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Le problème de la conceptualisation des propriétés mentales

PROPRIETES MENTALES ET VARIABLES LATENTES

1.1. La nature ontologique des propriétés mentales

1.2.1 Le problème de la conceptualisation des propriétés mentales

Popper écrivait « La psychologie est une science sociale car notre pensée et notre action

dépendent dans une large mesure de conditions sociales [...] La psychologie présuppose donc des concepts sociaux. » (Popper, 1979, p. 87). Cela revoie-t-il à une vision

relativiste/construite des concepts en psychologie ? Les concepts caractérisant des propriétés mentales ne sont-ils que des construits sociaux ayant une fonction heuristique ?

1.2.1.1 Peut-on conceptualiser le phénomène émergent ?

La formalisation conceptuelle d’une propriété mentale est liée à ses manifestations, donc dépendante d’un cadre social, culturel, scientifique donné. L’évolution du langage employé en science est inscrite dans l’évolution du langage dans sa dimension pratique et opératoire en science. Il n’y en effet a pas d’invariance de signification19

(Feyerabend, 1979/2005). Mais ceci pourrait être énoncé pour tous les champs scientifiques.

Slaney & Racine (2013b) rappellent qu’il est commun de ne pas dissocier un concept (comme « une pomme ») telle que définit conceptuellement (une définition dans le champ de la botanique de ce qu’est théoriquement un pomme) et des objets que ce concept représente (des vraies « pommes » que nous dégustons). Le terme « pomme » renvoyant aux deux, le concept

19 L’incommensurabilité est « la thèse selon laquelle les termes utilisés par une autre culture ne peuvent être

équivalents par leur sens ou par leur référence aux termes ou aux expressions que nous utilisons aujourd’hui »

(Putnam, 1984). Je rejoins Putnam (Putnam, 1984) dans sa critique de l’incommensurabilité telle que posée par Kuhn (Kuhn, 1970) ou Feyrabend (Feyerabend, 1975) dans le sens où il y a une compréhension potentielle actuelle de textes passés (donc il n’y a pas incommensurabilité au sens strict) ; mais ceci n’est pas à mon sens contradictoire avec la non invariance des termes tel que Feyerabend le pose.

87 et l’objet réel. Mais pour ces auteurs, cette démarche est délicate (« trickier ») pour des concepts théoriques complexes comme les propriétés mentales. Maraun & Peters (2005) critiquent ainsi les concepts en psychologie car inscrits dans un vocabulaire non-épuré, mais socialement référencé, à la différence de l’écriture mathématique qui s’épure en grande partie de l’inscription socio-historique des termes employés (ceci est bien évidemment à relativiser, cf. par exemple la discussion de Hacking (2002) sur l’émergence des probabilités).

Les concepts psychologiques sont en effet des concepts complexes à définir formellement, ils ne sont pas définissables en termes techniques comme en science « dure » (comme la physique), et doivent avoir recours à un vocabulaire familier, avec donc toute la confusion possible entre un terme familier et un terme conceptualisé. C’est là un des problèmes essentiels pour certains auteurs, Lovasz & Slaney (2013) expliquent que le sens d’un concept en psychologie est inexprimable et flou et difficile d’articuler en des termes exacts. Maraun, Slaney, & Gabriel (2005) citent des exemples dans le Diagnostic and Statistical Manual of

Mental Disorders (DSM) où par exemple la Schizophrénie n’est pas clairement définie. Pour

eux la plupart des concepts psychologiques (considérés ici comme “constructs”) ne sont pas définissables : « it follows that constructs are indefinables and, hence, cannot be defined by

necessary and sufficient conditions; » et ils concluent : « The true meaning of the concept- label is a pure essence that lies somewhere ‘‘behind’’ the phenomena. » (p. 152).

1.2.1.2 Des concepts objectifs et intersubjectifs

Je vais amorcer la discussion à partir de L. F. Barrett (2009a) qui s’appuie entre autres sur Searle (1996). L. F. Barrett (2009a) revient sur le problème des concepts en psychologie à partir de la manière dont Searle (1996) propose de définir les concepts sociaux. Les scientifiques catégorisent avec des mots la réalité perçue. Les concepts catégorisant la réalité sont liés aux objectifs du scientifique et à ce que ce scientifique a comme cadre de référence (langage, culture, …). La catégoriation en concepts de la réalité est donc dépendante de la démarche scientifique. Il y a des faits « objectifs » qui existent en dehors de notre conceptualisation, même si les concepts utilisés peuvent être fallacieux, ce sont des faits observateurs-indépendants. La démarche scientifique progresse et permet de mieux appréhender cette réalité. Il y a d’autre part des réalités subjectives, dépendantes de l’homme, comme en sciences sociales, qui existent par un consensus social (L. F. Barrett, 2009a, reprend les exemple de Searle : la monnaie, la nationalité, …). La psychologie est en tension entre les deux : catégories objectives et catégories subjectives tel que Searle le propose.

88 L’émotion par exemple ne présente pas de fiabilité statistique à partir de relevés physiologiques (mesures cardiovasculaires, muscles faciaux, … voir L. F. Barrett, 2009a). L’émotion n’existe pas uniquement dans la tête de l’observateur, il y a une réalité matérielle, mais l’émotion n’existe pas sans observateur, c’est-à-dire sans une interprétation subjective. Ces catégories subjectives existent par consensus social lié à un cadre, ils sont observateurs- dépendants, certains stables dans différentes cultures, certains très dépendants de la culture (p.e. l’émotion). Les catégories viennent de l’homme et constituent son expérience. L’état mental est classifié en fonction de sa fonction sociale de communication/régulation. Ces catégories instanciées sont réelles, mais dérivées par l’expérience humaine. Cependant les mots utilisés réifient les catégories, ils entrainent une démarche essentialiste des catégories alors que ce sont des concepts construits par l’homme.

Cette conceptualisation des états mentaux revient à considérer ces derniers comme des réalités intersubjectivées. L. F. Barrett (2009a) considère que puisque l’humain catégorise des objets, il y a une vision/réalité subjective de ces objets : « The scientific ontology proposed here [...]

deals with the existence of two domains of reality (one that is subjective and one that is objective) and their relation to one another. » (p. 333). Les propriétés mentales que nous

attribuons aux autres existent donc comme des fonctions sociales, et donc par consensus social lié à un cadre.

1.2.1.3 Des concepts stables et mouvants

Une propriété mentale conceptualisée est donc à la fois une réalité et une construction. La conceptualisation se fait sur la base d’expériences réelles, donc la démarche est réaliste avant d’être subjective (Madelrieux, 2012). Autrement dit, le processus de connaissance ne s’enferme pas dans le seul univers des représentations (le langage entre autres) : il y a systématiquement confrontation à l’expérience du réel (Avenier, 2011). Le langage qui formalise ces expériences du réel n’est pas un objet en soi, pas une entité séparée du monde, c’est un outil d’interprétation du monde, il est dialectiquement lié aux expériences, donc au réel.

Si une personne n’est jamais dans un état stable, car toute personne est en évolution permanente (Andrieu, 2007), on perçoit cependant des stabilités psychologiques chez autrui, et les relations sociales se construisent à partir de cette stabilité psychologique rationalisée (Ludwig, 2004). Cramer et al. (2012) considèrent « For some reason, human systems tend to

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are in relative ‘equilibrium’ with themselves and their environments. By equilibrium, we mean a stable state in this definition ». Les propriétés mentales sont réifiées (L. F. Barrett,

2009a), permettant les relations sociales sur la base de catégories. Mais les concepts ne sont pas que des construits sociaux un peu artificiels, ils représentent une réalité. Hacking (2008) « Construit social et réel semblent terriblement s’exclure l’un l’autre. Une partie de la

tension entre les deux provient de l’interaction entre les deux » (p. 141) et cite Putnam : « une erreur philosophique commune quand on suppose que la "réalité" doit faire référence à une seule superchose, au lieu de faire attention aux manières que nous avons de renégocier en permanence – et nous sommes obligés de renégocier – notre notion de réalité au fur et à mesure que notre langue et notre vie se développent ».

Par ailleurs, les propriétés mentales réifiées deviennent des objets réels par ce que Hacking appelle « l’effet de boucle ». La propriété mentale réifiée entraîne des modifications chez la personne et son entourage social et donc la réification sociale génère en boucle cet objet réifié comme une réalité. Pour exemple, caractériser une personne de dépressive entraîne chez cette personne et son entourage une réalité de la « dépression » même si au départ ce n’est qu’une conceptualisation/réification à partir de manifestations diverses. Les objets étudiés en psychologie sont en effet des objets ayant une fonction sociale, les propriétés mentales sont la base de l’existence sociale des individus : « le vocabulaire des concepts sociaux permet de

décrire des états internes de nos semblables, et par là d’expliquer leur comportement observable en les rationalisant » (Ludwig, 2004, p. 37), et donc la perception de ces

propriétés mentales par le cadre social influence en retour ces propriétés mentales : « les idées

interagissent souvent avec des états, des conditions, des comportements, des actions et des individus [...] l’interaction intervient dans la matrice plus large des institutions et des pratiques qui entourent une classification » (Ludwig, 2004, p. 37).

Cette réification entraîne par cet effet de boucle un mouvement des propriétés mentales. (Hacking, 2008, pp. 143–145) « Il y a une tendance constante dans les sciences sociales et

psychologiques à imiter les sciences naturelles et à produire de vrais genres naturels de personne [...] Il existe une représentation de l’objet à fouiller pour aboutir au genre exact, le genre qui est conforme à la nature, une cible fixe pour peu qu’on puisse l’atteindre. Mais peut-être s’agit-il d’une cible mouvante simplement à cause de l’effet de boucle associé aux genres humains ? C’est-à-dire que de nouvelles connaissance transforment la manière dont ces individus se comportent et reviennent en boucle pour provoquer des changements dans la classification et dans la connaissance que l’on en a » (p. 147). Pour Hacking (2008) « les cibles des sciences naturelles sont stationnaires [...] les cibles des sciences sociales sont en

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mouvement » (p. 151). On retrouve aussi cette vision de concepts formalisés qui deviennent

des objets réels car socialement existant et mouvants chez Desrosières (2008a, 2010) au sujet des indicateurs économiques quantifiés (qui sont eux aussi des constructions sociales mais qui deviennent des réalités quand ils servent de référents aux orientations politiques et économiques, comme le PIB par exemple).

Les propriétés mentales ne sont donc pas que des « construits » au sens de « construction de l’imaginaire du chercheur », ce qui interdirait sa généralisation ; mais elles ne sont pas non plus qu’une réalité objective inerte, c’est-à-dire entièrement indépendantes de l’intersubjectivité. Les propriétés mentales sont des objectivités-intersubjectivées, stables et mouvantes, qui doivent dès lors être comprises comme des « réalités en mouvement » (Hacking, 2008), autant objectives qu’intersubjectives, et que j’appèlerai “concepts mous” car se référant à un objet ayant une certaine consistance (atttracteur d’un réseau ayant une robustesse) mais modifiable au gré des interactions sociales.

1.2.1.4 Signifiant vs signifié

La critique de Maraun et al. (2005) sur le flou de la conceptualisation des concepts en psychologie, notamment chez Cronbach & Meehl (1955), me parait discutable. Ces auteurs illustrent le flou scientifique de Cronbach et Meehl par les mots de Cronbach & Meehl (1955, p. 294) : « We will be able to say ‘what anxiety is’ when we know all the laws involving it;

meanwhile, since we are in the process of discovering these laws, we do not yet know precisely what anxiety is ». Cronbach et Meehl disent en effet que l’on ne sait pas ce qu’est

l’anxiété, c’est-à-dire on ne sait pas le définir conceptuellement de façon rigoureuse, mais on sait qu’il y a un phénomène qui provoque des données observables ayant une cohérence, et donc on cherche à mieux cerner ce phénomène. L’anxiété n’est pas pure « essence » ici, lorsque Cronbach et Meehl disent « on ne sait pas ce qu’est précisement l’anxiété » cela renvoie à la complexité de conceptualiser un phénomène inobservable dont on peut supposer qu’il est à l’origine de manifestations observables récurrentes.

La critique de Maraun Slaney et Gabriel semble revenir à appliquer ce qu’ils reprochent aux autres : assimiler le phénomène au concept. Pour eux, puisque le concept est parfois mal défini, cela revient à considérer que le phénomène est une pure « essence » sans autre consistance pour le théoricien. Or, une propriété mentale est définie verbalement, et cela limite la capacité de définir de façon exhaustive et claire le concept censé caractériser cette propriété mentale. Mais cette difficulté de conceptualiser un phénomène déborde largement la

91 psychologie car cette difficulté est inhérente à tous les champs scientifiques. Soler (2009) discute de cela d’une façon plus générale : « il est fort difficile de donner un sens

précis à l’idée même d’une correspondance entre une entité linguistique (énoncé ou un ensemble d’énoncés) et un référent extralinguistique : en quoi la signification coordonnée à une suite de mots peut être dite semblable à des états de choses réels ? C’est toute la question, complexe et hautement polémique, de la nature des rapports entre signification et référent qui se trouve en jeu » (p. 156).

1.2.1.5 Conclusion

Les propriétés mentales, qui émergent d’un réseau dynamique complexe, sont des propriétés non réductibles aux processus le générant et exige un cadre conceptuel différent de la neuro- imagerie. Cette conceptualisation ne peut se faire que sur la base des manifestations de ces propriétés mentales qui sont non-réductibles aux processus qui les ont créées. Le cadre conceptuel d’une propriété mentale est en tension entre une réalité observable (les manifestations concrètes de la propriété émergente) et la subjectivisation de ces qualités car toujours inscrites dans un cadre social. Un concept renvoie à une réalité (le terme théorique), mais dans le cadre des concepts en psychologie, cette réalité ne peut s’appréhender que par des manifestations, donc dans un cadre social. Une propriété mentale conceptualisée permet de concilier un terme théorique (un concept) et le référent réel de ce concept (la propriété mentale émergente observée par ses manifestations). La propriété mentale n’est donc pas qu’un « construit » au sens de « construction de l’imaginaire du chercheur », ce qui interdirait sa généralisation ; mais en revanche elle n’est pas qu’une réalité objective externe à la recherche et à la vie sociale. Cette tension entre réalité et subjectivité pousse la psychologie à devoir renégocier en permanence la propriété mentale (comme le dit Putnam cité précédemment).