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I. DÉFINITIONS ET USAGES DE LA MÉMOIRE

1.3 Les lieux de mémoire

À partir de la fin des années 1990, le Chili commence à se défaire tranquillement de son état d'amnésie : des enquêtes sont lancées, des poursuites s'ensuivent parfois, l'image de Salvador Allende est réintégrée dans le discours officiel, même qu'on planifie ériger une statue en son honneur devant le palais présidentiel. Ce monument sera inauguré en juin 2000, sur la Plaza de la Constitución de Santiago, aux côtés de ceux d'ex-présidents tels Eduardo Frei, Jorge Alessandri y Diego Portales. Si l'on s'étonne au premier abord de ce projet commémoratif, notons que la droite a entériné l'initiative à condition qu'un monument pour Jaime Guzmán, figure clé du régime dictatorial, soit construit (l'inauguration eut lieu en octobre 2008)96

. L'année 2003 marque le 30e

anniversaire du coup d'État et croule sous une production incroyable de témoignages, de mémoires, de documentaires, etc. Le Chili se voit alors submergé par la multiplication de sites et de monuments pour les victimes des violations des droits de la personne, allant des simples plaques dans les places centrales à la conservation des lieux secrets de détention. Soulignons que ces initiatives pour la mémoire sont largement issues de milieux privés, faisant briller l'État chilien par son absence97

.

Le mur des disparus du Cimetière Général de Santiago est le tout premier espace commémoratif à voir le jour au Chili, en 1993, précédant la reconstruction et la conservation de la Villa Grimaldi, ancien centre policier de torture, de détention et de disparition. L'accès à l'intérieur des murs de la Villa Grimaldi en 1996 marque le début de tout un procédé de réappropriation d'anciens lieux de répression, puisque l'ouverture de ce site au public est une première sur le continent américain98

. Même si l'origine de la reprise de ce lieu se trouve dans la lutte acharnée de groupes privés99

, ceux-ci sont

96

Katherine Hite, « El monumento a Salvador Allende en el debate político chileno » dans Elizabeth Jelin et Victoria Langland (comps.), Monumentos, memoriales y marcas territoriales, España : Siglo XXI, 2003, p.27.

97

Cath Collins, « The Moral Economy of Memory : Public and Private Commorative space in Post- Pinochet Chile », à paraître dans Payne, Leigh and Ksenija Bilbija (eds.). The Memory Market in Latin

America, États-Unis : Duke University Press, chapitre 8, p.2.

98

Ibid., p.6.

99

En 1990, le site était à vendre, lorsqu'un groupe de voisins, de survivants de la Villa Grimaldi et d'activistes signèrent une pétition pour la conservation de ce lieu. Durant les démêlés légaux, les bâtiments sur le site de la Villa furent rasés par les militaires, afin de détruire toute trace compromettante. Voir Cath

appuyés par l'État, qui finance dans une mince proportion, l'apposition de plaques explicatives qui parsèment aujourd'hui le site. Si l'émergence de différents mouvements mobilisés pour la « mémorialisation » s'emboîte dans la conjoncture historique chilienne, nous constatons que l'événement clé catalyseur de cette lutte se trouve dans l'arrestation de Pinochet à Londres en 1998. « This incident marked the beginning of an intense period of national judicial, political and diplomatic activity which put both Pinochet and his regime's human rights crimes definitively back on the national agenda 100

».

Aujourd'hui, une pléthore de projets continue d'être soumise au gouvernement afin d'éviter l'effacement de la trace. Londres 38 est un de ces lieux dont la nature fut cachée durant de nombreuses années via de multiples artifices, tel le changement d'adresse devenue le numéro 40101

. Suite à de longues et sinueuses négociations entre des groupes privés et l'État, ce dernier décide d'acquérir le bâtiment et de le déclarer monument national, tout en permettant à ces groupes d'en faire usage selon leurs besoins. Pourtant, malgré cet accord, l'État annonce en 2007, une heure seulement avant la cérémonie officielle d'ouverture de Londres 38, son désir d'y implanter le nouvel Institut National des Droits Humains, ce qui mène à une occupation immédiate des lieux102. Le 14 octobre

2008, le Collectif Londres 38 inaugurait le lieu de mémoire en hommage aux 96 personnes qui y furent détenues, torturées, assassinées ou disparues. Cette initiative privée fut du moins financée par le programme des Droits humains du Ministère de l'Intérieur.

Si « [l]a recuperación de la memoria es una tarea del Estado [...] 103

», celui-ci s'est longtemps détaché du processus de « mémorialisation ». En effet, les deux premiers

Collins, Ibid., p.5.

100

Ibid., p.5.

101

La société de droite, « Instituto O'Higgiano » ayant de fortes connections avec les militaires, implanta ses quartiers généraux en ce bâtiment, en prenant soin de changer l'adresse du numéro 38 au numéro 40, afin de dénaturer ce lieu, autrefois centre policier secret de détention et de torture. Voir Cath Collins, Op.

Cit., p.8.

102

Ibid., p.11.

103

« la récupération de la mémoire est une des tâches de l'État », selon le ministère de l'Intérieur chilien, Ministerio del Interior de Chile, Programa de derechos humanos, [En ligne], http://www.ddhh.gov.cl/ (Page consultée le 20 février 2009).

gouvernements dirigés par la Concertación, coalition de partis dont le Parti démocrate- chrétien et le Parti socialiste, ont préféré insister sur le succès de l'économie et des politiques sociales, gardant toujours en optique la temporalité future, lorsqu'ils étaient confrontés à la résurgence de plusieurs événements du passé, ce qui dévoilait chaque fois un peu plus l'ampleur de la répression qui avait eu lieu104

. « The Concertación's characteristic (and understandable) response to such public defeat has been to change the subject 105

». C'est avec le gouvernement de Lagos et sa fameuse déclaration « No hay mañana sin ayer »106

, annonçant du même coup la création d'un fond de 450 millions de pesos pour concrétiser matériellement cette politique, que le passé se voit réhabilité dans le présent107

. Le devoir de mémoire n'est pas un thème qui se retrouve au cœur de l'agenda national de Michelle Bachelet, même si l'on note un engagement légèrement plus poussé envers la cause. Sa principale contribution est le Musée National de la Mémoire, qui devrait ouvrir ses portes en 2010 à Santiago.

Devant un constat d'implication minimale de la part de l'État dans le processus de « mémorialisation », il est légitime de se questionner à savoir pourquoi donc les groupes privés vont-ils donc cogner à la porte du gouvernement pour l'achat ou la gérance d'un lieu ou d'un monument. La clé se trouve dans la polarisation de la société chilienne au sujet de son passé :

« Most groups have been forced to negotiate with the state at some stage, whether it be to obtain permission to install a plaque in a public space, to find an arbiter to act in disputes over ownership or in order to acquire and finance the reclaiming of a private or public site. In a context where the majority of the Chilean public at large can be considered at best indifferent to the memorialisation impulse, it is perhaps logical that theses small groups should rely on the state both for resources and for legitimation of their aims 108

».

L'État, coincé entre les réclamations de réparation et de justice exigées au porte-voix, et

104

Nous reviendrons plus tard sur ces « irruptions de mémoire », concept utilisé par Alexander Wilde. Voir Alexander Wilde. « Irruptions of Memory : Expressive Politics in Chile's Transition to Democracy ».

Journal of Latin American Studies. Vol.31, No.2 (May, 1999), p.473-500.

105

Ibid., p.481.

106

« Il n'existe pas de demain sans hier ». Ministerio del Interior de Chile, Op. Cit.

107

Notons que la politique pour la mémoire est issue du rapport Rettig, qui recommande les actes de réparation symbolique, soit la construction et la conservation de lieux de mémoire. Idem.

108

ces demandes pour la conservation de bâtiments ou la construction de mémoriaux, choisit l'option avec un faible coût politique et consent à s'impliquer dans une moindre mesure dans la constitution de la mémoire matérielle.

Si les lieux de mémoire ont pour fonction, selon le Ministère de l'Intérieur, d'honorer les victimes et d'avoir une portée réparatrice pour les familles109

, ils font également œuvre d’outil favorisant la transmission de ce passé aux générations postmémoire. Cependant, notons que ces lieux ne sont pas érigés avec l'appui généralisé de la population et que si certains s'identifient aux lieux de mémoire qui reflètent un passé répressif, d'autres nient cette violence. La transmission intergénérationnelle de la mémoire, supposément privilégiée par la présence de ces monuments et lieux, se fait alors dans un climat déchiré. Devant l'absence de consensus de la société chilienne sur son histoire récente, les lieux de mémoire consistent alors en des espaces conflictuels, ceux-ci symbolisés notamment par Steve J. Stern et Elizabeth Jelin en des nœuds qui interrompent le flot continuel de la vie quotidienne.

II. Mémoires conflictuelles et mémoires emblématiques

Les espaces physiques font partie des lieux conflictuels de la mémoire chilienne, au même titre que les dates et anniversaires selon l'explication théorétique des nœuds de mémoire. Le calendrier d'une société polarisée ne fait manifestement pas l'unanimité, ce qui devient un constat évident lorsque la mémoire est activée par les commémorations qui pour certains ne sont que banalités.