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3. 3 Rhétorique du discours métapoétique : la recusatio

LES FINS DE PHRASES DANS L’ODE ET DANS LE CADRE METRIQUE :

I. 3. 3 Rhétorique du discours métapoétique : la recusatio

Les réflexions métapoétiques sont relativement fréquentes dans les Odes. Elles sont bien sûr essentielles pour comprendre la pratique du lyrisme par Horace : nous ne nous y

interprétation : l’archaïsme « Diespiter » en témoigne, ainsi que l’emphase du rythme rhétorique dans la strophe

intéresserons ici que dans la mesure où elles sont développées selon des pratiques rhétoriques qu’il convient de mettre à jour.

Selon la pratique alexandrine du livre de poésie, le recueil des livres I-III est formé d’un prologue programmatique et d’un épilogue64. Dans l’ode 1.1, le poète affirme ses ambitions poétiques, lesquelles seront définies plus précisément au fur et à mesure du recueil. Mais la création poétique, à Rome, n’est pas coupée du monde, et lorsque le poète parle de son œuvre, il en parle, le plus souvent, à un ami, à un protecteur, parfois à un autre écrivain. La visée du poète est alors toujours d’expliquer à son allocutaire son projet poétique, de le convaincre de son intérêt, souvent en réponse à un autre projet, un projet qu’on lui propose ou bien qu’un autre poète a formé. Ces remarques prennent alors, plusieurs fois, la forme classique de la recusatio65.

Dans ces conditions, si l’on veut étudier l’organisation rhétorique de ces odes, on peut distinguer différents procédés utilisés : d’abord, pour convaincre l’allocutaire que le projet poétique qu’il lui soumet ne lui convient pas ; ensuite, pour présenter son propre projet. Cela permettra de repérer encore une fois des « unités rhétoriques » dont on pourra étudier la position métrique.

On constate une coïncidence quasi parfaite entre les fins d’« unités rhétoriques » et la fin de strophe. Ici ne se pose pas en effet le problème des sujets légers, où le poète se permettrait certaines libertés rythmiques ; au contraire, le poète définit ici son œuvre et recherche un rythme simple et clair.

Lorsque le poète refuse le projet poétique que son allocutaire lui soumet, il adopte des procédés rhétoriques qui visent à donner de la vigueur à sa recusatio66.

Fréquemment, il renverse le problème, en invitant, dans une exhortation, son allocutaire à réaliser lui-même son projet. De fait, cet allocutaire est plusieurs fois écrivain lui-même et il soumet ce projet à Horace parfois, non tant pour que celui-ci se l’approprie, mais parce que c’est le sien. Ainsi en 2.1. 9-16, au subjonctif le poète exhorte Pollion à se faire historien de la guerre civile :

Paulum seuerae Musa tragoediae desit theatris; mox, ubi publicas

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Sur ce principe de composition du livre de poésie, cf. par exemple M.S. Santirocco, 1980, p. 46. 65

Sur le discours métapoétique, parfois ambigu, de la recusatio, cf. notre introduction p. 34 sq. 66

La recusatio s’apparente souvent à une priamel. Cette figure, fréquente en poésie antique, consiste, rappelons-le, en une énumération de termes ou d’idées rejetés et servant de repoussoir pour introduire enfin l’idée voulue : sa forme générale est du type « non A, non B, non C, sed D » ; plus spécifiquement, pour ce qui nous intéresse ici, elle se schématise de la façon suivante « alii…, alii… ; sed ego… ». Sur la priamel, cf. W.H. Race, 1982 (définition : p. 7-16 ; rapport avec la recusatio : p. 21-22). D’après W.H. Race, p. 122 qui étudie ce procédé d’Homère à Boèce, « next to Pindar’s choral lyric, Horace’s Odes exhibit the most sophisticated use of priamels ». Sans paraître connaître le terme de priamel, E. Breguet, 1962, analyse le cliché « alius…, ego » chez les poètes latins, et reconnaît (p. 132-133) qu’Horace l’utilise fréquemment pour « délimiter le domaine que lui assigne sa Muse », en l’opposant à d’autres.

res ordinaris, grande munus Cecropio repetes cothurno

Cette invitation à réaliser son projet littéraire se double d’une invitation, au futur jussif, à revenir ensuite à la tragédie.

Le futur est souvent employé pour exprimer une exhortation adoucie, une invitation adressée à l’allocutaire ou à un tiers à réaliser le projet poétique qu’il soumet. Ainsi dans la première strophe de 1.6, il répond à Agrippa qu’il refuse d’écrire sur des sujets élevés et remarque que Varus ferait mieux que lui dans ce domaine : le verbe initial « Scriberis Vario fortis » peut alors être considéré comme une invitation indirecte adressée à Varus à écrire sur ce sujet. De même, en 2.12. 9-12, après avoir refusé la proposition de Mécène d’écrire sur des sujets épiques, dans une « phrase » qui est rattachée à la précédente par un énoncé-fonction (relation oppositive malgré le « –que ») il invite Mécène à réaliser lui-même ce projet67 :

... ; tuque pedestribus dices historiis proelia Caesaris, Maecenas, melius ductaque per uias regum colla minacium.

Dans tous ces passages, le poète renvoie à son allocutaire le soin de pratiquer un genre littéraire qu’il refuse. Cette pratique particulière de la recusatio se rencontre à des positions remarquables du recueil des Livres I-III : l’ode 1.6 se trouve au début du recueil, dans cette partie introductrice formée par les neuf premières odes, que l’on a reconnues comme étant les

Odes de Parade68 ; l’ode 2.1 ouvre le second livre ainsi que l’ensemble formé par les douze premières odes du livre II69; l’ode 2.12 clôt cet ensemble. En les plaçant à des positions privilégiées du recueil, Horace souligne l’importance de ces odes pour la définition du genre lyrique qu’il pratique.

Dans le second recueil, celui du livre IV, la même pratique se trouve dans l’ode 4.2. Horace refuse d’abord d’imiter Pindare en traitant des sujets nobles (v. 1-32), puis toute la seconde moitié de l’ode, à partir de la neuvième strophe, est écrite au futur pour inviter l’allocutaire, Jullus Antoine, à chanter lui-même César, tandis que lui, Horace, se contentera

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Entre les vers 1 et 9, le poète énumère les sujets épiques qu’il ne saurait traiter ; v. 9-12, il coordonne à cette énumération le conseil que Mécène lui donne. À tout cela s’oppose, en 2.12. 13-20, la définition des sujets lyriques que le poète désire traiter. On a ainsi un exemple complexe et remarquable de priamel, analysé par E. Breguet, 1962, p. 133.

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Depuis longtemps, on a remarqué que les neuf premières odes du livre I sont écrites en mètres différents, comme si Horace, pour ouvrir son œuvre, voulait donner la preuve de sa virtuosité de poète : sur l’unité de ce groupement, cf. notamment M.S. Santirocco, 1986, p. 14-41.

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L’ensemble formée par les odes 2.1 à 2.12 tient à l’alternance de strophes alcaïques et saphiques (jusqu’à la dernière en strophe asclépiades a) et la disposition annulaire d’odes parlant de philosophie (2.2-2.3, 2.10-2.11), d’amour (2.4- 2.5, 2.8-2.9), d’amitié (2.6-2.7). L’ode 2.1 et l’ode 2.12 se répondent : elles parlent de poésie à des grands hommes (Pollion et Mécène). Sur l’unité de ce groupe, cf. W. Ludwig, 1957 et M.S. Santirocco, 1986, p. 83-109.

de mêler sa voix à la foule (v. 33-60). Cette recusatio métapoétique est intéressante, car elle permet assez bien de situer certaines ambitiosn du livre IV par rapport au recueil précédent. Après les Livres I-III, le poète a désormais posé sa voix : il ne mesure plus son art en le comparant à d’autres genres comme l’histoire ou l’épopée, mais à une autre voix lyrique, celle de Pindare70. Surtout, dans cette ode 4.2, la recusatio prend une teinte différente de ce que l’on trouve dans les autres : lorsque le poète évoque son art personnel (v. 33-60), il le fait au futur (4.2. 47 : « canam »). Cette ode 4.2 est prononcée dans l’attente du retour à Rome d’Auguste parti combattre les Sygambres (4.2. 34-36). Par conséquent, cette recusatio n’est pas seulement la définition du lyrisme horatien par opposition à un autre genre, elle prend l’aspect d’une promesse d’un chant à venir, d’un chant renouvelé71 qui se mêlera à la voix de la communauté réunie autour de son chef et protecteur72.

Dans tous les cas précédents, pour refuser un projet poétique, Horace procède en renversant la situation, en invitant un autre à le réaliser : cette invitation se fait toujours en concordance parfaite avec le cadre strophique. Souvent aussi, Horace marque sa distance par rapport au projet poétique qu’on lui soumet en recourant à un énoncé en modalité interrogative. Par une interrogation rhétorique, il prend une distance par rapport aux récits qu’on lui demande de faire. C’est ce que l’on note dans les strophes de 1.6. 13-16 et 2.1. 29-36 :

Quis Martem tunica tectum adamantina digne scripserit aut puluere Troico nigrum Merionen aut ope Palladis Tydiden superis parem?

Quis non Latino sanguine pinguior campus sepulcris impia proelia testatur auditumque Medis Hesperiae sonitum ruinae ?

Qui gurges aut quae flumina lugubris ignara belli ? Quod mare Dauniae non decolorauere caedes ?

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Dans le premier recueil, Horace mesure également implicitement son art à Pindare lorsque, en 1.12, il le cite dans le motto initial, mais il n’y avait pas de réflexion métapoétique : il s’agissait plutôt de montrer les relations entre son lyrisme, qu’il commençait à définir, et celui de Pindare. Dans cette seconde ode du livre IV, qui peut être conçue comme un second prologue après 4.1 (M.C.J. Putnam, 1986, p. 62), le genre lyrique d’Horace est désormais établi et il peut souligner sa pratique en la comparant à celle de Pindare.

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Assurément, le futur « canam » peut s’interpréter comme un futur performatif qui indique l’action dans laquelle le locuteur est sur le point de s’engager. Cependant, le contexte global de cette partie de l’ode invite à voir la promesse d’un nouveau chant. M.C.J. Putnam, 1986, p. 60-62, note que le chant que promet Horace est un rêve de renouveau puisqu’il doit accompagner le retour d’Auguste. Le vocabulaire employé insiste sur l’idée de renouvellement (v. 43 : reditu, v. 47 : recepto ; v. 58 : referentis).

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Auguste, absent de Rome dans cette ode 4.2, est encore attendu dans l’ode 4.5. Par ailleurs, 4.4. et 4.14 fêtent le retour de Drusus et Tibère. M.C.J. Putnam, 1986, p. 31 note avec raison que l’un des thèmes majeurs du livre IV est celui du renouvellement, de la revitalisation, de Rome, mais aussi de la voix poétique. Le livre IV multiplie les promesses d’un nouveau chant : 4.2. 46-48, 4.5. 37-40, 4.11. 31-36, 4.15. 4.15. 25-32.

Quae caret ora cruore nostro ?

Au sujet de l’ode 2.1, M. Lowrie note très justement qu’après avoir encouragé Pollion dans son projet d’écrire une histoire des guerres civiles, Horace paraît faire sien ce projet en commençant une narration dans les strophes 5 à 7, mais cette narration tourne court au vers 29, lorsque par des interrogations rhétoriques, le poète met à distance son propre récit73 : passant au régime du discours, il exprime l’impossibilité de donner une image complète de ces guerres. Il en va de même en 1.6. 13-16, où l’interrogation rhétorique permet au poète de dire son incapacité à traiter des sujets mythiques. Dans les deux cas, ces interrogations rhétoriques s’achèvent en fin de strophe.

Refusant le projet qu’on lui soumet, le poète peut aussi feindre de ne plus s’adresser à son allocutaire, et s’encourager lui-même à garder son projet personnel. Ce procédé rhétorique passe par des exhortations adressées à soi-même ou à sa muse, et par des interrogations oratoires. C’est ce que l’on trouve dans les dernières strophes des odes 2.1 et 3.374 :

2.1. 37-40 :

Sed ne relictis, Musa procax, iocis Ceae retractes munera Neniae, mecum Dionaeo sub antro quaere modos leuiore plectro.

3.3. 69-72 :

Non hoc iocosae conueniet lyrae; quo, Musa, tendis ? Desine peruicax referre sermones deorum et

magna modis tenuare paruis.

Dans les deux exhortations juxtaposées de 2.1. 37-40, avec un « sed » initial très fort, le poète affirme sa volonté de traiter des sujets légers. La strophe 3.3. 69-72 est un peu plus agitée. C’est le seul passage métapoétique que nous rencontrons où une « unité rhétorique » s’achève en cours de strophe : l’interrogation « quo, Musa, tendis ? » s’achève à la coupe du vers, pour laisser la place à une injonction forte.

On voit ainsi que la rhétorique utilisée dans ces odes est, dans ses limites externes, en concordance avec le cadre strophique. La plupart des odes où Horace définit son projet poétique s’adresse à un allocutaire qui lui soumet un projet : ces odes ont alors pour visée de convaincre l’allocutaire que ces projets ne conviennent pas. La rhétorique est simple et use de

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M. Lowrie, 1997, p. 176-185 : “the intervening stanza progress from the vivid representation of enargeia (17-24) to narrative (25-28) to rhetorical questions (29-36), from Pollio’s history to Horace’s preferred manner of voicing civil war”.

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Dans les deux cas, il s’agit d’un procédé de rupture où le poète annonce explicitement la fin de l’ode en disant qu’il cesse de parler, parce qu’il abandonne un sujet qui ne lui convient pas. Ce procédé de « formule de rupture » (Abbruchsformel) a été défini et étudié dans le lyrisme pindarique par W. Schadewaldt, der Aufbau der Pindarischen Epinikion, 1928, Schrifter der Königsberger Gelehrten Ges., G. Kl. V 3, p. 311 sq. cité par E. Fraenkel, 1957, p. 239 qui étudie ce même phénomène dans les Odes d’Horace.

procédés aisément identifiables. Il est peu d’odes où le poète se contente d’affirmer sa pratique poétique, où l’allocutaire n’est sollicité que comme témoin. Parmi les odes écrites en quatrain, on n’en trouve qu’une, la dernière du livre II, qui soit adressée à Mécène : celui-ci n’est sollicité que comme témoin des affirmations du poète. L’ode s’achève seulement sur une exhortation qui ne semble cependant pas être adressée directement à Mécène :

Absint inani funere neniae luctusque turpes et querimoniae; conpesce clamorem ac sepulcri mitte superuacuos honores.

Après avoir affirmé que sa poésie le rendra immortel, le poète conclut sur cette strophe où il encourage ses contemporains à ne pas se soucier de sa mort physique.

Ainsi voit-on que dans ces odes où le poète parle de son projet poétique, il adopte une rhétorique qui vise à convaincre l’allocutaire du bien-fondé de ce projet par opposition à d’autres qu’on lui soumet. Cette rhétorique assez simple est constituée d’ « unités » qui toujours s’achèvent en fin de strophe. Ces odes témoignent par là d’un rythme global relativement calme, où s’affirme la confiance du poète en son travail de créateur.

Nous allons maintenant nous intéresser à la dernière posture, au dernier masque que, selon ce que nous avons pu reconnaître dans notre introduction, le poète peut prendre dans ses

Odes : la posture du célébrant.