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PROPRIETES MENTALES ET VARIABLES LATENTES

2.1 Le problème de la mesure en psychologie

2.3.2 Retour à la RTM

La théorie Repesentational Measurement Theory (RTM) part d’une « représentation » numérique de la réalité, donc en rupture avec l’adhésion d’une réalité par nature numérique (Kyngdon, 2008b).

2.3.2.1 Le besoin d’un isomorphisme

La RTM considère qu’il y a un système relationnel empirique entre l’attribut et les valeurs. Comme le dit Sherry (2011) : « Representation differs from description », donc nous sommes bien dans un processus de représentation formalisé. Pour avoir une telle mesure, il faut un homomorphisme entre les qualités de l’attribut et une échelle numérique. McGrath (2005b) cite Krantz, Luce, Suppes, & Tversky (1971) : « Most of the psychometric literature is based

on numerical rather than qualitative relations (e.g. matrices of correlation coefficients, test profiles, choice probabilities) [...] For example, in scaling aptitude, intelligence, or social attitudes, test scores or numerical ratings are usually interpreted as measures of the attribute in question. But in the absence of a well-defined homomorphism between an empirical and a numerical relational structure, it is far from clear how to interpret such numbers ». (pp. 32–

33). C’est à mon sens en effet dans cette définition claire d’un homomorphisme que se situe le vrai problème du mesurage.

2.3.2.2 Même en physique…

Il faut impérativement vérifier cet homomorphisme entre la propriété mentale et une échelle numérique. Les mesures conjointes ne sont qu’un cadre formel de validation d’un tel homomorphisme potentiel entre un phénomène et des valeurs numériques. Le cadre des mesures conjointes n’est guère applicable en psychologie pour les raisons évoquées précédemment (les erreurs de mesures entre autres). Il n’y a donc pas de moyens formels de valider un tel homomorphisme. Mais Markus & Borsboom (2013a) considèrent que la démarche empirico-pratique en physique butte souvent sur le même problème que la psychologie. Même pour la physique, le cadre formel de la mesure est une idéalisation. En effet, Sherry (2011) renvoie la critique du cadre formel de la mesure adressée aux psychologues (comme Michell le fait) aux problèmes pratiques du cadre formel en physique :

158 « Structural similarity in the sense of mathematical isomorphism is too strong a requirement,

and the situation in contemporary physics supports this claim [...] Measurement theory analyzes procedures used to derive quantitative measures from qualitative observations [...] a representation theorem requires us to treat a collection of concrete observable things as a set in the strict mathematical sense [...] In truth, a representation theorem describes the idealized assumptions we bring to a genuine empirical relational system in order to produce a hypothetico-deductive system that can take advantage of the inferential powers of arithmetic »

Car, de fait, même les propriétés physiques considérées comme quantitatives ne vérifient pas les axiomes formels « length and distance are approximately continuous » (Sherry, 2011). Falissard (2008b) souligne que « les physiciens des particules reconnaissent souvent qu’il

leur est impossible de définir véritablement ce qu’est une mesure, tout en précisant, cependant, que cela ne les empêche nullement d’en réaliser » (p. 7). De même pour l’analyse

conjointe, Sherry (2011): « Plainly a conjoint system depends upon idealization in exactly the

ways an extensive measurement does. Here too, our belief that a particular domain approximately satisfies a conjoint system does not rest upon an inductive generalization from observations of the domain. It rests, instead, upon an objective inference from the benefits of treating the objects as though they satisfy the axioms ».

2.3.2.3 Une demarche pragmatique

Donc, la démarche pragmatique est pour Sherry (2011) au cœur de la mesure même en physique, basée sur une abduction, c’est-à-dire des hypothèses émises de mesurabilité, ensuite passée au crible de la démarche déductive et inductive, avec un effet de boucle critique, se référant à une assertibilité garantie : « both the claim that temperature is a continuous

quantity and the claim that it is measured by Fahrenheit’s mercuryin glass thermometer rest on abductive grounds [...] our justification for applying real numbers to the domain is abductive » (p. 517). Vouloir imposer un cadre formel renvoie à l’impossibilité pratique de

valider n’importe quelle mesure, « The history of temperature suggests a middle path between

embracing a research program dictated by measurement theory and simply abandoning the scientific task of quantification. » ; et Sherry encourage les psychologues à adopter une

démarche pragmatique (comme celle de Black pour la temperature) : « It is open to

psychologists to be encouraged or discouraged in their attempts to quantify mental attributes by comparing their accomplishments with Black’s ». L’idée n’est pas d’accepter une

159 objectivée, telle que Sherry (2011) le pose : « Acceptance of the pragmatic approach to

quantification does not, of course, entail the existence of quantitative psychological attributes. The pragmatic value must be demonstrated. » (p. 253).

La démarche reconnue pragmatique liée aux propriétés mentales permet de contourner le problème de la recherche de la « vérité » quantitative sous-jacente à la mesure d’une propriété mentale car une telle « vérité » n’est pas l’objet de notre démarche. Nous devons questionner, relativement à notre connaissance et pratique du phénomène étudié, si celui-ci est mesurable ; c’est-à-dire s’il répond à une propriété à même d’être représentée par une mesure, et si oui laquelle. En psychologie, la mesure est justifiée par son assertibilité garantie, donc en permanence questionnable car basée sur le cadre de nos connaissances et de nos pratiques. L’opérationnalisation de la mesure associée aux propriétés mentales est en phase avec la conceptualisation : c’est une démarche pragmatique-réaliste de représentation d’une propriété.

2.3.3 Que veut dire attribuer une valeur numérique ?

La discussion centrale sur la mesure est la critique de l’affectation de valeurs quantitatives à des propriétés mentales. Bien des auteurs considèrent qu’il faudrait user essentiellement de mesures ordinales ou nominales comme je l’ai déjà dit (Sijstma, Michell par exemple).

2.3.3.1 La densité

La plupart des auteurs s’accordent à considérer que la plupart des propriétés mentales sont au minimum des propriétés ordinales (on peut leur attribuer une propriété de « plus » ou « moins » sans pour autant pouvoir attribuer une échelle numérique). Ces auteurs, avec raison, pointent le fait que d’une variable ordinale on ne peut pas passer sans discussion à une variable numérique comme le font la plupart des auteurs usant de mesures en psychologie. Michell (2012) rappelle que cette validation ne peut se faire uniquement en considérant que la propriété est « plus » ou « moins » présente chez une personne car cela n’implique qu’une relation ordinale et non numérique. Il faut justifier un homomorphisme entre la propriété et une échelle numérique. Donc, il faut discuter de la capacité à représenter la propriété mentale sur un continuum numérique. Le recours au cadre formel de la mesure (ou mesures conjointes) n’est pas possible en psychologie et donc interdit cette vérification. Mais je considère, en phase avec Sherry (2011), que concrètement la démarche doit être autre car on ne peut jamais prouver empiriquement que des données vérifient le cadre strict de la logique- mathématique (qui demande une infinité de résolutions).

160 La différence entre une variable ordinale et une variable continue peut être comprise comme un passage d’une variable ordonnée, respectant donc un ordre simple, à une variable respectant une densité au sens mathématique25. Luce & Suppes (2002) considèrent en effet que « La mesure en plus d’une relation d’ordre peut se définir par la densité d’un objet. La

propriété archimédienne assure une forme de densité ». La question de la légitimité de

considérer une propriété mentale comme représentée sur une échelle numérique envoie à la légitimité de considérer une propriété mentale comme dense, que l’on peut considérer comme pouvant être représentée sur un continuum numérique, c’est-à-dire vérifiant une « continuité » sur un intervalle. Or Sherry (2011) Remarque : « The Archimedean condition is likewise

impossible to verify by simply observing the behavior of the domain ».

2.3.3.2 La continuité empirique

Partant d’une démarche pragmatique, Sherry (2011) considère qu’il faut montrer qu’une propriété est “approximativement quantitative” par le fait qu’elle est “empiriquement continue” : « Satisfaction of something like the conditions of empirical continuity in Körner

(1962) will suffice for measurement [...] When Michell observes that predictive failure of weaker tests won’t rule out the hypothesis that an attribute is quantitative, he implies that the stronger tests made possible by measurement theory could rule out the hypothesis that an attribute is quantitative. But it’s a myth to think such a test might once and for all rule out an hypothesis of quantity [...] If treating an underlying attribute, say intelligence, as quantitative allows one to employ mathematics to bring order to the data, then a plausible explanation for this success is that the attribute is approximately quantitative. »

Körner (1962) différencie en effet le concept mathématique et le concept empirique de « continuité ». En mathématique, une classe est divisible en une infinité de sous-classes, ce qui est impossible empiriquement ; il est donc impossible empiriquement de montrer la densité d’une propriété. Le modèle mathématique est une idéalisation. Pour Körner, un ensemble empirique est dense s’il est divisible entre les différents éléments, c’est-à-dire pour Körner (1962) « the notion of an empirically coninuous series of classes P1, P2, ... Pn serves

equally to explain the notion of continuous qualitative change of one thing and of a continuous gradation of a number of things » (p. 13). C’est une démarche “subjective” pour

Körner, prenant par exemple le spectre des couleurs qui peut être appréhendé comme un

25 Je ne développe pas la densité dans sa formalisation mathématique car cela renvoie à des notions de topologie

qui demanderaient des développements longs. Mais intuitivement ce terme de « densité » se comprend sans le recours au formalisme mathémitique.

161 spectre continu ou comme une variable ordinale catégorisée selon les personnes. La continuité empirique renvoie donc à une densité empirique au sens d’une objectivation rationnelle d’une graduation continue par une démarche rationnelle empirique… mais bien inscrite dans une pratique sociale car « subjective ».

2.3.3.3 Valider la continuité empirique

Valider empiriquement un continuum fut l’objet des approches psychométriques à leur émergence (voir O. Martin, 1997). Ma position ne se prétend pas dans la continuité de ces travaux (Spearman, Thurstone, …) dans le sens où je me positionne dans une démarche pragmatique sans prétendre mesurer un objet « vrai » qui serait en tout temps et en tout lieu mesuré de la même manière. De ce point de vue, ce que Hacking développe dans « l’âme

réécrite » (Hacking, 2006) sur la mesure et les moyens de la valider me parait plus proche de

mon approche.

Hacking pose qu’il faut vérifier l’hypothèse d’absence d’écart c’est-à-dire concrètement que sur tout segment de l’échelle, je peux théoriquement trouver une personne vérifiant cette valeur. La démarche subjective de la continuité empirique revient à cela. Mais on peut user de tests statistiques pour vérifier si une distribution empirique peut être considérée comme non- statistiquement différente d’une distribution théorique. La difficulté est de poser la loi théorique. Usuellement on utilise la loi normale, mais comme le dit O. Martin (1997), la loi normale est passée d’un « outil pratique » à « un statut ontologique ». Il faut donc justifier ce choix. Les tests de Kolmogorov-Smirnov ou de de Shapiro-Wilk peuvent par exemple être utilisés car ils testent l’adéquation d’une distribution empirique et d’une distribution théorique (tests non-paramétriques, donc utilisables avec de petits échantillons). Mais un test visuel à partir de la distribution empirique peut suffire. L’objectif est de vérifier empiriquement qu’il n’y a pas de segments sans valeur.

Hacking pose qu’il faut une absence de seuil, c’est-à-dire avoir une échelle où le score nul n’existe pas afin de ne pas avoir deux catégories : ceux qui ont « zéro » au test et les autres. L’hypothèse sous-jacente est que le test mesure une quantité que tout le monde a plus ou moins. La tension est dès lors sur le nombre de questions d’un test car plus ce nombre sera faible, plus la probabilité sera élevée d’avoir des personnes ayant un score de zéro. Il faut donc vérifier si un test ne discrimine pas un sous-groupe au seuil de zéro.

Enfin, Hacking pose l’hypothèse de la régularité. De la manière dont hacking pose cette hypothèse, on devine un renvoi à la loi normale qui, comme je viens de le dire, a aujourd’hui

162 un statut ontologique. Sans se référer au cadre gaussien, on peut vérifier visuellement si la distribution est multimodale, avec des groupes séparés homogènes, ou bien user de procédures typologiques (CAH, K-means, …) afin de vérifier qu’il n’y a pas des sous-groupes distincts ayant des structures très homogènes entre eux et très hétérogènes entre les groupes (variabilité intra vs inter).

Enfin, une mesure ne doit pas être sensible à l’instrument, cela veut dire concrètement que l’on doit obtenir le même résultat avec deux instruments différents. Cela renvoie à

l’invariance de la mesure (« for a scale to be considered to be valid, the values assigned to the items must not depend on the opinions of the persons used to calibrate the scale »,

définition de Leplège, 2003a, p. 457). Or il y a toujours un risque en psychométrie de réifier une valeur numérique obtenue sans réels fondements, c’est-à-dire attribuer artificiellement une valeur numérique. Pour remédier à ce problème, comme toutes les mesures sont effectuées à partir d’items sélectionnés, il est a priori possible de construire différents instruments d’une même propriété mentale pour valider sa robustesse. Cela revient à l’approche multitraits-multiméthodes (MTMM), qui peut être employée concrètement et qui pourtant pourrait être une procédure utile.

Ces vérifications empiriques sont certainement nécessaires à effectuer pour valider un continuum hypothésé a priori.