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PROPRIETES MENTALES ET VARIABLES LATENTES

2.1 Le problème de la mesure en psychologie

2.3.4 Comment attribuer une valeur numérique ?

Comme je l’ai dit, c’est un isomorphisme qu’il faut caractériser entre la propriété mentale et l’échelle numérique qui la représente. La démarche pour valider cet isomorphisme entre une propriété et une échelle numérique est elle aussi une démarche pratique.

2.3.4.1 Convergence et divergence avec la littérature académique

Posé ainsi, je suis, peut-être de façon surprenante, à priori en phase avec la littérature académique. Les auteurs centraux dans la discussion (Sijtsma, Michell, Trendler, Kyngdon par exemple) discutent en effet de l’homogénéité vs l’hétérogénéité des indicateurs d’une propriété mentale. Pour eux si les indicateurs d’une propriété sont homogènes et comparables quantitativement, nous pouvons appliquer une représentation numérique de la propriété mentale ; sinon, si les indicateurs diffèrent qualitativement et non quantitativement, il faudra avoir recours à une mesure ordinale voire nominale (Kyngdon, 2013; Michell, 2012). Donc,

163 comme le dit Sijtsma (2012b), c’est la « théorie » qui pilote, ce qui revient à avoir recours à une démarche subjective, inscrite dans la pratique concrète de la communauté à laquelle se réfère la théorie, pour poser une représentation de la propriété mentale par une mesure continue sur un intervalle. Michell (2012) illustre cela par le test de la dépendance

fonctionnelle des personnes âgées dont les items (degrés de gravité) sont : (1) climbing stairs, (2) transferring to bathtub, (3) bathing, (4) walking, (5) dressing upper body, (6) independent toileting, (7) transferring to bed, (8) dressing lower body, (9) mobility without a wheelchair, (10) bladder control, (11) performing personal grooming, and (12) bowel control. Le fait que

des données avec le modèle de Rasch soient très fiables pour ces indicateurs ne veut pas dire que nous avons plus qu’un ordre ici. En effet, si au sein d’un item (comme « climbing

stairs »), les variations sont homogènes (donc quantifiables), le passage d’un degré à l’autre

(comme le passage de climbing stairs à transferring to bathtub) est qualitatif (hétérogène) car on ne peut définir des comparaisons quantitatives entre des différences de degrés pour ce test pour Michell.

Ce qui est intéressant à mon avis, c’est que Michell (2012) considère sans le discuter réellement que chaque degré d’un test puisse être certainement représenté par un attribut quantitatif, ce n’est que le passage d’un degré à l’autre qui est qualitatif car nous ne pouvons pas « mesurer » les écarts d’un degré à l’autre. Michell caractérise ainsi la possibilité de pouvoir « considérer quantifiable » un attribut à partir d’un raisonnement rationnel sans pouvoir le démontrer. De même pour Trendler (2009) des manifestations peuvent révéler des différences hétérogènes non mesurables, d’autres au contraire peuvent être identifiées comme certainement homogènes et quantifiables. Kyngdon (2013) illustre des tests dont les items sont homogènes, c’est-à-dire que la différence entre chaque item peut être mesuré de façon fiable (modèle d’utilité de Tversky et Kahneman : Lexile Framwork for Reading). Kyngdon (2013) discute de la « difficulté » de certains tests usuellement modélisés par le modèle de Rasch, et montre que la difficulté ne peut être utilisée comme une échelle d’intervalle pour des tests d’habilité cognitive comme Trends in International Mathematics and Science Study (p. 238-240) ou la mesure d’attitude (p. 240-243). Pour Sijtsma & Emons (2013) le recours à des mesures ordinales ou nominales (classes) est certainement à recommender “latent class

model analysis showed that proportional reasoning is best represented by a limited number of ordered latent classes (Jansen & Van der Maas, 2001) and transitive reasoning is best measured using a non-parametric, ordinal IRT model rather than a more restrictive parametric IRT model (Bouwmeester & Sijtsma, 2004; also see Michell, 2012, on ordinal attributes). » (p. 788).

164 Mon objectif n’est pas de discuter de mesures particulières, donc je ne cherche pas à vérifier si pour telle ou telle mesure ces auteurs ont raison de poser une mesure ordinale. Je cherche à montrer que la démarche proposée pour ces auteurs, proposant un cadre objectif de la mesure en psychologie, correspond à une démarche pragmatique ; c’est-à-dire rationnelle et empirique, inscrite dans un cadre pratique (le cadre théorique entre autres), donc subjective, mais sans pour autant s’opposer à une forme d’objectivité.

Ce que je pose n’est donc pas en contradiction avec la littérature académique dans la pratique concrète, mais fondamentalement en contradiction avec les soubassements épistémologiques. D’une part la plupart de ces auteurs, et bien d’autres, questionnent les processus en amont pour savoir si une propriété mentale est mesurable en s’appuyant sur l’homogénéité ou hétérogénéité des processus générant la propriété mentale. Pour eux, si les processus sont non homogènes, la propriété ne sera pas mesurable. C’est la confusion déjà énoncée entre les processus cognitifs et la propriété émergente. De plus, pour la plupart de ces auteurs la validation semble à priori déconnectée de la pratique concrète car ils se réfèrent à une propriété théoriquement existante indépendamment de leur pratique… tout en se remettant à une démarche très pragmatique de validation.

2.3.4.2 La démarche pragmatique proposée

Je considère qu’à l’image de ces pratiques concrètes discutées dans la littérature, il faut questionner une propriété mentale pour savoir si elle représente un domaine dense au-delà d’un simple ordre. Cette procédure ne peut se valider par un recours à un formalisme (Hölder ou Mesures Conjointes) mais par une discussion : la propriété telle que catégorisée par le cadre théorique (du moment) est-elle une propriété qui ne peut se décliner en « plus » ou « moins » présente ? Si oui nous pouvons poser au minimum une mesure ordinale, sinon elle sera nominale (il n’y a pas de comparaisons possibles des différents états de cette propriété). Si nous avons un ordre, celui-ci peut-il être considéré avec de potentielles ruptures qualitatives, c’est-à-dire une hétérogénéité entre les niveaux qui les rendent incomparables quantitativement ? Si oui, il faudra utiliser une mesure ordinale sans recourir à une mesure quantitative. S’il n’y a pas hétérogénéité entre les états de la propriété mentale, peut-on considérer qu’il y a potentiellement un continuum de la propriété représentée sur une échelle numérique ? Cela revient à vérifier subjectivement une continuité empirique de la propriété mentale (une densité empirique) au sens de Körner (1962). Si cela est pratiquement possible, nous pouvons poser une représentation numérique entre la propriété mentale et un intervalle

165 numérique et considérer un homomorphisme entre les deux. Définie ainsi, une mesure vérifie les conditions de la RTM : homomorphisme entre une propriété et une échelle numérique. L’unicité de cette échelle est vraie à une transformation près (l’unité étant arbitraire, on peut générer une infinité d’isomorphisme mais équivalents deux à deux par simple transformation linéaire). Une telle échelle représentera « fidèlement » (Luce & Suppes, 2002) la propriété mentale au sens où les valeurs numériques auront un sens relativement au cadre pratique de l’objectivation des manifestations.

Mais une validation a posteriori par des tests (statistiques ou visuels, comme je l’ai exposé précédemment) est certainement nécessaire.

2.3.4.3 Critique de la quantification non-critique

Michell, Sijtsma, Trendler, Kyndgon et d’autres ont raison de pointer que cette discussion sur la nature quantitative d’une propriété mentale est rare dans la littérature académique utilisant des mesures de propriétés mentales. La plupart des travaux usent de mesures quantitatives sans questionner son objectivité. Pour autant, une quantification me parait possible dans une pratique concrète, c’est-à-dire par une approche pragmatique-réaliste … autant que l’on considère une telle mesure comme renégociable.

Vautier, dans différents articles, critique, avec raison, la généralisation de mesures quantitatives sans questionner leurs fondements, pour exemple, Vautier (2015a) : « Pour

autant qu’on sache décrire les manifestations de grandeurs comme l’intelligence ou l’anxiété dans un certain langage d’observation psychotechnique, ce langage n’est pas le langage du “plus ou moins”, mais celui des m-uplets. La plupart des variations qu’on sait envisager de façon empirique ne se laissent appréhender ni en “plus”, ni en “moins”. L’erreur scientifique des psychologues qui croient aux grandeurs comme l’intelligence ou l’anxiété est qu’ils n’admettent pas que les phénomènes qu’ils savent étudier sont d’abord des phénomènes qualitatifs (les réponses aux items des tests). Au lieu de respecter la forme de manifestation de ces phénomènes, ils les déguisent en nombres (ou scores), vendant ainsi la peau de l’ours avant de l’avoir tué : ils font comme si on pouvait parler scientifiquement en “plus ou moins” de l’intelligence ou de l’anxiété de n’importe qui, sans que cela pose le moindre problème d’authenticité [...] Mais la réalité, telle qu’elle se manifeste dans nos cadres descriptifs, nous apprend-elle que le langage du “plus ou moins” est approprié pour parler authentiquement des manifestations de l’intelligence ou de l’anxiété de n’importe qui ? ». Je considère, j’y

166 m-uplets à une vision quantitative potentielle. Mais de fait, en accord avec Vautier, ce glissement de m-uplet à une quantification s’effectue le plus souvent sans questionner ce glissement.

Tout n’est pas mesurable en psychologie au sens de pouvoir attribuer une valeur numérique. Mais de cette critique fondamentale de la psychométrie telle que pratiquée ne renvoie pas à mon avis à une interdiction de poser une démarche de mesure quantitative potentielle, à justifier et sans la considérer comme « vraie », mais comme « objective » relativement au contexte et enjeux. Vautier (2015g) considère d’ailleurs « cette méthodologie est néanmoins

utile pour répondre à certaines questions de débroussaillage ».