’inondation conséquente des basses terres, notamment sur l’île des Bataves. De même, la submersion diurnale des zones côtières a également retenu l’attention des auteurs anciens plutôt familiers d’une mer sans marée. Les crues, les marées ainsi que les inondations corollaires trouvent donc écho dans les sources écrites et participèrent à la construction des représentations gréco-romaines du delta du Rhin. En revanche, la littérature ancienne ne contient cependant aucune allusion pour l’espace deltaïque rhénan au phénomène d’avulsion, c’est-à-dire à l’abandon naturel d’un chenal par un bras fluvial ou une rivière qui se déplace et forme un nouveau chenal. Pourtant, le delta du Rhin connut plusieurs avulsions majeures pendant l’Antiquité puisqu’il s’agit d’un phénomène clé dans la formation et l’évolution d’une structure deltaïque394. De plus, les avulsions sont des perturbations naturelles tangibles, observables,

affectant directement la vie des hommes. Le déplacement naturel du lit d’un cours d’eau n’est pas un événement furtif; il s’agit d’un mouvement fluvial ostensible ayant

392 C. Allinne (2008), 92.

393 À ce sujet, cf. S. van der Leeuw et C. Aschan-Leygonie (2001).

nécessairement des effets brutaux pour les communautés riveraines. Comment explique-t- on alors le silence des sources écrites? Je l’ai dit précédemment, les phénomènes naturels, et a fortiori les crises environnementales, se matérialisent habituellement dans les récits des auteurs anciens, méditerranéens de surcroît, en fonction des perceptions humaines du milieu et surtout des répercussions qu’occasionnent les changements environnementaux sur les sociétés locales. Les données paléohydrographiques sont claires : la région deltaïque rhénane fut le théâtre de multiples avulsions au cours de la période romaine. Or, l’absence du phénomène et de ses effets dans le corpus gréco-latin laisse supposer qu’aucune avulsion n’affecta l’occupation romaine de la région, c’est-à-dire que les déplacements du lit de certaines rivières purent avoir des conséquences importantes pour des communautés locales, mais ils épargnèrent sans doute les camps riverains des armées romaines et, contrairement aux crues et aux marées, ne trouvèrent donc pas de plumes méditerranéennes pour les immortaliser. Nourrissant les représentations romaines d’une contrée hostile dominée par les excès de l’eau, les inondations et les débordements fluviaux étaient plutôt présentés dans la littérature comme l’œuvre des crues et surtout des marées, aussi démesurées et excessives que l’environnement naturel.

a. Entre inondations et sécheresses

La dynamique hydrologique du Rhin n’a jamais été monotone : le débordement périodique des eaux rhénanes s’est régulièrement révélé une source d’inondations dévastatrices pour les populations riveraines. La liste des crues majeures du Rhin au cours des siècles est longue et spectaculaire et les exemples d’engloutissements de villages et de déplacements brutaux du lit fluvial pimentèrent sans cesse l’histoire régionale des contrées limitrophes du grand fleuve395. C’est d’ailleurs avec une certaine déférence biblique que la

crue catastrophique de 1480 est passée à la postérité sous le nom de « déluge du Rhin »396. Pour l’époque romaine, la littérature ancienne permet de cibler, notamment dans

le delta, quelques inondations fluviales importantes qui, sans que l’on puisse établir leur

395 Voir par exemple les cas rapportés par E. Babelon (1916), 16-17, cité supra, p. 36. Tel que je l’ai souligné précédemment, l’ampleur des perturbations naturelles se mesurant généralement, à l’échelle sociétale, en fonction des effets éprouvés par les populations, la (très) forte anthropisation du couloir rhénan à partir de l’époque médiévale a certainement exacerbé le nombre des crues « catastrophiques » du Rhin.

ampleur environnementale réelle, affectèrent l’occupation du territoire. Lors de son récit de la révolte batave en 70, Tacite nous offre le principal témoignage d’un épisode de débordement fluvial dans la zone deltaïque rhénane. Alors que le général romain Cerialis et ses soldats dévastaient les terres bataves abandonnées par Civilis et les siens, les Romains furent surpris par l’irruption des flots :

[…] crebris per aequinoctium imbribus superfusus amnis palustrem humilemque insulam in faciem stagni oppleuit. Nec classis aut commeatus aderant, castraque in plano sita ui fluminis differebantur397.

La narration de Tacite expose à la fois le phénomène naturel de la crue – c’est-à-dire le débordement d’un cours fluvial qui, par suite d’une hausse marquée des précipitations, inonde les terres avoisinantes et les transforme en lacs – et ses répercussions sur l’occupation humaine, ici la destruction des campements militaires. Or, considérant l’image généralement négative de l’environnement naturel rhénan transmise par les sources anciennes, le flegme de la plume tacitéenne peut surprendre. Bien que la crue fût clairement destructrice, le discours de Tacite n’est pas alarmiste, effrayant ou excessif comme l’étaient les passages insistant sur le caractère glacial ou marécageux du delta. L’historien latin demeure pondéré et ne cherche pas à transformer en situation permanente un événement sporadique398. D’ailleurs, les textes anciens utilisèrent très peu le paradigme de la crue

diluvienne pour construire leurs représentations d’un milieu deltaïque défavorable. L’extravagance du climat germanique, si souvent exprimée à travers le topos du froid, n’était donc pas attisée davantage dans l’imaginaire romain par la vision de crues meurtrières qui auraient systématiquement noyé les pays rhénans. En fait, malgré l’omniprésence de l’eau sans cesse réitérée par les auteurs anciens, les descriptions d’inondations catastrophiques dans le delta rhénan furent plutôt rares. Au 3e siècle, Eumène

397 « […] le cours d’eau, qui débordait en raison des pluies répétées de l’équinoxe, inonda l’île basse et marécageuse qui avait ainsi l’aspect d’un étang. Ni la flotte, ni le ravitaillement n’étaient accessibles et les camps, situés dans une zone plane, étaient dissipés par la violence du fleuve » – Tacite Hist. 5.23.3. 398 Transformer l’occasionnel en permanent, c’est peut-être l’altération qu’a subi l’environnement naturel

dans la représentation du milieu deltaïque décrite par le panégyriste anonyme de 297 cité supra, p. 99-100 (Pan. Lat. 4.8.2-3). La vision présentée par l’auteur était celle d’un milieu regorgeant d’eau, dominé par l’eau, constamment inondé par les eaux. Terra non est écrivait-il. Or, il est possible d’envisager que le paysage décrit était celui d’un territoire inondé en période de crue et que, par souci de tremper les exploits de Constance Chlore dans un décor ingrat, le panégyriste gaulois ait présenté la situation exceptionnelle d’une crue fluviale et d’une inondation temporaire comme un état permanent du milieu naturel deltaïque.

présente certes comme possible la submersion complète des territoires deltaïques, mais il s’agit d’une situation potentielle et non effective399. Le Rhin connut évidemment des

épisodes de fortes activités hydrologiques pendant la période romaine; la grande décharge du fleuve entre le 3e siècle avant notre ère et le 3e siècle de notre ère favorisa la

multiplication des phases de débordements fluviaux. Des traces d’inondations ont d’ailleurs été identifiées sur plusieurs sites militaires fouillés dans le delta400. Toutefois, les auteurs

anciens témoignèrent peu de ces perturbations naturelles du niveau des eaux rhénanes. Il est vrai que le phénomène des crues fluviales n’était évidemment pas exclusif au Rhin et n’avait donc pas de quoi surprendre les Anciens. Ponctuant le mouvement naturel de la plupart des cours d’eau, il était bien connu à travers le monde gréco-romain : non seulement le Tibre, au cœur de la capitale impériale, s’illustra plus d’une fois en ce domaine401, mais encore le plus encensé des fleuves de l’Antiquité, le Nil, était célèbre pour

ses crues prodigieuses qui fertilisaient sa plaine alluviale, « δῶρον τοῦ ποταμοῦ » pour reprendre cette fameuse formule d’Hérodote déjà si souvent citée402. Malgré l’énigme

entourant le cas nilote403, les érudits grecs et romains ont su expliquer avec simplicité et

justesse ces fluctuations des eaux fluviales : « ἔκ τε δὴ τῶν χιόνων καὶ τῶν ὑετῶν πληρουμένους ποταμοὺς ποτίζειν τὰ πεδία » suivant Strabon404, « saepe repentinis

imbribus uel niuibus solent exundare torrentes » selon Végèce405. Le phénomène des crues

et des inondations fluviales n’était donc pas inusité pour les auteurs anciens et leur lectorat. Contrairement au froid ou à la glace, les débordements du Rhin n’étaient visiblement pas des manifestations naturelles exotiques. Il n’était sans doute pas nécessaire ou pertinent pour les auteurs anciens d’insister sur les crues fréquentes du grand fleuve. Cette familiarité gréco-romaine avec l’inondation fluviale aurait d’ailleurs rendu en quelque sorte inefficace

399 Pan. Lat. 5.18.3.

400 M. van Dinter (2013), 20.

401 Au sujet des crues du Tibre, voir notamment l’étude de P. Leveau (2008). 402 Hérodote Hist. 2.5.

403 Alors que la majorité des grands fleuves connaissaient leurs principaux épisodes de crues au printemps, le Nil sortait de son lit au cœur de l’été, ce qui évidemment intriguait les Anciens. Sénèque Nat. 4.2.17-30 réfute ainsi successivement les théories d’Anaxagore, de Thalès de Milet, d’Euthyménès de Marseille, d’Œnopidès de Chios et de Diogène d’Apollonie sur l’origine des crues du Nil sans fournir lui-même de réponses satisfaisantes. Voir également les commentaires d’Hérodote Hist. 2.19-25 et de Strabon 17.1. 404 « les fleuves, alors grossis par les neiges et les pluies, inondent les plaines » – Strabon 15.1.17.

405 « souvent les torrents sont habitués de déborder en raison de pluies ou de neiges soudaines » – Végèce Mil. 1.10.

l’exacerbation du phénomène pour renforcer l’image hostile, excessive et repoussante de la région puisque cet aléa hydrologique était connu, courant et enflammait peut-être plus difficilement l’imaginaire collectif. Par son état fluvial, la région rhénane devait être considérée par les Romains comme sujette aux crues et aux inondations et l’apparition de ces phénomènes ne devait finalement que répondre aux attentes et valider une banalité. Ce fut donc sans surprise pour son auditoire que Mamertin put souligner, dans son panégyrique de 289, la crue providentielle des fleuves gaulois qui facilita la navigation de la flotte de Maximien vers l’Océan septentrional et vers la victoire contre l’usurpateur Carausius406. De

même, ce fut bien conscient des dynamiques hydrologiques du secteur que trois siècles plus tôt Germanicus put anticiper – et également appréhender – les pluies et la crue des eaux – imbres et fluminis auctus – pouvant affecter le déplacement de ses troupes lors de sa campagne militaire en Germanie en l’an 15407.

En réalité, ce ne furent pas les débordements du Rhin qui frappèrent les observateurs romains, mais bien les assèchements partiels de son cours. Des périodes de baisses sévères du niveau fluvial sont relatées dans les textes anciens avec surprise, parfois avec émoi. Généralement qualifiés d’exceptionnels ou d’inusités en ces secteurs, les tarissements du fleuve renforcèrent indirectement la représentation d’une région très humide et régulièrement inondée. L’assèchement du cours rhénan dans la région de Cologne en 69 fut clairement présenté comme inhabituel par Tacite : « […] Rhenus

incognita illi caelo siccitate uix nauium patiens […] »408. L’historien est formel; il qualifie

carrément cette sécheresse d’incognita illi caelo, un assèchement inconnu, voire inouï en ce climat. En plus des complications pour la navigation fluviale409, il précise que le

tarissement des eaux entraînait également la création de passages à gué et gonflait ainsi la crainte romaine d’une traversée massive du Rhin par les groupes ennemis transrhénans. Tacite exprime d’ailleurs la stupeur et l’inquiétude de ses contemporains :

406 Pan. Lat. 2.12.3. 407 Tacite Ann. 1.56.

408 « […] le Rhin, supportant difficilement les navires en raison d’une sécheresse inconnue en ce climat […] » – Tacite Hist. 4.26.1.

409 Tacite rapporte d’ailleurs quelques lignes plus loin le naufrage d’un navire de ravitaillement incapable de poursuivre sa route sur un Rhin affaibli, cf. Tacite Hist. 4.27.

Apud imperitos prodigii loco accipiebatur ipsa aquarum penuria, tamquam nos amnes quoque et uetera imperii munimenta desererent : quod in pace fors seu natura, tunc fatum et ira dei uocabatur410.

Le témoignage de Tacite montre que l’assèchement des cours fluviaux constituait pour plusieurs un prodige, une fatalité, un signe de la colère des dieux en temps de guerre. La diminution du niveau des eaux rhénanes ne semble donc pas avoir été un phénomène fréquent. En l’an 15, la sécheresse et la très faible hauteur des cours d’eau en Germanie furent aussi présentées comme un « fait rare sous ce climat » – rarum illo caelo411.

Quelques siècles plus tard, la rareté du phénomène d’assèchement fluvial était toujours soulignée : la création de nombreuses zones guéables sur le Rhin au milieu du 4e siècle fut

jugée par Ammien Marcellin comme la conséquence d’un été exceptionnellement torride412. Il est clair que ce n’était pas véritablement la diminution naturelle des eaux

rhénanes qui inquiétait les Romains, mais plutôt ses effets sur l’occupation du territoire. Au-delà des contraintes pour la navigation, le tarissement des eaux du Rhin présentait surtout un danger sous-jacent : la création de passages à gué facilitant le franchissement du grand fleuve pour les populations hostiles de l’autre rive. Dans la conception romaine de la frontière rhénane, ce fut toujours cette menace réputée latente, et non la sécheresse fluviale à proprement parler, qui préoccupa les contemporains et rendit si terrifiante la baisse du niveau d’eau du Rhin413. Un décalage semblable se note dans le rapport romain aux

marées : bien que les Anciens connussent le phénomène, ils en subirent néanmoins les contrecoups, impuissants et médusés devant la force de l’Océan.

b. Le choc des marées

La mer Méditerranée est très peu affectée par les mouvements de flux et de reflux, ce qui lui vaut souvent le qualificatif de « mer sans marées ». Il est vrai qu’une oscillation

410 « Auprès des ignorants, le manque d’eau est compris en soi comme le résultat d’un prodige, comme si les fleuves aussi, antiques remparts de l’Empire, nous abandonnaient : ce qui, en temps de paix, était considéré comme un hasard ou un fait de la nature, était alors appelé une fatalité et une colère d’un dieu » – Tacite

Hist. 4.26.2.

411 Tacite Ann. 1.56. À l’inverse de la situation rhénane, ces années furent marquées par des crues majeures du Tibre, cf. P. Leveau (2008).

412 Ammien Marcellin 16.11.9.

quotidienne moyenne de 30 cm du niveau des eaux méditerranéennes414 crée un marnage

plutôt négligeable par rapport aux variations de plusieurs mètres observées en contexte océanique. Même si le milieu méditerranéen était peu touché par les marées, le phénomène était connu des Grecs et des Romains. Comme le note Strabon, on retrouvait déjà chez Homère quelques allusions aux mouvements de flux et de reflux de l’Océan415. La

succession des marées est bien sûr aisément observable pour qui s’attarde quelques heures sur un rivage océanique et il n’est donc pas surprenant que cette submersion quotidienne du littoral ait régulièrement été décrite par plusieurs auteurs416. Le portrait proposé par

Pomponius Mela résume bien en quelques mots la cadence des eaux de la vaste mer extérieure : « Ingens infinitumque pelagus it magnis aestibus concitum, ita enim motus eius

adpellant, modo inundat campos, modo late nundat ac refugit »417. Les Anciens savaient

également que les marées étaient un mouvement naturel régulier et continu, commun et simultané sur tout le littoral océanique418; ils savaient que le flux et le reflux se produisaient

deux fois par jour419 et que le marnage était exacerbé lors de la pleine lune420; enfin, ils

savaient que la marée pouvait refouler dans les embouchures fluviales et entraîner le débordement des fleuves421. L’expansion de l’Empire au-delà du pourtour méditerranéen

permit sans doute à plusieurs Romains d’observer les grandes marées et de se familiariser avec ce phénomène exotique. Les causes de ce mouvement infini d’élévation et

414 A. Lahaye-Collomb (2002), 11.

415 Par exemple Homère Il. 16.399 où le poète mentionne l’« Océan qui reflue sur lui-même » – ἀψόρροος Ὠκεανός – ainsi qu’Homère Od. 12.105 où il fait allusion à Charybde qui, monstre marin, « relâchait [ses eaux] trois fois par jour et trois fois les ravalait » – τρὶς μὲν γάρ τ’ ἀνίησιν ἐπ’ ἤματι, τρὶς δ’ ἀναροιβδεῖ […] ». Strabon 1.1.7 précise toutefois que le phénomène se produit non pas trois, mais deux fois par jour et voit dans la phrase d’Homère soit une erreur d’observation, soit une erreur de copiste.

416 Étonnamment, la question des marées est absente des Naturales Quaestiones de Sénèque. À ce sujet, voir le commentaire de P. Oltramare dans l’introduction de son édition (Les Belles Lettres, 1929, p. xi-xii). 417 « La mer, immense et infinie, agitée par les grandes marées – car c’est ainsi qu’est appelé ce mouvement –

tantôt inonde les plats rivages, tantôt recule et les laisse largement à nu » – Pomponius Mela 3.1.1. 418 Cf. notamment Strabon 7.2.1, Pomponius Mela 3.1.1-2, Pline NH 2.99 et Pan. Lat. 4.6.2. 419 Cf. notamment César BG 3.12, Strabon 1.1.7 et 7.2.1 ainsi que Pline NH 2.99 et 16.1.

420 Une particularité que César apprit lors d’un séjour en Bretagne : « Eadem nocte accidit ut esset luna plena,

qui dies a maritimos aestus maximos in Oceno efficere consueuit, nostrisque id erat incognitum » – « Il

arriva qu’en cette nuit la lune fût pleine, ce qui est le jour où ont l’habitude de se produire les plus grandes marées de l’Océan, ce que les nôtres ignoraient » – César BG 4.29. Voir également Strabon 4.5.3 et Pline