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Afin de mener à bien une étude sur la mémoire chilienne, il importe de conserver en permanence à l'esprit la violence de sa dictature, les mécanismes qui ont permis d'asseoir un tel pouvoir aussi longtemps et de couvrir ses arrières après sa sortie fortement négociée, ainsi que l'état atomisé de cette société laissé par le passage du gouvernement militaire. Car si la population fragmentée maintient des discours opposés quant aux réalisations de Salvador Allende et d'Augusto Pinochet, ce sont donc les mémoires de cette époque qui continuent de s'affronter. Au Chili, la politique de réconciliation nationale mise de l'avant par le premier gouvernement élu suite à la dictature a normalisé le silence et a installé l'oubli général. On parle d'amnésie sociale. Ce climat d'engourdissement eut sans contredit un impact sur la transmission intergénérationnelle de la mémoire de la répression, d'autant plus dans un contexte de négociation permanente entre les camps politiques opposés.

Deux outils méthodologiques proposés par Stern nous ont servi tout au long de notre recherche afin de mieux analyser et regrouper les mémoires extirpées des témoignages : les mémoires emblématiques (ou cadres sociaux de la mémoire) et les nœuds de mémoire. Ceux-ci témoignent d'un certain malaise social, reflet des multiples mémoires incompatibles qui déchirent la société. Nous avons remarqué que les lieux de

mémoire, exemple de nœuds, n'ont pas ou très peu d'impact sur la deuxième génération, puisqu'ils n'en connaissent presque pas l'existence. Les mémoires emblématiques nous ont servi de phare, puisqu'elles furent établies suite à une recension des mémoires de la génération témoin de la dictature. Nous avons constaté que ces cadres, qui font le lien entre les mémoires personnelles et collectives, sont aptes à l'analyse de la mémoire intergénérationnelle, du moins de celle de la deuxième génération. Cependant, nous leur avons mis quelques bémols, afin de les rendre complètement adéquats à nos analyses.

À Santiago, l'apprentissage fragmenté des sciences sociales et de l'histoire mêlé au tabou qui pèse sur le passé récent ont donné lieu à une génération peu informée et/ou complètement désintéressée. L'interprétation des événements est partielle et vague, bien que l'information existe. La génération postmémoire semble porter son regard vers un futur dépourvu du poids du passé, laissé au souvenir de leurs parents. Alors que beaucoup baignent dans l'indifférence, certains (moins nombreux) font preuve d'agency pour la mémoire, comme Gerardo et Quetzal. Bien que les connaissances du passé récent soient limitées, les participants soutiennent tous une opinion quant à l'histoire nationale, ce qui traduit une transmission de la division. Nous avons observé que certaines mémoires chevauchaient les cadres sociaux de Stern, puisqu'elles approuvaient le coup d'État mais condamnaient la répression qui s'en suivit. Fait intéressant : nous avons dû ajouter une mémoire emblématique aux quatre déjà proposées par Stern, soit la mémoire conciliante, trouvée notamment chez ceux dont les parents s'opposaient idéologiquement. Malgré cet état de confrontation toujours présent au sein de cette génération, la grande majorité des personnes interviewées croit qu'une réconciliation est possible pour le Chili, ce qui n'est pas le cas pour les Chiliens montréalais.

En effet, la mémoire de la deuxième génération à Montréal diffère largement de celle répertoriée à Santiago. Car si nous avons perçu une pauvre transmission de la mémoire là-bas, nous concluons, au contraire, à une forte transmission intergénérationnelle de la mémoire de la dictature au Québec. La plupart des participants ont même fait preuve d'un intérêt marqué pour le sujet puisqu'ils ont cherché à valider les propos de leur famille via des lectures ou des documentaires. Nous soutenons que le

phénomène de l'exil et de la migration, ainsi que l’établissement au Québec, ont eu un important rôle dans la transmission de la mémoire. En effet, nous avançons que le déracinement des participants ou de leurs parents fut moteur de questionnements et de recherche de sens, ce qui ouvrit nécessairement la porte aux discussions sur la dictature. Au niveau des cadres sociaux, nous avons noté à Montréal une plus large présence de la mémoire comme persécution et éveil. Cela s'explique par l'implication de nombreux parents dans la résistance à partir du Québec. Aujourd'hui, certains continuent d'appliquer les principes d'Allende à différents niveaux.

Mis à part l'exil et la migration, nous avons relevé une série de facteurs qui, nous croyons, ont joué un rôle dans l'apprentissage du passé récent selon le territoire. La notion de « gray zoner » se montre fort importante à nos yeux, puisqu'elle distingue les participants militants, ou ayant eu un lien direct avec la dictature ou encensant les actions des militaires, des autres qui ne furent pas touchés par le gouvernement militaire. Ainsi, les « gray zoner » ont tendance à être moins informés et moins émotifs que les autres. L'histoire familiale, qui découle de cette notion de « gray zoner », ainsi que les raisons du départ du Chili sont tous deux des facteurs explicatifs non négligeables dans la variation de la mémoire. Enfin, la liberté de s'informer et de s'exprimer au Québec a permis à certains de comprendre la situation au Chili et de la transmettre de façon intragénérationnelle, à l'école par exemple. Car alors qu'au Chili les jeunes ont appris une histoire nationale diluée par les compromis issus de la transition négociée, les jeunes avaient à Montréal la liberté de présenter la situation chilienne lors d'exposés oraux ou de travaux scolaires.

La dictature a légué plusieurs héritages au Chili et à la diaspora chilienne. On les perçoit dans la crainte des enfants d'exilés devant nos questions ou notre intérêt soutenu sur le sujet, dans l'oubli qui enrobe tout un pan de l'histoire, dans la distanciation voire même l'indifférence d'une génération au Chili par rapport au passé récent répressif, dans l'atomisation de la société devant son histoire. Cet éclatement des représentations utilise aujourd'hui le support web pour afficher ses couleurs. La confrontation des mémoires chez cette génération se poursuit donc sur ce média, où s'affrontent les groupes opposés.

Car s'il fut établi que les jeunes au Chili ne détiennent qu'une connaissance superficielle du passé récent et qu'ils se montrent distants de cette histoire, nous notons qu'ils défendent tout de même des positions (peu fondées) par rapport aux événements des années 70-80. Un participant de l'étude menée au sein des cinq universités chiliennes en 2007 soutient d'ailleurs que les jeunes, bien qu'ils semblent d'actifs protestants défendant une position claire, ne connaissent pas vraiment le fond de leur argumentation et sont peu intéressés à le connaître : « Cuando alguien ve la juventud de lejos parece que la juventud tiene mucha motivación y conocimiento acerca de los temas que afectan Chile socialmente. En la realidad la juventud sabe poco acerca que lo están protestando. No nos interesa mucho 319». Nous terminerons donc notre étude en jetant un bref regard sur ce phénomène nouveau particulièrement présent sur le site internet facebook, soit l'affrontement des mémoires sur la toile, phénomène qui mériterait qu'on s'y attarde davantage.