• Aucun résultat trouvé

Les variations pluviométriques cernées par les climatologues pour la période romaine369 ne se reflètent évidemment pas dans les sources littéraires. Tout comme pour les

conditions atmosphériques, le référent des Anciens était spatial et non temporel : une région était considérée pluvieuse par rapport au point de référence méditerranéen et non, de toute évidence, par rapport à une période antérieure. Que la région deltaïque rhénane ait objectivement reçu moins de précipitations aux 1er et 2e siècles de notre ère que lors des

siècles précédents ne transparaît bien sûr pas dans les textes latins. Que le littoral septentrional de l’Europe ait subi une hausse de ses précipitations annuelles à partir du 3e

siècle n’est certes pas expliqué par les géographes grecs. Dans le cadre d’une histoire environnementale, les témoignages des auteurs gréco-romains peuvent donc difficilement servir à reconstituer les courbes pluviométriques et météorologiques; ce travail demeure réservé aux spécialistes des sciences de la Terre. Cela dit, les précipitations et les intempéries ponctuelles étaient des phénomènes naturels saisissables pour le témoin oculaire et par conséquent des phénomènes pouvant aisément être rapportés par les sources écrites. Dans le cas de la région du Rhin, la neige, la pluie, le vent et les tempêtes purent

donc peut-être à leur tour participer à la construction des représentations romaines de l’environnement rhénan.

Alors que les topoi du climat glacial et du tapis marécageux revenaient sans cesse dans les descriptions anciennes de la région, la question des précipitations demeura, quant à elle, relativement effacée. D’une part, considérant le fait que les auteurs anciens insistaient constamment sur l’intensité du froid rhénan, on aurait pu s’attendre, en toute cohérence, à une amplification littéraire semblable au sujet des précipitations nivales. Or, la neige n’est pas très présente dans les textes anciens. Dans un élan poétique, Virgile mentionne certes les neiges – niues – du Rhin370, mais aucune allusion à l’enneigement de la région ne se

retrouve dans les écrits plus pragmatiques de Tacite ou de Pline qui, pourtant, traitèrent régulièrement des tribulations romaines sur les rives du grand fleuve371. En réalité, dans

tout le corpus d’époque romaine, seul Pausanias – avec des généralités hasardeuses nécessitant, tel qu’il a été montré supra, une multiplication des bémols – fait référence à un enneigement important et cyclique des régions septentrionales incluant nommément les terres rhénanes372. De façon plus générale, la Germanie voisine suscita quelques

commentaires sporadiques au sujet de son couvert enneigé, mais les exemples sont rares et concentrés chez les auteurs tardifs : mention des neiges germaniques – αἱ χιόνες Κελτικαί – chez Dion Cassius373, allusion au pays des Francs menacé, « infesté » par les neiges –

niuibus infestum – par le panégyriste Nazarius374 et narration par Ammien des campagnes

de Julien en Germanie transrhénane où « per eos tractus superfusae niues oppleuere montes

simul et campos »375. Le peu de références directes à l’enneigement de la région rhénane et

370 Virgile Buc. 10.22-23.

371 Pline connaissait cependant bien le phénomène des précipitations nivales qu’il explique avec lucidité dans la Naturalis Historia, cf. Pline NH 2.61.152.

372 Pausanias Per. 8.28 et supra, p. 123, pour les réticences quant à la fiabilité du propos du périégète. Pausanias indique en fait que les fleuves du Nord, tels que le Danube, le Rhin, l’Hypanis et le Borysthène, coulent dans des contrées enneigées la plupart du temps : « οἳ ῥέουσι μὲν διὰ γῆς τὸ πολὺ τοῦ χρόνου νειφομένης […] ».

373 Dion Cassius 69.9. Il est à noter que chez Dion, le terme Κέλται et ses déclinaisons réfèrent habituellement aux Germains et à la Germanie plutôt qu’aux Gaulois et à la Gaule. Par exemple, au livre 38.35 de son histoire romaine, Dion mentionne les Κέλται d’Arioviste alors que la littérature latine utilise l’ethnonyme

Germani. Pour référer aux Gaulois, on retrouve généralement chez les auteurs grecs le mot Γαλάται.

374 Pan. Lat. 10.36.5.

375 « […] à travers ces contrées, les neiges répandues recouvraient les montagnes et les plaines » – Ammien Marcellin 17.1.10. Voir également Ammien Marcellin 17.9.4 où l’historien fait référence au couvert de neige dans la région de la Meuse.

de la Germanie ne signifie évidemment pas l’absence réelle de neige en hiver dans ces secteurs : le désintérêt des auteurs anciens pour les précipitations nivales reposait sans doute sur le fait qu’une neige ponctuelle et fugace n’influençait pas véritablement la vie quotidienne des communautés et n’apparaissait donc pas comme un attribut environnemental suffisamment exotique ou spectaculaire pour mériter, tel le froid ou les marécages, un rôle majeur dans les représentations sociales de la région. Il est vrai que, tout comme le climat rigoureux et les milieux palustres, des neiges abondantes auraient pu participer à l’image négative du territoire. Or, rares sont les récits anciens où ce fut véritablement la neige – et non le froid ou la glace – qui accabla les hommes376; un tel

constat amène à penser que l’enneigement annuel à l’époque romaine dans ces régions devait être modéré et éphémère, que la couche de neige devait être relativement mince et de courte durée, enfin que les conditions hivernales devaient somme toute être semblables à la situation actuelle377. Le voile blanc de l’hiver ne semble donc pas avoir bouleversé ou

perturbé les protagonistes et les observateurs. En fait, les rares mentions littéraires de l’enneigement des territoires rhénans et de la Germanie servaient la plupart du temps uniquement à renforcer l’image déjà forte du climat glacial et rigoureux des contrées septentrionales sans traiter davantage des spécificités et des contraintes d’un sol couvert de neige. Parallèlement, un regard global et scrupuleux sur le corpus littéraire gréco-latin ne m’a pas permis de cerner une seule mention dans la zone rhénane de véritables précipitations nivales, c’est-à-dire de chutes de neige, a fortiori de tempêtes de neige. Les représentations littéraires dessinent toujours un paysage hivernal figé où la neige ne tombe pas, mais se retrouve plutôt déjà au sol, recouvrant les plaines, encombrant les routes. Il semble ainsi clair que le rôle de la neige demeura marginal dans les représentations anciennes de la région rhénane et que les précipitations nivales, sans doute limitées, n’ébranlèrent pas la vie des communautés frontalières.

376 On trouve néanmoins quelques exemples, principalement Ammien Marcellin 17.9.4 qui indique que les soldats se plaignaient d’endurer la neige (et le froid) et Nazarius (Pan. Lat. 10.36.5) qui mentionne des routes difficilement praticables en raison de la neige (et du gel).

377 Selon les statistiques publiées par le Koninklijk Nederlands Meteorologisch Instituut (« Institut royal de météorologie des Pays-Bas »), la région deltaïque a connu en moyenne entre 3 et 21 jours de neige par année en fonction des secteurs entre 1981 et 2010. Toutefois, l’enneigement annuel varie grandement : alors qu’aucune accumulation de neige au sol n’a été enregistrée à l’hiver 2006-2007, on a compté en moyenne à travers le pays une quarantaine de jours avec neige au sol à l’hiver 2009-2010. Cf. Koninklijk Nederlands Meteorologisch Instituut (2012), 2.

D’autre part, ni la Germanie, ni la zone rhénane n’étaient ouvertement associées à des pluies récurrentes et excessives qui, parallèlement au froid et aux marécages, auraient pu également alimenter l’image de contrées rebutantes et inhospitalières. En fait, les sources littéraires offrent très peu de digressions géographiques portant précisément sur les précipitations moyennes du secteur rhénan et les auteurs reconnus pour leur contenu géographique – Strabon, Pomponius Mela, Pline l’Ancien, etc. – n’abordent pas cette question. Seul Sénèque souligne le climat humide – caelum umidum – de la Germanie, ajoutant que « ne aestas quidem imbribus caret »378. L’auteur des Naturales Quaestiones ne

construit toutefois pas une image extravagante des confins de l’œkoumène; il ne fait que lancer un commentaire factuel, sans connotation négative, s’appuyant en fait sur une comparaison sous-entendue avec le référent méditerranéen où la pluie demeurait réduite en été. La Germanie n’était donc pas présentée par Sénèque comme un milieu démesurément humide et pluvieux, mais simplement comme un territoire où les précipitations étaient régulières tout au long de l’année. Contrairement aux paradigmes du froid et du marécage utilisés à outrance pour accentuer le caractère hostile et terrifiant du territoire, la pluie ne servit pas à construire dans les traités géographiques une image négative de la région rhénane ou de la Germanie. En revanche, dans les récits événementiels et historiques, dès que la pluie faisait son apparition, elle était toujours déchaînée et diluvienne. Lors de son récit de la révolte batave, Tacite mentionne ainsi des pluies soudaines et abondantes – repente fusi imbres – qui empêchèrent la cavalerie romaine de poursuivre les ennemis germains lors d’une bataille dans le delta en 70379. L’historien décrit également les pluies

répétées de l’équinoxe – crebri per aequinoctium imbres – qui, la même année, firent déborder les cours d’eau deltaïques et interrompirent la saison des campagnes militaires380.

De même, Dion Cassius rapporte la pluie forte et violente – ὑετός λάβρος – qui avait dispersé les troupes et empêché les Romains d’avancer ou de s’arrêter en sûreté lors du désastre de Varus en Germanie381 et le panégyriste Mamertin relate des pluies abondantes –

378 « […] pas même l’été n’est dénué de pluies » – Sénèque Nat. 3.6.2. On pourrait également ajouter le fait que Tacite Ann. 1.56 indique que les sécheresses sont rares dans la région du Rhin, ce qui insinue évidemment des précipitations régulières évitant un assèchement des sols.

379 Tacite Hist. 5.18.2. 380 Tacite Hist. 5.23.3.

largi imbres – qui avaient haussé le niveau des cours d’eau sur la frontière germanique382.

Les allusions aux précipitations sont peu nombreuses, mais chaque fois, elles font état d’averses violentes et abondantes : la pluie, pourtant providentielle sur le pourtour méditerranéen, devenait ainsi torrentielle et dangereuse dans la région rhénane. Elle dispersait les troupes, stoppait les campagnes militaires et nuisait aux déplacements terrestres.

Par ailleurs, on aurait également pu s’attendre à ce que la récurrence du topos du froid rhénan entraîne parallèlement la diffusion chez les Anciens d’une représentation sociale du littoral septentrional comme un milieu soumis, par sa proximité avec l’Océan et la « zone polaire », à un vent glacial et cruel. Sénèque explique d’ailleurs comment l’horrible Boreas – horrifer boreas – soufflait sur les contrées septentrionales383 et Pline

indique que « uentorum frigidissimi sunt quos a septentrione diximus spirare »384. Ces

associations explicites entre la froideur des vents du Nord et le climat rigoureux demeurèrent toutefois confinées aux explications théoriques de Sénèque et de Pline dans leur traité d’histoire naturelle et n’eurent pas véritablement d’échos dans les narrations historiques. Tout comme c’était le cas pour la question de l’enneigement, le vent et ses effets sont pratiquement absents des récits gréco-romains mettant en scène l’environnement rhénan. Du reste, lorsque le vent s’invite dans les descriptions anciennes, ce n’est pas son caractère glacial qui attire l’attention, mais plutôt la puissance de son souffle. Pline mentionne ainsi les importants vents frappant le littoral germanique, plus efficaces que le soleil pour sécher la tourbe385. Il relate également les paysages cataclysmiques créés par les

vents violents dans la zone lacustre du delta : vents déracinant de grands chênes qui partaient ainsi à la dérive et obligeaient les flottes romaines à engager « un combat naval contre les arbres » – proelium nauale aduersus arbores386. De son côté, Dion Cassius

382 Pan. Lat. 2.12.6. 383 Sénèque Nat. 5.16.1.

384 « les plus froids des vents sont ceux dont nous avons dit qu’ils soufflaient du Nord » – Pline NH 2.48.126. Quelques paragraphes auparavant, Pline NH 2.46.119 précise que le Septentrio et l’Aquilo, nommé en grec Aparctias et Boreas respectivement, sont les vents du Nord.

385 « […] lutum uentis magis quam sole siccantes […] » – Pline NH 16.1.4. 386 Pline NH 16.2.5.

insiste sur le grand vent – ἄνεμος μέγας – qui, jumelé à la pluie forte et violente, rendait pénible les déplacements en Germanie387.

Ce couple pluie et vent, pouvant incarner la tempête ou le ciel orageux, ne fut pas souvent repris par les auteurs anciens pour décrire le temps météorologique des contrées rhénanes. Aucune source littéraire traitant de la frontière germanique ne rapporte de véritables orages, de véritables perturbations atmosphériques réunissant la foudre, le tonnerre, la pluie et les rafales de vent. La seule tempête explicitement signalée dans la région est celle subie par la flotte de Germanicus dans la mer du Nord. Dans une narration dramatique traduisant la terreur des soldats et le désarroi du jeune général, Tacite raconte le désastre de la flotte romaine soumise aux effets dévastateurs d’une tempête maritime au retour d’une campagne militaire en Germanie en l’an 16. Des nuages sombres, de la grêle, des bourrasques de vent, des vagues tumultueuses, un horizon incertain, des navires impossibles à contrôler… La tempête dispersa vers le large l’immense flotte de Germanicus incapable de s’ancrer, inondée sous le poids des vagues :

mox atro nubium globo effusa grando, simul uariis undique procellis incerti fluctus prospectum adimere, regimen impedire; milesque pauidus et casuum maris ignarus dum turbat nautas uel intempestiue iuuat, officia prudentium corrumpebat. omne dehinc caelum et mare omne in austrum cessit, qui humidis Germaniae terris, profundis amnibus, immenso nubium tractu ualidus et rigore uicini septentrionis horridior rapuit disiecitque naues in aperta Oceani aut insulas saxis abruptis uel per occulta uada infestas. quibus paulum aegreque uitatis, postquam mutabat aestus eodemque quo uentus ferebat, non adhaerere ancoris, non exhaurire inrumpentes undas poterant : equi iumenta sarcinae, etiam arma praecipitantur quo leuarentur aluei manantes per latera et fluctu superurgente388.

387 Dion Cassius 56.20.3 et 56.21.3.

388 « Bientôt, la grêle jaillit d’une masse sombre de nuages et, simultanément, de dangereuses vagues, créées par des bourrasques inconstantes venant de toutes parts, enlevèrent toute visibilité et entravèrent la conduite des navires. Le soldat, effrayé et ignorant des hasards de la mer, en dérangeant les matelots expérimentés ou même en tentant de les aider inadéquatement, nuisait à leur travail. Ensuite, tout le ciel et toute la mer se soumirent au vent du Sud qui, rendu puissant par les terres humides de la Germanie, par les fleuves profonds, par l’étendue immense des nuages, et plus terrible encore par la rigueur des contrées septentrionales voisines, dispersa les navires et les entraîna vers le large ou bien vers des îles aux rochers abrupts ou infestés de bas-fonds cachés et dangereux. Les navires s’échappèrent quelque peu et avec difficulté, mais après que la marée ait changé et se fût déplacée dans le même sens que le vent, il ne fut plus possible de demeurer fixés aux ancres, ni d’évacuer les flots qui envahissaient les navires. Les chevaux, les bêtes de somme, les bagages et même les armes furent jetés par-dessus bord afin d’alléger les coques des bateaux menacées sur les côtés et pressées sur le dessus par les vagues » – Tacite Ann. 2.23.

Cette tempête fut pour l’armée romaine un véritable désastre, comparable à une défaite militaire lourde en perte matérielle et humaine. Or, Rome ne plia pas ici devant la supériorité d’un peuple ennemi, mais bien devant la puissance et l’hostilité de l’environnement naturel. Suivant les propos de Tacite, « illa clades nouitate et magnitudine excessit »389, ce qui sous-

entend en quelque sorte le malaise romain face aux incertitudes d’une mer mal connue390.

Cette tempête maritime, destructrice pour l’armée romaine, a sans doute marqué les Méditerranéens et exacerbé l’inhospitalité et la menace de l’Océan septentrional, vaste voisin du delta du Rhin. Frappant la flotte de Germanicus aux confins du monde connu, elle avait d’ailleurs inspiré le poète Albinovanus Pedo qui, contemporain des évènements, s’était plu à narrer son caractère effrayant et surnaturel391. Cet épisode d’intempéries en mer du Nord est

toutefois unique dans le corpus gréco-latin et n’entraîna pas le développement d’un topos de la tempête ou de l’orage sévissant en continu aux limites septentrionales de l’œkoumène.

Somme toute, les précipitations, les vents et les tempêtes – phénomènes naturels qui auraient pu participer activement à la construction d’une image négative de l’environnement rhénan – ont peu été exploités par les auteurs anciens, ce qui laisse supposer que ces phénomènes météorologiques, d’envergure sans doute limitée, bouleversèrent peu les hommes et, à quelques exceptions près, ne marquèrent pas l’imaginaire collectif romain. En fait, contrairement au climat froid ou au gel fluvial, les précipitations et le vent, même exacerbés, demeuraient des phénomènes familiers pour les Anciens; des pluies torrentielles ou des rafales violentes de vent, même impressionnantes, n’étaient pas inusitées pour les Méditerranéens et n’ajoutaient donc pas une couleur exotique aux contrées rhénanes. Certains événements météorologiques, telle la tempête qui détruisit la flotte de Germanicus, frappèrent assurément les esprits, mais ces épisodes sont isolés et ne transformèrent pas une situation exceptionnelle, saisonnière ou localisée en topoi permanents et élargis comme ce fut le cas pour les marécages, le froid ou la glaciation fluviale. Les représentations sociales de ces manifestations atmosphériques respectaient donc la nature dynamique, cyclique et

389 « […] ce désastre surpassait par sa nouveauté et son ampleur » – Tacite Ann. 2.24. L’historien latin décrit ensuite, dans un langage exprimant toute la tragédie du moment, l’ampleur des destructions subies par la flotte et la détresse de Germanicus.

390 Comme le soulignent P. Jordan (2004), 9, et R. W. Brandt, S. E. van der Leeuw et L. H. van Wijngaarden- Bakker (1984), 3, la mer du Nord a toujours été reconnue pour ses fréquentes tempêtes maritimes, notamment sur les côtes néerlandaises.

éphémère de ces expressions climatiques et empêchaient l’enracinement dans la société romaine d’une image du delta comme un paysage figé, immobile. Cette versatilité de l’environnement naturel rhénan s’exprima également à travers les phénomènes hydrologiques qui, dans un milieu dominé par l’eau, se répétaient régulièrement et régissaient la vie des populations.