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PROPRIETES MENTALES ET VARIABLES LATENTES

2.1 Le problème de la mesure en psychologie

2.3.6 L’exemple de la douleur

Je conclus cette partie par un exemple repris de Vautier (Vautier, 2015e). Vautier (2015e) illustre, par la mesure de la douleur, l’impossibilité de pouvoir prétendre mesurer objectivement une propriété mentale. Cet exemple permet de caractériser ce qui est au cœur de la discussion que je mène contre cette critique.

170 2.3.6.1 L’exemple développé par Vautier (2015)

Vautier (2015e) pose ce graphique comparant Julie et Paul avec en abscisse « la quantité de douleur » et en ordonnée « la réponse, en cm, du ressenti de la douleur ».

FIGURE 12 : L’EXEMPLE DE LA DOULEUR

Tiré de Vautier (2015e)

Vautier discute de la comparaison de la douleur entre les deux personnes et considère : « Sauf

quand leur douleur est nulle ou maximale, lorsque Paul et Julie indiquent l’intensité de leur douleur par une même mesure, la douleur de Julie est plus grande que la douleur de Paul (ce qui, en termes courants, signifie que Julie est plus résistante à la douleur que Paul). Ainsi, si on admet que les fonctions de mesurage sont propres aux personnes, on ne peut pas utiliser les mesures pour comparer les quantités mesurées chez les différentes personnes : chacun est son propre instrument de mesure et on ignore comment passer d’un instrument à un autre. » ;

et discutant de la douleur de Paul : « En d’autres termes, la fonction de mesurage ne conserve

pas l’unité de changement de la douleur, ou encore, la mesure n’est pas métrique mais seulement ordinale. Calculer une différence entre plusieurs mesures pour quantifier le changement de la douleur, c’est-à-dire connaître la quantité de changement de douleur, est une chose vaine. ». Vautier considère qu’il faudrait une fonction affine afin que l’expression

de la douleur en cm puisse représenter quantitativement à la douleur réelle. Il conclut : « la

personne répond ce qu’elle veut parce que c’est une personne, au lieu de répondre de manière machinale comme un objet, ou encore, un système. Par conséquent, au lieu de chercher à fonder son interprétation de la réponse sur des arguments psychométriques ou

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métrologiques peu plausibles, le psychologue devrait plutôt considérer cette réponse comme un acte de langage, qui implique l’intentionnalité des interlocuteurs plongés dans un champ de significations possibles. Si, par exemple, la personne énonce “7 cm” hier et “6 cm” aujourd’hui, il est possible qu’elle dise “j’ai un peu moins mal aujourd’hui qu’hier” dans le langage du clinicien qui la fait s’exprimer par déplacements du curseur de l’échelle. Mais il est impossible de déduire de ces énoncés qu’elle a objectivement moins mal, si on n’accepte pas la théorie du mesurage qui est la prémisse nécessaire d’une telle déduction. »

2.3.6.2 Qu’est-ce que la douleur ?

Ce qui, à mon sens, pose problème dans le développement de Vautier c’est la considération qu’il y a une « douleur objective » et une « expression de la douleur » comme deux objets séparés. Je suis bien évidemment en accord avec Vautier pour considérer que l’expression de la douleur comme « un acte de langage, qui implique l’intentionnalité des interlocuteurs

plongés dans un champ de significations possibles », ce que j’appelle « inscrite dans une

pratique », c’est-à-dire compte tenu du contexte et des enjeux (au sens très large et pas que les enjeux immédiats, c’est-à-dire incluant le contexte social, historique, … et les enjeux sociaux de la mesure effectuée). Je crois en effet que la douleur comme état mental n’existe pas indépendamment d’un contexte social. Le même évènement (tomber) peut provoquer un traumatisme (se casser une jambe) mais génèrera des états mentaux du ressenti de la douleur très différents selon des situations sociales : je suis seul et chute en escalade et je dois rejoindre le campement coûte que coûte, la douleur semble « s’oublier » (au regard des expériences concrètes vécues par des alpinistes) ; je suis renversé par une voiture, immédiatement entouré de témoins et de secours qui me réconfortent et accablent le chauffard, je peux libérer ma douleur car je n’ai aucune responsabilité ni risque (sauf si la peur vécue anesthésie la douleur). La douleur ne peut se caractériser simplement par un processus physicochimique indépendant de la situation sociale et du ressenti inhérent. On ne peut pas différencier une douleur « objective » d’une douleur « subjective » comme propriété mentale car la douleur comme propriété mentale est subjective, la douleur est un ressenti. Je renvoie par exemple aux propos racistes que Gould (1997) rapporte de scientifiques du XIXème, caractérisant les « noirs » comme insensibles à la douleur. C’est bien le contexte social qui laissait percevoir la réalité ainsi par les « blancs », et peut être la « résistance à la torture » par certains esclaves.

172 Je crois que le graphique proposé par Vautier est caractéristique de la démarche empirique- réaliste qui considère qu’il y a un objet réel au-delà de la conscientisation de la douleur, c’est- à-dire en quelque sorte un objet biologique indépendant de l’être social. Or cet objet n’existe pas si on discute de propriétés mentales. Cela n’a aucun sens de comparer par exemple des stimuli générant de la douleur et de mesurer le ressenti pour vérifier la validité d’une échelle de douleur biologique, car les mêmes stimuli peuvent générer des ressentis différents selon le contexte. Il n’y a donc pas d’abscisse, juste l’ordonnée, dans le graphique proposé par Vautier : le ressenti de la douleur ; et c’est ce que cherche à inférer une échelle analogique de douleur.

Vautier écrit dans un autre papier (relativement à la fatigue) : Vautier (2015d) « L’important

est que si on prétend mesurer la fatigue avec des réponses à un ou des items de fatigue, on soit lucide sur le fait que le vécu “fatigue” n’est pas pertinent. Et si on s’intéresse au vécu ou encore au ressenti plutôt qu’à une quantité, alors il faut se poser la question des conditions de possibilité d’une connaissance objective de ce ressenti — vaste programme, qui ne relève pas du mesurage. ». C’est là où je diverge avec Vautier car on s’intéresse à un ressenti qui

peut être représenté par une quantité si la propriété mentale peut être considérée pouvoir être représentée sur un continuum, et pour la fatigue cela me parait opérationnalisable (dans le sens où un continuum numérique permet de représenter « fidèlement » un ressenti de fatigue sans devoir passer par une échelle ordinale). On aura une « connaissance objective du ressenti » si on considère l’objectivité d’un point de vue pragmatique, c’est-à-dire une « objectivité pour nous », contextualisé, et non comme une objectivité au sens empiriste- réaliste représentant un vrai objet « naturel » que nous pourrions approcher biologiquement indépendamment du ressenti de la personne.

La douleur ou la fatigue peuvent certainement être appréhendées biologiquement, indépendamment de l’être social. On peut certainement faire des relevés biologiques caractérisant « objectivement » un degré de « douleur », ou de « fatigue ». Mais la mesure alors sera différente de la réalité de la propriété mentale. On mesure alors l’être biologique et non l’être social. En tant que propriété mentale, c’est bien de la fonction sociale de la propriété mentale qu’il faut partir (comment l’individu se conscientise ou comme son environnement l’objective) et donc à partir des manifestations de ces propriétés au sens de leurs fonctions interactives pour l’être en tant que sujet social (dont le discours verbal peut être une forme).

173 2.3.6.3 L’objectivité de la douleur subjective

Avec l’exemple simple de la douleur, j’ai cherché à illustrer la différence entre l’empirisme- réaliste, à la quête d’objet « vrais »… et donc comme le dit Vautier ce qui emmène cette approche dans des contradictions inextricables pour mesurer ces objets « vrais », et le pragmatisme-empirique tel que je le considère, où la propriété mentale n’existe que par ses manifestations, et est appréhendée nécessairement par ces manifestations relativement à un contexte et des enjeux… donc en considérant que mesurer conserve une objectivité mais dans un sens social pratique.

Ziegler & Vautier (2014) considère « For example, it is semantically absurd to say that we

measure a psychological process: a process is not a quantity », ce qui est vrai, et c’est ce que

j’ai cherché à expliquer dans la discussion sur la nature ontologique d’une propriété mentale. L’empirisme-réaliste considère le plus souvent que la propriété mentale est ce processus complexe en amont de ses manifestations (donc comme si la propriété mentale avait une existence biologique indépendante de sa fonction sociale en tant que manifestée par la personne) ; et de ce point de vue Ziegler et Vautier ont raison : un processus ne se mesure pas… d’où les tentations (Network Analysis) d’oublier la propriété mentale car trop complexe à analyser en tant que processus complexe. De mon point de vue, dans la mesure d’une propriété mentale nous ne mesurons pas un processus mais nous mesurons la propriété émergente qui a une fonction sociale et qui se révèle par ses manifestations sociales.

D’une façon plus générale Vautier écrit (Vautier & Afzali, 2015) « a respondent is not a

system but a person: a main difference between a system and a person is that a person responds to the rating task according to her/his intention to put marks on the VASs, entailing that the psychologist should be aware of the fact that the assessment occasion is a conversational setting. A person cannot be a measurement instrument, since a measurement instrument - e.g., a thermometer - has no intentionality, no sense of behaving itself in a conversational setting. ». Dans les différents travaux de Vautier nous retrouvons la

formulation que l’expression de la mesure par une personne est une composition de fonction (𝑓 ∘ 𝑔) où 𝑔 est la vraie fonction de la propriété mentale et 𝑓 la fonction de subjectivisation de cette fonction 𝑔. Ce formalisme est valide si on considère la propriété comme « réelle » au sens d’une réalité en dehors de l’interaction sociale. C’est dans cette critique de l’impossibilité de construire un instrument fiable d’une mesure d’un objet réel caché que je situe ma critique envers Vautier et ses co-auteurs. Je considère que la fonction sociale de la propriété mentale ne peut être considérée comme une fonction séparée de ses manifestations.

174 La catégorisation sociale d’une propriété mentale rend obligatoirement cette propriété mentale comme propriété conscientisée au sens de sa fonction sociale (soit par la personne, soit par son environnement). Si la propriété mentale n’a aucune manifestation, elle n’existe pas en tant que propriété mentale (en comprenant bien qu’un même comportement pourra être caractérisé différemment selon les contextes, donc que l’existence d’une propriété mentale dépend du contexte comme je l’ai expliqué précédemment).

C’est cette propriété dans sa fonction sociale que nous mesurons (via des manifestations), et non un objet en amont de cette expression de la propriété mentale. Il y a donc nécessairement une « intention » (au sens où la propriété mentale a une fonction sociale, consciente ou non) dans l’émergence d’une propriété mentale car la personne ne peut être considérée en dehors de ses interactions sociales (d’où mon adhésion à l’intentionnalité développée par Searle pour les objets sociaux). Pour reprendre les exemples de la douleur ou de la fatigue, la fonction sociale de ces propriétés mentales est au minimum d’orienter le sujet, en tant que sujet social conscient, à agir pour réduire l’intensité du désagrément (douleur, fatigue). Un autre exemple peut illustrer cela. Si un enfant dit « j’ai froid », personne ne lui dira « tu n’as pas froid car il fait 20° ! », l’expression du ressenti de froid est un moyen, pour agir (l’enfant est-il malade ? Fatigué ?...).

L’instrument de mesures subjectives est adapté à l’objet mesuré : une propriété mentale, qui n’existe que sous la forme sociale de ses manifestations. Ces manifestions passent le plus souvent, dans un protocole de mesure, par une verbalisation auto-administrée (ou hétéro- administrée), avec le biais potentiel d’une « distorsion » du discours. Mais en tant que discours ayant une fonction sociale, l’expression verbalisée révèle un état mental précis. C’est le ressenti, c’est-à-dire l’existence en tant que fonction sociale, que nous mesurons. Si on peut critiquer l’usage abusif de mesures quantitatives (et là je rejoins Vautier), l’idée que je veux défendre ici est que de telles mesures quantitatives sont potentielles. Je considère que l’on peut appréhender la douleur, la fatigue ou le ressenti de froid par exemple comme pouvant se représenter sur une échelle quantitative pour avoir une objectivation de l’intensité de l’état du sujet dans l’objectif d’agir en conséquence. Vautier considère que « Si, par exemple, la

personne énonce “7 cm” hier et “6 cm” aujourd’hui, il est possible qu’elle dise “j’ai un peu moins mal aujourd’hui qu’hier” dans le langage du clinicien qui la fait s’exprimer par déplacements du curseur de l’échelle. Mais il est impossible de déduire de ces énoncés qu’elle a objectivement moins mal ». La divergence, entre Vautier et moi, est sur le terme

« objectivement ». Pour moi « l’objectivité » est la réalité vécue, c’est-à-dire cette propriété mentale en tant que objectivée/conscientisée. De ce point de vue, Durieux, Bruxelle,

175 Savignoni, & Coste (2001, p. 575) considèrent que « L’autoévaluation de la douleur, qu’elle

soit réalisée à l’aide d’une échelle numérique, d’une échelle visuelle analogique ou d’une échelle verbale simple est une mesure pertinente et facile à réaliser de la douleur ressentie par le patient ».

Dans l’exemple de Vautier, nous pouvons dire, avec une potentielle erreur de mesure dont je parlerai par la suite, que la personne a sûrement « un peu moins mal » si elle dit passer de 7 à 6 sur une échelle de douleur. Mais si elle exprime hier une douleur de 7 et aujourd’hui de 1, nous conclurions, et Vautier aussi certainement, que la personne a « objectivement » moins mal. Et c’est bien dans une démarche pratique qu’une telle mesure peut s’opérationnaliser, apportant une information « objective » sur le ressenti des patients permettant d’actionner des pratiques médicales (voir par exemple Durieux et al., 2001) pour l’usage pratique des échelles de douleur).

2.3.6.4 Mesures subjectives et mesures perceptuelles

Leplège & Coste (2002) différencient la mesure perceptuelle, se positionnant « d’un point de vue », et la mesure subjective. Leplège (2001) différencie ceux approches de la sorte : « Cette

distinction repose sur l’affirmation qu’il n’est pas suffisant de dire que les patients répondent à des questions élaborées par des experts pour affirmer que leurs réponses reflètent le point de vue des patients. Avec les mesures de qualité de vie, la médecine a donc entrepris de changer de perspective pour adopter celle du patient, ce qui l’a conduite à substituer à son objet traditionnel (la santé) la qualité de vie de ses patients » (p. 33). Je ne suis pas certain

qu’il faille différencier mesure subjective et mesure perceptuelle car c’est bien une objectivité subjective que nous mesurons, réelle mais à comprendre dans sa fonction interactive, avec une mesure subjective.

Donc, à mon sens, toute mesure subjective est une mesure perceptuelle, car toujours posée d’un point de vue. Comme le dit Leplège (2001) : « Il n'est donc pas de mesure de la santé et

de la qualité de vie qui ne s'opère à partir d'un point de vue » (p. 52), mais ceci est vrai pour

toutes les mesures subjectives. Cependant, je m’accorde avec ces auteurs sur l’orientation de cette affirmation, qui rompt avec une prétention d’une vision médicale objective à partir de mesures subjectives (mesures orientées vers des dimensions techniques vs des mesures où « ce sont les sujets qui commandent l’évaluation », Leplège, 2001, p. 55).

Mais je crois que fondamentalement, ce n’est pas tant l’instrument qui différencie cette position, que la position du praticien qui se leurre sur son instrument de mesure. La mesure ne

176 mesure pas une réalité médicale, car il y toujours une intersubjectivité dans une mesure, liée au contexte et enjeux de cette mesure. Je me retrouve dans ce cade définit par Leplège (2001, p. 25), pragmatique car relationnel : « L’objectif de ces recherches est pragmatique. Les

théoriciens s’emploient à préciser les termes d’un débat rationnel, appuyé sur des observations empiriques et des mesures, qui permettent d'améliorer la qualité de vie des patients par un surcroît de pertinence en matière d’interventions médicales. ».

2.3.6.5 Etat pur et impur ?

En accord avec Vautier, l’expression d’une douleur (ou d’une fatigue) n’est qu’un acte de langage, mais comme tout acte de langage il s’inscrit dans un contexte d’interaction social et d’expression de soi dans ce contexte. Je me retrouve donc en désaccord avec Vautier, mais aussi partiellement avec Putnam. Putnam (1984) écrit « un état mental est pur si sa présence

ou son absence ne dépend que de ce qui se passe à l’intérieur du sujet » donc qui ne dépend

pas « de quelque chose d’extérieur à mon corps et mon esprit » et de prendre « la douleur » comme exemple « la douleur est donc un état mental pur mais le savoir est un état mental

impur ».

Putnam différencie l’état mental et la connaissance d’un état mental. J’ai du mal comprendre d’un point de vue pragmatique, c’est-à-dire en considérant les objets n’existant que par l’interaction (comme Putnam le considère), ce que Putnam peut considérer être « un état pur » car il n’y a jamais d’état mental épuré d’un contexte ; l’être est sujet social, donc il n’existe jamais « en lui », son être ne peut pas dépendre uniquement « que de ce qui se passe à

l’intérieur du sujet » c’est-à-dire indépendamment de son être-sujet-social. De plus, je ne vois

pas ce que peut être une « douleur pure » différente de « la connaissance de la douleur ». La douleur, en tant que propriété mentale, est nécessairement « connaissance » de douleur car la douleur est « manifestation de douleur » car « ce qui nous intéresse, c’est bel et bien ce que

ressent le sujet » (Falissard, 2008b). De même pour la fatigue qui ne peut être, en tant que

propriété mentale ayant une fonction sociale, que connaissance de cette fatigue. En ce sens, je rejoins Searle contre Putnam : « Certains états mentaux, tels que la douleur, sont

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2.4 La pratique de la mesure

Je n’ai développé pour le moment que des arguments en faveur d’une faisabilité de la mesure de propriétés mentales. L’opérationnalisation de mesures va renvoyer à d’autres problèmes. Je ne développe ici que les problèmes liés aux mesures quantitatives, car elles sont au cœur de la discussion critique dans la littérature académique.