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3 : LES TENSIONS SANS PAUSE DE SENS : LES ENJAMBEMENTS COMPACTS

LES FINS DE STROPHES ET LEURS RAPPORTS AVEC LE DEPLOIEMENT PHRASTIQUE

II. 3 : LES TENSIONS SANS PAUSE DE SENS : LES ENJAMBEMENTS COMPACTS

Comme l’a montré le Tableau A-3, les enjambements compacts sont quasi exclusivement le fait des odes en strophes alcaïques. Avec ce type de strophe, la fréquence des enjambements compacts est de 19,6 %. En strophe asclépiade b, la fréquence est très proche, mais, compte tenu du faible nombre d’odes écrites en cette strophe, le nombre absolu d’enjambements compacts est faible (6). Dans les odes écrites en strophes asclépiades a et surtout saphiques, les enjambements compacts sont exceptionnels.

L’enjambement compact représente le cas où la phrase se déploie sans prendre appui sur les limites du cadre strophique et où aucune pause de sens n’est sensible en fin de strophe. Il y a alors opposition nette entre les deux grilles, métrique et rhétorique : le repère métrique de changement de strophe intervient au milieu d’un groupe syntactique unitaire. La rareté de cette structure montre combien les strophes asclépiades a et saphiques sont des strophes closes, au rythme plutôt globalement univoque, par opposition aux strophes asclépiades b et alcaïques. Dans l’étude menée sur les hexamètres de Virgile, J. Dangel reconnaît dans l’enjambement compact un effet très puissant de surprise qui participe d’une tonalité pathétique et fait sentir un désordre passionnel1. Assurément, les choses sont différentes dans des odes en strophes : contrairement à un vers, une strophe horatienne peut constituer une unité de sens, si bien qu’une phrase qui s’y déploie sans respecter le cadre métrique y choque particulièrement.

Il faut donc étudier avec précision ces cas d’enjambements compacts. K. Büchner s’est intéressé de façon approfondie, mais peu systématique, la nature grammaticale des mots qui créent la tension syntaxique dans l’enjambement compact. Mais, à vrai dire, une telle étude n’amène à aucune conclusion importante2. On sait qu’une tension syntaxique provient de l’attente d’un mot déterminant venant après le mot déterminé ; on ne sera pas surpris que la majorité des enjambements compacts viennent de la séparation entre deux strophes d’un groupe sujet/verbe, objet/verbe, adjectif/nom, ou tout autre groupe du même type.

Ainsi parfois la tension n’est créée que par le verbe qui seul peut clore le réseau de relations syntaxiques formées par les groupes sujet et objets intervenant dans la strophe précédente. C’est le cas par exemple de 1.2. 47-49 :

neue te nostris uitiis iniquum ocior aura

tollat ; hic magnos potius triumphos,

1

J. Dangel, 1985, p. 81-82. 2

Pour les analyses précises de la nature syntaxique des mots en tension, nous ne pouvons que renvoyer à l’étude de K. Büchner, 1939, art. cit. = id., 1962, p. 56-68.

hic ames dici pater atque princeps,

Dès le début du vers 47, l’objet « te » développé par un groupe adjectif, fait attendre le verbe « tollat » en rejet qui le met en rapport avec le sujet « ocior aura ». C’est donc bien le verbe à lui seul, placé en rejet, qui clôt la tension suscité par le rapprochement d’un sujet et d’un objet sans terme recteur.

Mais l’enjambement compact peut également intervenir au centre d’un groupe nominal, ce qui n’exclut pas qu’il y ait également tension avec le reste de l’énoncé. Ainsi en 3.14. 9 :

5

9 10

Vnico gaudens mulier marito prodeat iustis operata sacris et soror clari ducis et decorae

supplice uitta

uirginum matres iuuenumque nuper

sospitum. ...

On a mis en gras l’ensemble du groupe nominal où l’adjectif « decorae » fait attendre le nom « matres » qui n’arrive qu’à la strophe suivante ; la tension est interne au groupe nominal, mais indirectement elle met aussi en jeu la proposition entière puisque « matres » est un sujet, nécessaire à la syntaxe et au sens, du verbe « prodeat ».

Il paraît possible de définir les limites d’un « groupe en tension syntaxique », de dire où commence l’effet d’attente syntaxique et où elle s’achève : on peut ainsi isoler les groupes syntactiques unitaires qui font l’objet d’un enjambement compact, et suscitent une tension interne du fait du changement de strophe. Dans le cas de 3.14. 7-9, il s’agit, en premier lieu, du groupe nominal qui débute au cours du troisième hendécasyllabe et s’achève à la coupe du premier de la strophe suivante.

En premier lieu, sans doute, il convient d’essayer de définir ces groupes syntactiques en tension entre deux strophes, dans leur nature et leurs limites. C’est cela qui nous permettra de repérer la concentration, ou au contraire l’ampleur de la tension que crée l’enjambement compact. Nous commencerons par expliquer comment il nous semble possible de repérer la nature et les limites des groupes syntactiques en enjambement, puis nous en examinerons la longueur.

II.3. 1 : Nature et longueur des groupes syntactiques en enjambement i. Définition des groupes syntactiques en enjambement : nature et limites

Afin d’étudier l’ampleur de l’effet créé par des enjambements compacts, il nous semble possible et nécessaire de définir les groupes syntactiques unitaires dans lesquels se font sentir les tensions dues à l’enjambement compact : il nous faut identifier les limites de ces groupes.

 Groupes syntaxiques en tension, limités de part et d’autre par des changements de proposition

Bien souvent, on peut être tenté d’identifier le groupe syntactique à l’énoncé tout entier, soit isolé (phrase simple), soit constituant d’un énoncé plus vaste (proposition3).

Il arrive, dans quelques cas, qu’une phrase courte enjambe le changement de strophe : les limites du groupe sont alors aisément identifiables. Citons par exemple 1.35. 36-37 :

33

35

40

Heu, heu, cicatricum et sceleris pudet fratrumque. Quid nos dura refugimus aetas, quid intactum nefasti

liquimus? Vnde manum iuuentus

metu deorum continuit? Quibus

pepercit aris? O utinam noua incude diffingas retusum in Massagetas Arabasque ferrum!

Nous avons déjà étudié ces deux strophes où l’hymne à Fortuna se transforme en déploration des guerres civiles4. L’enjambement compact de l’interrogation rhétorique la rend plus pathétique : il crée un rythme complexe, heurté, tiraillé entre le sens et le respect du cadre strophique.

Dans l’exemple ci-dessus, on ne peut trouver de groupe syntactique unitaire plus petit que la phrase en enjambement : le premier mot « unde » fait déjà attendre le dernier, le verbe, « continuit ». La tension syntaxique est présente de façon identique du début à la fin de la phrase.

L’identification du groupe syntactique en enjambement devient plus difficile, dès que la phrase s’allonge ou se complexifie. Citons le cas de 1.5. 12-13 :

9 qui nunc te fruitur credulus aurea,

3

Rappelons que l’on peut définir la proposition « comme un constituant phrastique pouvant être pris tel quel comme phrase » (C. Touratier, 1994, p. 503).

4

10

13

qui semper uacuam, semper amabilem sperat, nescius aurae

fallacis. Miseri, quibus

intemptata nites. ...

On pourrait être tenté d’identifier le groupe syntactique en tension à la proposition relative débutant à « quibus ». Mais cela reviendrait à isoler « Miseri », à supposer, entre « miseri » et « quibus », une pause de sens. En réalité, ce mot, seul représentant de ce que les grammaires traditionnelles appelleraient la proposition principale, n’a aucune autonomie sémantique5. Le groupe syntactique le plus petit que nous identifions en enjambement correspond donc là-encore à la phrase complète.

Qu’en est-il par ailleurs lorsqu’en enjambement se trouve une proposition coordonnée à une précédente mais avec laquelle elle a des éléments en commun. Doit-on dire qu’il y a tension syntaxique dès la première proposition ? Voyons le cas de 2.17. 24-25 :

21

25 26

utrumque nostrum incredibili modo consentit astrum ; te Iouis impio tutela Saturno refulgens

eripuit uolucrisque Fati

tardauit alas, cum populus frequens

laetum theatris ter crepuit sonum ;

Nous avons mis en gras la proposition « uolucrisque Fati tardauit alas ». Certes, se trouve alors isolé le sujet commun aux deux propositions coordonnées « Iouis tutela » ; mais on ne saurait dire qu’une tension syntaxique existe entre ce sujet et le second groupe verbal : « uolucrisque Fati tardauit alas » prend l’apparence d’une relance. Au contraire, la proposition mise en gras constitue un apport sémantique complet que l’on peut donc considérer comme le plus petit groupe syntactique unitaire identifiable en enjambement : le premier mot de cet énoncé « uolucris » est d’ailleurs en disjonction avec le dernier, « alas ». Cette tension, cet effet d’attente est d’ailleurs ici mimétique : la pause de fin de strophe, alors qu’une résolution syntaxique est attendue, imite l’arrêt du destin (v. 24 : « tardauit »), quand Mécène réchappa à la mort.

5

Cela incite donc à ne pas lui reconnaître la valeur de proposition. C. Touratier, 1994, p. 503 considère qu’un mot comme « miseri » ici n’est pas un constituant de l’énoncé mais l’énoncé lui-même. C’est donc l’ensemble de la phrase qui doit être reconnu comme groupe syntactique unitaire.

Lorsque se trouvent coordonnés deux verbes, s’ils ont simplement un sujet ou un objet en commun, mais que, malgré tout, ils sont le centre d’un énoncé qui constitue un apport sémantique complet, on considérera qu’il n’est pas pertinent de considérer qu’il y a tension dès la première proposition. Mais qu’en est-il quand il n’y a qu’un seul verbe mais qu’il y a coordination de sujets ou d’objets différents? Citons 2.9. 15-17 et 3.3. 18-21 :

2.9. 13-17 :

At non ter aeuo functus amabilem plorauit omnis Antilochum senex annos nec inpubem parentes

Troilon aut Phrygiae sorores

fleuere semper. …

3.3. 17-21 :

gratum elocuta consiliantibus Iunone diuis : “Ilion, Ilion

fatalis incestusque iudex et mulier peregrina uertit

in puluerem. ...

Dans les deux cas que nous venons de citer, un unique verbe « fleuere semper » (2.9. 17), « uertit in puluerem » (3.3. 21) régissent un objet et deux sujets coordonnés. Faut-il considérer que la tension syntaxique résolue par les termes rejetés débute avec le sujet immédiatement antérieur ou débute avec l’objet ? Sans doute ce second sujet et ce verbe formen-il un noyau très unifié6, mais il ne nous paraît pas possible d’y voir un groupe syntactique isolable. D’une part, en effet, « fleuere » ne se comprend pas sans « inpubem Troilon », pas plus que « uertit in puluerem » sans « Ilion ». D’autre part, ces deux objets font déjà attendre le verbe. Autrement dit la tension débute avec « nec inpubem » en 2.9, avec « Ilion » en 3.3. Les groupes syntactiques en tension sont donc ici assez larges : la tension commence très loin avant sa résolution. Comme dans le cas précédent de 2.17, ces deux enjambements sont pleins de sens. En 2.9, le prolongement de la tension syntaxique au-delà de la strophe mime l’idée des pleurs éternels qui sont le fait de Valgus, mais non de la famille de Troïlus ; en 3.3, il fait sentir la marche implacable du destin qui a détruit Troie7.

Lorsqu’il y a coordination entre plusieurs sujets ou plusieurs objets, on considérera donc que le premier déjà fait attendre la résolution par le verbe et que donc le groupe syntactique en tension débute avec lui.

 Groupes syntaxiques en tension, suivis d’une rallonge

Mais qu’en est-il de la fin de la tension ? La section précédente a rappelé que dans un énoncé, des éléments pouvaient intervenir à la fin sans être attendus, à la manière de

6

Un groupe [sujet / verbe] : l’effet d’un tel groupe de part et d’autre du changement de strophe provoque un effet tout particulier qui fera l’objet d’une étude différente plus loin.

7

La seule différence entre les deux cas est que, en 2.9. 17, l’énoncé s’achève à la coupe, et 3.3.21, en cours de vers. Le cas est donc plus brusque.

rallonges8. Devons-nous considérer ces rallonges comme incluses dans le groupe syntactique en tension ? Qu’en est-il par exemple du « semper » de 2.9. 17 ? Ici, on peut sans doute considérer qu’il forme avec le verbe un groupe insécable. Lorsqu’il s’agit d’un complément du verbe, même circonstanciels et donc facultatifs, on considérera qu’il fait partie du groupe syntaxique en tension. En revanche, dans le cas de groupes adjectifs ou participes en rallonge, il ne nous semble pas qu’il faille les inclure dans le groupe syntactique en tension. Citons par exemple 3.10. 13-20 et 4.14. 9-13 :

3.10. 13-20 :

O quamuis neque te munera nec preces nec tinctus uiola pallor amantium nec uir Pieria paelice saucius curuat, supplicibus tuis

parcas, nec rigida mollior aesculo

nec Mauris animum mitior anguibus: non hoc semper erit liminis aut aquae caelestis patiens latus.

4.14. 9-13 :

... . Milite nam tuo

Drusus Genaunos, inplacidum genus, Breunosque uelocis et arces

Alpibus impositas tremendis

deiecit acer plus uice simplici.

Dans le paraklausithuron de 3.10, le poète supplie Lycé d’avoir pitié de lui9. Ces deux strophes présentent une phrase d’une construction remarquable, une véritable période. La protase, concessive, insiste sur la difficulté de fléchir Lycé ; s’oppose l’apodose qui exprime la prière proprement dite, assortie d’une menace finale dans les deux derniers vers. Mais cette période rhétorique est en discordance avec le cadre strophique : la prière proprement dite est à cheval entre les deux strophes : « supplicibus tuis ||| parcas ». C’est cette prière qui doit être considérée comme le groupe syntactique en tension : il faut en exclure, en effet, la rallonge formée par les deux groupes adjectifs qui suivent, qui sont inattendus, et qui apportent des informations toutes différentes. Ce décalage entre la structure rhétorique et le cadre strophique souligne nettement la souffrance passionnée de l’amant : le rythme complexe suscité ici montre les incertitudes, l’inquiétude du poète qui supplie sa bien-aimée.

De même en 4.14, la rallonge finale « acer plus uice simplici » est une addition qui apporte une description de Drusus non indispensable à ce qui précède, ni syntaxiquement, ni sémantiquement. Dans cette phrase, la tension sémantico-syntaxique est très forte. Dans la première strophe, le camp des Romains (« Milite nam tuo Drusus ») est confronté au camp

8

Cf. p. 176 sq. 9