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II. UNE THÉORIE TRANSNATIONALE ET INTERGÉNÉRATIONNELLE?

2.1 Les mémoires emblématiques : applications et limites

Rappelons que Steve J. Stern a regroupé sous une théorie de cadres sociaux les dizaines de témoignages récoltés au Chili en 1996-1997. Au nombre de quatre, les mémoires emblématiques appellent à l'identification et font le lien entre les mémoires personnelles et collectives. Cette catégorisation est le fruit d'un travail de recherche effectué auprès de la génération témoin de la dictature par l'auteur. Nous avons cherché à l'appliquer à la deuxième génération et nous avons fait quelques constats, d'abord avec nos données recueillies au Chili. En effet, les mémoires emblématiques ne sont pas des catégories exclusives, puisque Luis et Quetzal soutiennent que le coup d'État fut nécessaire, mais associent la dictature à un sentiment de trauma. Quetzal fut marqué par l'autoritarisme de Pinochet au point qu'il a canalisé cette blessure dans le choix de son travail. Tous deux possèdent donc la mémoire comme salut national, Luis se rattachant également à la mémoire comme rupture et Quetzal à la mémoire comme persécution et éveil. Aussi, en plus de remarquer le caractère élastique des mémoires emblématiques, il

nous fut impossible de lier Iker et Carlos à un cadre social de la mémoire. Issus de familles pinochétistes ou partiellement pinochétistes, ils se montrent conciliants en prônant le rapprochement des deux camps antagonistes et se posent en faveur d'une réconciliation nationale. Loin d'être indifférents et hors cadres, leurs cas nous incitent à mettre un bémol à la théorie de Stern, du moins en ce qui a trait à la deuxième génération.

Car si Stern a répertorié quatre mémoires emblématiques au sein de la première génération, nous en proposons une cinquième à laquelle se rattacheraient ceux qui s'opposent à l'oubli et à l'indifférence, et qui luttent pour une conciliation entre les deux camps politiques. Iker n'a de bons mots ni pour Allende ni pour Pinochet ; les deux dirigeants lui rappellent la période la plus obscure du Chili. Il lui importe avant tout d'arriver à affronter et à comprendre le passé sans parti pris et sans idées reçues : « Más importante […] es poder llegar a tener una mirada histórica, apolítica, donde se cuente la verdad de los hechos 309

». Carlos, lui, désire fortement éviter les conflits qui sont provoqués par les discussions politiques. Il ne peut supporter ceux qui s'enflamment continuellement (ce qui peut déchirer des familles) et qui considèrent comme ennemis les sympathisants du camp politique opposé. « En una familia, es estúpido pelear por política. Creo que ese fue una enseñanza que nos dejó el Golpe. Los ignorantes son los que seguirán eternamente peleando y considerando a los demás 'enemigos' en lugar de 'adversarios' con los cuales confrontarse constructivamente 310

». De plus, conciliant, Carlos aimerait voir la statue d'Allende remplacée par un monument pour la paix entre les Chiliens. Ainsi, Iker et Carlos ne s'identifient à aucune des mémoires emblématiques de Stern. Ils appartiennent à ce que l'on pourrait nommer la mémoire conciliante.

Au Québec, Yenisa représente le seul cas de chevauchement entre les mémoires emblématiques. Elle considère le coup d'État dans son inévitabilité mais associe la

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« Le plus important […] est de pouvoir arriver à avoir un regard historique, apolitique, d'où émerge alors la vérité des faits ». Entretien réalisé avec Iker à Santiago de Chile, octobre 2008.

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« Il est stupide que les membres d'une famille se chicanent à cause de la politique. Les ignorants sont ceux qui continueront à se battre éternellement, considérant les autres comme des ennemis au lieu d'adversaires avec qui ils pourraient argumenter de façon constructive ». Entretien réalisé avec Carlos à Santiago de Chile, octobre 2008.

dictature à une période de répression. Elle possède donc la mémoire comme salut national et comme rupture. Interrogée sur sa perception de la statue d'Allende sise à la sortie de la Moneda, Yenisa se montre catégorique : ni Allende, ni Pinochet ne devraient recevoir d'hommage ou de monument. Clamant le commun « passons à autre chose », attitude rencontrée abondamment chez les jeunes au Chili, elle s'associe également à la mémoire comme boîte close. Ainsi, Yenisa, de par ses multiples interprétations non contradictoires du passé récent chilien, possède trois des quatre mémoires emblématiques élaborées par Stern. Notons que, au Québec, nous ne retrouvons pas de cas qui débordent des cadres sociaux de la mémoire préalablement établis.

Les mémoires emblématiques sont relativement de même nature sur les deux territoires. En effet, près de la moitié des participants du Chili et du Québec possède la mémoire comme rupture et seulement deux personnes se rattachent à la mémoire comme boîte close, soit un participant dans chaque pays. La seule exception et non la moindre se trouve au Québec avec le nombre imposant d'informateurs dont la mémoire correspond à la persécution et à l'éveil. Plus de neuf personnes interrogées ont fait ou font toujours preuve d'agency suite à la mise en contact avec cette histoire, alors qu'au Chili, seulement Gerardo et Quetzal se sont impliqués à différents niveaux pour la mémoire de la violence. Rappelons que l'exil ou la migration, et les raisons qu'elles impliquent, ont souvent fait que des parents sont devenus militants dans la lutte pour la chute de Pinochet à partir du Québec, ce qui a fait en sorte que les enfants ont participé très jeunes aux actions organisées par les adultes. Aujourd'hui, rares sont ceux qui poursuivent la lutte pour la mémoire à partir d'ici, bien que quelques-uns le fassent avec une certaine discrétion ou encore adoptent d'autres causes selon l'héritage de Salvador Allende.

Nous concluons donc que la théorie des cadres sociaux de la mémoire de Stern s'applique au-delà de la génération témoin de la dictature et trouve écho chez les Chiliens vivant au Québec. Nous avons constaté que deux cas échappaient à tous les cadres, ce qui nous a incités à créer une cinquième mémoire emblématique, qui regroupe les Chiliens conscientisés et conciliants. Cependant, les mémoires ne se sont pas transmises de la même façon au Chili et au Québec, et il nous suffit d'aborder brièvement la question de la

réconciliation pour appuyer notre propos. Dans neuf des dix entrevues réalisées au Chili, les personnes affirment croire à la possibilité d'une réconciliation nationale, soit presque l'unanimité. Le tableau est totalement différent au Québec, puisque les deux tiers des participants prétendent qu'une réconciliation est impossible entre les Chiliens. Quatre personnes soutiennent qu'elle est possible mais ce, après avoir refoulé une réponse négative insistante et cherché la dose d'optimisme nécessaire pour croire en cet état de guérison sociale. Alors qu'au Chili la deuxième génération se détache volontairement de cette histoire de répression et qu'elle désire oublier afin de céder la place à un futur prometteur et unificateur, les jeunes Chiliens du Québec sont très sensibles sur cette question et déçus de l'amnésie sociale qui embrase le Chili, certains cachent une rancœur à l'égard du pays de leurs parents. Si nous prenons le pouls de l'héritage de la dictature au Chili et au Québec, nous remarquons que celui-ci est considérable et qu'il a su traverser les territoires et les générations.