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PROPRIETES MENTALES ET VARIABLES LATENTES

2.1 Le problème de la mesure en psychologie

2.1.5 Les Mesures Conjointes

La RTM renvoie le plus souvent aux mesures conjointes. Ces dernières vont apporter une « révolution » par rapport au paradigme dominant sur la mesure.

On différencie généralement les attributs dont la qualité est une mesure extensive (où la concaténation est directement mesurables) comme la longueur d’un bout de bois ; et les attributs dont la qualité est une mesure intensive (où la concaténation est non directement mesurable) comme la densité ou la température. Les mesures intensives découlent de mesures sur d’autres attributs que l’attribut mesuré : la densité découle du volume et de la masse par exemple. Elles se réfèrent à des attributs où la concaténation entre deux éléments ne se fait pas de façon « additive », au sens du signe mathématique « + » (concaténer deux volumes identiques d’eau ayant des températures différentes ne donne pas un volume d’eau ayant une température égale à la somme des deux températures). Il faudrait donc, selon le formalisme usuel de la mesure, valider le caractère quantitatif des attributs élémentaires pour pouvoir caractériser le caractère quantitatif de l’attribut dérivé. Les propriétés mentales sont considérées comme des propriétés « intensives » ; de plus on ne peut prouver le caractère mesurable des éléments qui la composent (les processus en amont). La théorie des mesures conjointes va apporter une révolution sur ce point : permettre de considérer une propriété intensive comme mesurable (vérifiant les axiomes nécessaires du cadre formel de la mesure), sans devoir prouver auparavant que les propriétés de bases sont elles-mêmes mesurables.

121 Attribuée à Luce & Tukey (1964)22, cette théorie apporte un cadre formel pour valider le caractère quantitatif d’attributs dont la mesure est intensive. Cette théorie discute de situations où deux attributs A et X, non-forcément connus comme quantitatifs mais respectant une relation d’ordre (bi-ordre), sont liés à un troisième P (lui aussi non-forcément connu comme quantitatif). Les mesures conjointes permettent, par des relations spécifiques vérifiables empiriquement, de caractériser les trois attributs comme quantitatifs, sans devoir recourir au formalisme de Hölder. Luce & Tukey (1964) démontrent ainsi que des attributs non-capables de concaténation peuvent être quantitatifs, sans devoir vérifier le caractère quantitatif des attributs de base. Cette théorie permet de vérifier ainsi la qualité « quantitative » d’attributs de façon indirecte, et en conséquence, permet de considérer des attributs, considérés comme non- concaténables comme potentiellement quantitatifs. Les mesures conjointes additives permettent ainsi, à partir d’une connaissance faible des données (simple relation ordinale), de prouver le caractère quantitatif des attributs en question.

2.1.5.1 Le cadre formel des mesures conjointes

L’objectif des mesures conjointes est donc de mesurer des attributs non-extensifs (pas de concaténation empirique possible), tout en se référant à la théorie formelle de la mesure. On recherche une relation d’additivité pour un attribut par la relation conjointe de deux autres attributs. Une structure conjointe consiste en une structure d’ordre qui peut être décomposée en au moins deux sous-structures ordonnées : soit deux attributs A et X, formés de a et de x. 𝐴 × 𝑋 constitue toutes les paires (𝑎, 𝑥) qui représentent l’attribut P pour lequel on veut vérifier une structure d’additivité. Pour que 𝐴 × 𝑋vérifie les caractéristiques des mesures conjointes additives il faut : indépendance entre A et X ; la simple cancellation23 et la double

cancellation pour caractériser une relation d’ordre. La nature additive se montrera par deux

autres axiomes.

2.1.5.2 Simple cancellation

A et X sont des attributs « naturels ». a, b, et c sont trois niveaux de A et x, y et z trois niveaux de X. La relation dans P vérifie la simple cancellation ssi :

22 D’autres formalisations concomitantes ont été proposées à la même période, dont celle de Debreu (1959) à

laquelle Luce et Tuckey font explicitement référence. A savoir que toutes les références datent ce travail de Debreu à 1960… mais sa publication première semble être 1959.

122 ∀ 𝑎, 𝑏, 𝑑 ∈ 𝐴 𝑒𝑡 𝑥, 𝑦, 𝑤 ∈ 𝑋 ∈, 𝑜𝑛 𝑎 ∶

(𝑎, 𝑥) > (𝑏, 𝑥) ⟹ (𝑎, 𝑤) > (𝑏, 𝑤) 𝑒𝑡 (𝑎, 𝑥) > (𝑎, 𝑦) ⟹ (𝑑, 𝑥) > (𝑑, 𝑦)

La relation d’ordre des deux niveaux d’un attribut (A) est indépendante du niveau d’un second attribut (X), et réciproquement. La relation d’ordre est transitive :

𝑠𝑖 (𝑎, 𝑥) > (𝑏, 𝑥) 𝑒𝑡 (𝑏, 𝑥) > (𝑏, 𝑦) ⟹ (𝑎, 𝑥) > (𝑏, 𝑦) 2.1.5.3 Double cancellation

La simple cancellation ne permet pas de définir une relation d’ordre entre tous les éléments de P. La simple cancellation est nécessaire mais non-suffisante pour considérer A et X comme quantitatifs :

𝑠𝑖 (𝑎, 𝑥) > (𝑏, 𝑦) on ne sait pas la relation entre (𝑎, 𝑦)𝑒𝑡(𝑏, 𝑥). La double cancellation est un axiome sur les relations au sein de P :

(𝑎, 𝑦) > (𝑏, 𝑥) 𝑒𝑡 (𝑏, 𝑧) > (𝑐, 𝑦) ⇒ (𝑎, 𝑧) > (𝑐, 𝑥) Cette relation n’est vraie que si :

𝑎 + 𝑦 > 𝑏 + 𝑥 𝑒𝑡 𝑏 + 𝑧 > 𝑐 + 𝑦

Cette relation n’est donc vraie que si A et X vérifient l’additivité, donc sont quantitatifs. Si la double cancellation n’est pas vraie, on ne peut conclure sur le caractère quantitatif de A et X.

Tableau 2 : Schéma de la double cancellation

Il faut vérifier cette relation pour tous les éléments de la diagonale du tableau précédent, si A a n éléments et X m éléments, le nombre d’instances de double cancellation est 𝑛! × 𝑚! Si la simple cancellation a été testée, le nombre d’instances réellement à tester est (𝑛3) × (𝑚3 ) où n et m sont le nombre d’éléments de A et X.

x y z

a a,x a,y a,z

b b,x b,y b,z

123 2.1.5.4 La solvabilité et l’axiome archimédien

La simple et double cancellation ne définissent pas une relation quantitative pour P. Il faut que les éléments répondent à deux autres axiomes :

- La solvabilité est définie de la sorte. Il faut montrer que : ∀𝑎, 𝑏 ∈ 𝐴 𝑒𝑡 ∀𝑥 ∈ 𝑋 , ∃𝑦 ∈ 𝑋 𝑡𝑞 ∶ 𝑎𝑥 = 𝑏𝑦

- La condition archimédienne : Soit I un ensemble d’entiers consécutifs, les niveaux de

A forment une séquence standard ssi il existe x et y dans X (𝑥 ≠ 𝑦) tels que pour tout i

et i+1 dans I on a : (𝑎𝑖, 𝑥) = (𝑎𝑖+1, 𝑦)

Ces deux derniers axiomes posent en quelque sorte une forme de densité (Luce & Suppes, 2002). Par les mesures conjointes, on permet ainsi d’associer une représentation des objets non-concaténables par des nombres réels. Le problème est que ces deux derniers axiomes demandent une infinité de résolutions, ce qui est donc empiriquement impossible à vérifier. Dans les cas simples avec trois niveaux pour A et X, la double cancellation suffit ; avec quatre niveaux il faut ce qu’on appelle la « triple cancellation » (je ne développe pas et renvoie à Scott, 1964). Mais concrètement, dans les situations générales, on ne peut pas aisément démontrer que nos données vérifient ces axiomes.

2.1.5.5 L’erreur de mesure

Le problème avec les mesures conjointes est la gestion des erreurs de mesures. Le modèle usuel ne permet pas d’intégrer l’erreur de mesure, ce qui fragilise leur utilisation en psychologie car, comme le rappelle Sijtsma (2012a, 2012b), il y a toujours en psychologie des erreurs de mesure, mais aussi des erreurs systématiques propres aux protocoles. De ce fait, les mesures empiriques, mêmes celles d’attributs quantitatifs, peuvent en psychologie violer les axiomes d’additivité (comme la transitivité par exemple) à cause de ces erreurs. Cela rend la RTM incompatible avec des mesures empiriques (Scholten, 2011b; Sijtsma, 2012b). Luce (1977, 1997) avait déjà averti que les choses se compliquent avec les mesures conjointes si les données sont bruitées, et Luce écrivait que l’on « ne sait pas faire ». Depuis, des modèles probabilistes semblent avoir été proposés pour les mesures conjointes (Luce & Suppes, 2002), mais ne semblent pas utilisés et restent non-discutés dans la littérature, de fait toute la littérature récente sur l’analyse conjointe les ignore.

124 2.1.5.6 Conclusion sur les mesures conjointes

Les mesures conjointes donnent un cadre formel de validation de la nature quantitative d’une propriété sans devoir recourir au formalisme de Hölder. Ainsi, différents auteurs, notamment Michell, appellent les praticiens à utiliser les mesures conjointes pour valider leurs mesures. Mais le bruit causé par les erreurs de mesure rend cette vérification délicate. En conséquence, sauf à de rares exceptions, les mesures conjointes ne peuvent apporter la validation formelle de la structure additive d’une propriété mentale.

Indépendamment du problème des erreurs de mesures, du fait de la difficulté de vérifier les axiomes de solvabilité, les conditions archimédiennes, ainsi que la simple et double cancellation, très peu de travaux utilisent les mesures conjoints. Cliff (1993) remarquait il y a 20 ans que les mesures conjointes n’étaient jamais utilisées… et cela ne semble guère avoir changé depuis pour les raisons évoquées.