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Toute discussion sur la validité « scientifique » d’une thèse ne peut être faite de façon approfondie qu’à partir du positionnement de celui qui pose cette thèse. Bourdieu (2001) appelait le chercheur à avoir une démarche réflexive et à se positionner pour permettre au lecteur d’appréhender sa démarche d’une façon plus critique. Je crois avoir intégré, et sinon l’apport critique de mes directeurs de thèse m’y a contraint, l’habitus4

usuel d’un chercheur tel que défini par Bourdieu : « Un savant est un champ scientifique fait homme, dont les

structures cognitives sont homologues de la structure du champ et, de ce fait, constamment ajustées aux attentes inscrites dans le champ. Ces règles et ces régularités, qui déterminent, si l’on veut, le comportement du savant, n’existent en tant que telles, c’est-à-dire en tant qu’instances efficientes, capables d’orienter la pratique des savants dans le sens de la conformité aux exigences de scientificité, que parce qu’elles sont perçues par des savants dotés de l’habitus qui les rend capables de les percevoir et de les apprécier, et à la fois disposés et aptes à les mettre en œuvre [...] Pour résumer, le véritable principe des pratiques scientifiques est un système de dispositions génératrices, pour une grande part inconscientes,

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transposables, qui tendent à se généraliser ». Mais, au-delà d’un cadre social et intellectuel

propre au champ auquel appartient tout enseignant chercheur, je crois devoir clarifier mon positionnement philosophique en introduction.

Discutant de propriétés mentales, je discuterai des variables latentes à partir d’un positionnement clairement matérialiste (et donc athée). Le courant « matérialiste » couvre de fait des démarches et positionnement très variés, et je me devrai de clarifier mon positionnement au cours de cette discussion. Si je pose une thèse, l’histoire de la science montre que la « vérité » que recherche la science n’est jamais acquise, toute théorie n’est vraie que relativement à nos connaissances du moment. Depuis Kuhn, l’évolution de la science n’est parfois plus vue comme une évolution par « accumulation » mais par « révolutions ». Le débat reste ouvert sur la tension « accumulation » vs « révolution », mais ceci impose une humilité au scientifique. Toute théorie est inscrite dans un contexte idéologique au sens large, c’est-à-dire dépendant du cadre social et historique, dépendant des courants scientifiques dominants de son époque, dépendant de la critique existante, … Il y a donc toujours une forme de relativisme associée à une théorie. De plus, toute théorie, toute discussion, se fait par le prisme du langage qui lui aussi est un élément dissonant dans la démarche scientifique car encapsulé dans une époque.

La science a conscience de ce relativisme, allant jusqu’au post-modernisme pour ne voir dans le discours scientifique qu’un « discours » (Lyotard, 1979). Tel n’est pas ma position. Si le scientifique est limité par un carcan culturel, historique et linguistique ; si le scientifique est limité par ses capacités cognitives ; la démarche scientifique s’inscrit toujours dans une réalité matérielle. C’est la réalité matérielle, dont le discours fait partie, qui est toujours à la base de la démarche scientifique. Tout concept, toute théorie, a une finitude, mais les évolutions/révolutions scientifiques se font toujours par une confrontation avec notre perception de la réalité matérielle. Si les concepts et théories évoluent, si notre regard se modifie sur le monde (la vue elle aussi n’est jamais culturellement neutre), la réalité reste l’élément premier de notre interrogation scientifique, c’est elle qui interpelle le scientifique. C’est la réalité matérielle (le discours en faisant partie) qui agit et pousse le scientifique à critiquer, à théoriser, à conceptualiser, pour apporter un cadre interprétatif et explicatif de cette réalité, même si ce cadre formalisé reste in fine relatif. Comme le dit Bourdieu (2001) : « les chercheurs, dans leur confrontation, acceptent tacitement l’arbitrage du réel » (p 137) Mon positionnement s’affirme donc clairement matérialiste et réaliste, mais sans contradiction avec une forme de relativisme et donc de constructivisme. Je reviendrai sur toutes ces questions dans ma thèse. Mais fondamentalement je peux faire mien ce cadre

37 matérialiste posé par Marx (1859/1972) « Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de

multiple déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparait dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le véritable point de départ et par la suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation [...] La méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire sous la forme de concret pensé. Mais ce n’est nullement là le procès de la genèse du concret lui-même [...] Pour la conscience le mouvement des catégories apparait comme l’acte de production réel – qui reçoit une simple impulsion du dehors et on le regrette – dont le résultat est le monde ; et ceci (mais c’est encore là une tautologie) est exact dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n’est par contre nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la vue immédiate et de la représentation, mais un produit de l’élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la représentation [...] Après comme avant, le sujet réel subsiste dans son indépendance en dehors de l’esprit [...] Par conséquent, dans l’emploi de la méthode théorique aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l’esprit comme donnée première » (p.

165-166)

Ma critique du cadre épistémologique, le plus souvent implicite, en psychologie (l’empirisme- réaliste) ; ma conscience de l’inscription sociohistorique de tout discours, ne m’entraîne donc pas pour autant à glisser dans une sorte de dadaïsme5 épistémologique au sens de Feyerabend (1975/1988), c’est-à-dire sans suivre Feyerabend qui appelait à « saper l’autorité de la

Raison » (p. 30)… même si je relativiserai « la raison » en psychologie par la suite pour

l’inscrire dans une démarche pragmatique (au sens du courant souvent appelé « pragmatisme américain ») et réaliste. La discussion comparative de Bourdieu (2001) sur le champ artistique vs le champ scientifique pointe que le champ scientifique a pour enjeu la représentation du réel et « accepte tacitement l’arbitrage du réel ». Je reviendrai sur ce réalisme en psychologie dans le texte, mais c’est cet arbitrage du réel qui autorise à différencier l’Art de la Science

5 Je me permets une clarification sémantique : si on associe à Feyerabend le plus souvent le terme anarchiste ,

comme le titre de son livre le laisse croire « Contre la raison, esquisse d’une théorie anarchiste de la

connaissance » ; en accord avec Feyerabend le terme dadaïsme me parait plus juste qu’anarchisme pour qualifier

sa critique (cf Feyerabend, 1975, note 2, p. 18). Feyerabend défend en effet en épistémologie une démarche proche des membres du courant Dada en Art, qui avait pour programme un anti-Art. Comme le dit Feyrabend, le terme anarchiste renvoie à un courant politico-philosophique dont Feyerabend peut difficilement être considéré comme porte-parole (« Cependant l’anarchisme… a des caractéristiques que je suis loin de défendre…C’est

38 dans la construction du discours critique… et donc à rejeter le dadaïsme comme cadre épistémologique en science.

En conclusion, ce positionnement philosophique renverra à une démarche pragmatique que je clarifierai dans mon propos. Le pragmatisme est souvent (Dewey, Putnam pour exemple) associé à une démarche « politique » au-delà de la discussion épistémologique, au sens d’une philosophie de la liberté humaine ; et donc critique de l’enfermement intellectuel et social (Dewey se réclamait du courant socialiste par exemple). Ma réflexion est sans aucun doute nourrie de cette volonté critique au sens politique du terme, et je le revendique sans pudeur6 car le lecteur devinera aisément que c’est cette volonté critique qui pilote plus ou moins consciemment ma démarche et mes conclusions, et donc en accord avec Gould (1997) : « Les

scientifiques évitent souvent de mentionner des engagements de ce type car, selon le stéréotype le plus répandu au sujet du savant, la rigoureuse impartialité parait être la condition sine qua non de la recherche de l’objectivité désintéressée. Je considère ce point de vue comme l’une des affirmations les plus erronées, et même les plus nuisibles, de celles qui sont couramment énoncées dans ma profession » (p. 33).

6 Je suis un acteur de longue date de l’action dite « militante » dans des structures syndicales et/ou politiques

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Première partie : REFLEXION EPISTEMOLOGIQUE SUR LES