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Les textes gréco-romains, si loquaces au sujet de la géographie fluviale et du climat rhénan, sont étonnement silencieux à propos de la flore germanique. Les rares références, qui se retrouvent surtout chez Pline au 1er siècle, ne permettent pas de dresser un tableau

représentatif du couvert végétal du secteur à l’époque romaine. Quelques allusions éparses à la présence de chênes – quercus, robora, ilices, – de joncs – palustres iunci – ou de roseaux – harundines – ponctuent parfois les descriptions de la région rhénane et du littoral océanique tout au long de l’Antiquité435, mais ces mentions sont anecdotiques et ne

434 Cf. M. Groot (2008), 61-68, M. S. M. Kok (2008), 95-96, R. C. G. M. Lauwerier (1988), R. W. Brandt, S. E. van der Leeuw et L. H. van Wijngaarden-Bakker (1984), 9, W. J. H. Willems (1984), 54.

435 Par exemple Pline NH 16.1.4, NH 16.2.5-6, Claudien Stili. 3.305 et Ammien Marcellin 17.1.9 qui mentionne également sur le territoire transrhénan des Alamans la présence de frênes (fraxini) et de sapins (abietes). Pour la dénomination du chêne, le terme quercus est le mot générique alors que les termes robur et ilex correspondent à des espèces de chênes, soit le chêne pédonculé et le chêne vert respectivement.

traduisent pas une volonté claire de décrire la flore régionale. De même, bien que les livres 12 à 17 de la Naturalis Historia de Pline portent spécifiquement sur les différentes espèces d’arbres et d’arbustes à travers l’œkoumène, l’encyclopédiste latin aborde rarement la végétation germanique436. Or, on aurait pu s’attendre à un contenu plus étoffé de la part de

Pline puisque non seulement ce dernier a été observateur direct des réalités régionales, mais encore il traite en détail de la flore d’autres régions périphériques de l’Empire, notamment l’Inde et l’Arabie. De plus, comme il sera montré infra, la Germanie et les territoires rhénans étaient célèbres chez les Anciens pour leur épais couvert forestier, ce qui aurait pu entraîner la description de plantes sylvestres. En fait, Pline s’intéresse à plusieurs essences d’arbres et d’arbustes que les études palynologiques modernes ont identifiées dans le delta du Rhin – frêne, orme, hêtre, chêne, roseau, jonc, sureau, saule, etc. – mais il ne les localise pas explicitement dans les contrées rhénanes. La Naturalis Historia permet d’apprécier l’étendue du savoir julio-claudien concernant la végétation des régions méridionales de l’œkoumène, une végétation décrite avec une très grande précision, avec de nombreux détails, au plaisir sans doute des adeptes de botanique. En revanche, les écrits de Pline permettent également de constater un certain désintérêt romain pour la végétation des contrées septentrionales. Une telle indifférence traduisait peut-être le manque d’exotisme des plantes rhénanes pour qui était habitué aux couleurs parfois éclatantes de la végétation méditerranéenne. D’ailleurs, dans l’ensemble de la littérature ancienne, la flore germanique est rarement dépeinte et seule en fait est diffusée l’image d’un territoire « hérissé de forêts », rendu redoutable, terrifiant, repoussant en raison du couvert forestier, terra horrida siluis écrit Tacite437.

Exacerbant en quelque sorte l’image d’un environnement sauvage et hirsute, éloigné de toute civilisation, les représentations romaines du couvert végétal de la grande Germanie

436 Les exemples sont peu nombreux : la mention de cerisiers sur les rives rhénanes (Pline NH 15.30.102- 103), la présence à Gelduba du siser, un légume tuberculeux correspondant peut-être au panais ou à la raiponce (Pline NH 19.28.90) et la rapide allusion à la daphnidis, une plante qui, suivant Pline, était surnommée isocinnamon en raison de sa ressemblance avec la cannelle (Pline NH 12.43.98). L’identification exacte de la daphnidis demeure incertaine et plusieurs hypothèses ont été émises, principalement par les latinistes du 19e siècle; il pourrait ainsi s’agir du daphné gnidium (communément appelé garou ou saint-bois), du daphné lauréole (aussi appelée laurier des bois) ou encore du laurier-casia. Cf. A. L. A. Fée (1833), 42, ainsi que les commentaires des certains éditeurs de Pline, notamment A. Ernout (Les Belles Lettres, 1947, p. 96) et M. E. Littré (Firmin-Didot, 1865, p. 491).

transrhénane étaient dominées par la vision de forêts immenses, denses et démesurément hautes, de forêts infinies se dressant aux marges du monde romain et masquant la totalité des terres. Pline exprime ainsi l’étonnement de ses contemporains face à l’envergure inusitée de ces espaces sylvestres : « Aliud e siluis miraculum : totam reliquam Germaniam

operiunt adduntque frigori umbras »438. De même, le contexte forestier réapparaît

continuellement au cours des siècles suivants dans les récits des campagnes militaires dans la région rhénane alors que l’activité des légions se déroulait généralement dans des forêts très denses, très fournies en arbres, ὕλαι εὔδενδροι selon l’expression d’Hérodien, τὰ δένδρα πυκνὰ suivant Dion Cassius439. Les zones sylvestres de la sauvage Germanie

impressionnaient également les Méditerranéens en raison de la taille des arbres. Dion souligne expressément qu’ils étaient d’une hauteur excessive : « τὰ δένδρα […] ὑπερμήκη ἦν »440. Calque de la Germanie voisine, le delta du Rhin était aussi figuré par les Anciens

comme un environnement naturel riche en couverts forestiers. Pline soutient même que les plus hautes forêts de Germanie se situaient autour des lacs deltaïques441. Or, les milieux

sylvestres germaniques ne jouissaient pas d’une réputation enviable auprès de la société méditerranéenne qui semble avoir entretenu un sentiment de crainte et d’aversion envers les forêts septentrionales. Non seulement l’immensité et l’obscurité des forêts intimidaient les Romains habitués aux paysages bucoliques de l’Italie, mais le traumatisme du désastre de Varus, où les légions avaient été prises en embuscade dans les profondeurs des forêts germaniques, avait également participé à la construction au 1er siècle d’une image négative

des étendues sylvestres au-delà du Rhin442. Pour décrire ces forêts, les auteurs anciens

choisissaient ainsi un vocabulaire conférant un caractère lugubre, sombre et oppressant à ces milieux : on parle de boisés obscurs – obscuri, – de lieux funèbres – maesti – et de

438 « Une autre chose étonnante à propos des forêts : elles recouvrent tout le reste de la Germanie et ajoutent l’ombrage au froid » – Pline NH 16.2.5.

439 Hérodien 7.2.4, Dion Cassius 56.20. Voir également pour le 1er siècle Strabon 7.1.4, Velleius Paterculus 2.119, Pomponius Mela 3.2.16-17 et 3.3.29-30, Frontin Strat. 1.3.10, Pline NH 16.2.6, Tacite Ann. 1.50,

Ann. 1.61, Ann. 2.5, Ann. 2.14 et Germ. 5 ainsi que Florus 2.30. Déjà chez César, on retrouvait cette image

de forêts très denses – densissimae siluae – dans les contrées septentrionales de la Gaule, principalement chez les Ménapes, peuple belge voisin du delta rhénan. Cf. César BG 3.28, BG 4.38, BG 5.5 ainsi que Orose Hist. 6.10.15.

440 Dion Cassius 56.20.

441 Pline NH 16.2.5. Voir également Tacite Ann. 13.54, Hist. 5.20.2, Pan. Lat. 4.8.4 et Pan. Lat. 5.21.2. Suivant les propos de Pline NH 16.1.2-3, le littoral océanique, notamment occupé par le peuple des Chauques dans sa portion septentrionale, était toutefois dépourvu d’arbres et d’arbustes.

profondeurs mystérieuses – occulta – qui terrifient les soldats et offrent à l’ennemi des refuges impénétrables443. D’ailleurs, les armées romaines éprouvaient de grandes difficultés

à combattre dans l’espace restreint qu’offraient les secteurs forestiers. Les colonnes légionnaires étaient habituées de se déployer dans des zones ouvertes telles que les prairies et la densité des forêts germaniques contraignaient donc constamment les mouvements des soldats444. Ces espaces sylvestres étaient également présentés comme des terres incultes,

stériles et non cultivées : Varron explique ainsi que ni la vigne, ni l’olivier, ni aucun arbre fruitier ne poussaient sur les rives du Rhin – nec uitis nec olea nec poma nascerentur – comme si la fertilité d’une terre dépendait pour les Romains de sa capacité à accueillir la vigne ou l’olivier, des cultures en réalité typiquement méditerranéennes445.

Les représentations du couvert forestier germanique reprenaient somme toute les mêmes thèmes que ceux utilisés pour décrire les espaces marécageux : un environnement naturel hostile, repoussant et terrifiant, mal connu des Romains et défavorable aux légions. En fait, les descriptions des contrées germaniques associaient régulièrement milieux sylvestres et milieux palustres. Les territoires transrhénans étaient considérés inhospitaliers et ingrats parce qu’ils étaient couverts non seulement de profonds marécages, mais également d’immenses forêts. La description physique de la Germanie par Tacite est d’ailleurs sans équivoque, l’historien latin indiquant que cette terre est « aut siluis horrida

aut paludibus foeda »446. Par ailleurs, l’absence de la flore germanique dans les récits

anciens – notable principalement dans la Naturalis Historia de Pline qui, si explicite dans ses descriptions botaniques, néglige les plantes et les arbres des contrées septentrionales – laisse supposer une véritable méconnaissance romaine de la végétation de la Germanie, une ignorance de ses propriétés, de ses spécificités et de ses vertus alimentaires ou médicinales. On aurait pu croire à une amélioration de cette connaissance au cours des siècles

443 Voir entre autres Frontin Strat. 1.30.10, Tacite Ann. 1.50, Ann. 1.61, Ann. 2.5, Pomponius Mela 3.3.29-30 et Dion Cassius 56.20-21.

444 La Germanie était ainsi souvent considérée par les Romains comme un territoire impraticable en raison des forêts, cf. Strabon 7.1.4, Pomponius Mela 3.3.29-30, Tacite Ann. 2.5 et Dion Cassius 56.21. Voir aussi l’expérience de César dans les forêts des Ménapes, cf. César BG 4.38 et Orose Hist. 6.10.15.

445 Varron Rust. 1.7.8. Tacite Germ. 5 souligne également que le sol de la Germanie ne pouvait accueillir d’arbres fruitiers : « […] frugiferarum arborum inpatiens […] ». Pourtant, Pline NH 15.30.102-103 mentionne la présence de cerisiers dans la région.

446 « soit hérissée de forêts, soit enlaidie par les marécages » – Tacite Germ. 5. De même, les descriptions du site du désastre de Varus jumèlent un décor à la fois de forêts et de marécages, cf. Velleius Paterculus 2.119, Tacite Ann. 1.61 et Florus 2.30.

considérant la permanence de la présence romaine dans la périphérie rhénane, mais il n’en est rien; la même ignorance de la flore germanique semble frapper les auteurs tardifs. On peut conséquemment soupçonner que les Romains utilisaient peu les ressources végétales des confins rhénans et qu’il n’existait pas de véritable exploitation commerciale et d’importation de produits agricoles vers la Méditerranée. Le savoir limité des Romains quant à la flore germanique entraîna sans doute les auteurs anciens à focaliser leur discours sur un aspect tangible, menaçant et mystérieux du couvert végétal de la région, soit l’immensité des forêts dans ces secteurs limitrophes du monde romain. De la même façon, les connaissances environnementales romaines étaient limitées à propos des animaux sauvages présents dans les forêts du Nord, des animaux qui parfois relevaient de l’imaginaire plutôt que du réel.