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I. DÉFINITIONS ET USAGES DE LA MÉMOIRE

1.2 Connaissances et canaux d’apprentissage

Le Chili est un pays postconflit où les archives se font rares. Détruites par les militaires avant la transition démocratique ou compilées clandestinement durant la dictature par un organisme de l'Église catholique chilienne, le Vicariat de la Solidarité, leur fragmentation fait défaut à l'établissement des faits151

. Avec les années et les procès qui débouchent sur des condamnations, le casse-tête se rassemble pourtant. Bien que les faits soient connus, l'interprétation du passé récent chilien demeure décontextualisée et réductrice chez la plupart de nos participants. En effet, seuls Mario, Mauricio, Luis et Iker soulignent l'importance du fossé entre les classes sociales au Chili, véritable division à la base des luttes et des revendications qui ont mené au gouvernement socialiste d'Allende. Iker affirme même que les causes de la répression ont des racines qui remontent à l'époque coloniale, période de la construction de la hiérarchie chilienne excluante. Le rôle des États-Unis, un allié de la classe aisée chilienne dans le boycott économique qui a façonné une fausse pénurie menant directement à la crise sociale, ne

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Hazael perçoit et Allende et Pinochet de manière strictement négative.

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semble clair que pour ces quatre participants.

« La clase alta que, incentivados por el gobierno de los Estados Unidos, ideó un plan para boicotear económicamente al gobierno socialista. Vino un período de escasez, había que hacer cola para comprar las pocas cosas que habían en los almacenes mientras las bodegas de estos comerciantes estaban repletas de mercadería. Y todo se transformó en un caos 152

».

Luis, Carlos et Quetzal limitent les causes de la dictature au gouvernement socialiste, lui attribuant directement la responsabilité de l’effondrement général. Selon eux, une intervention militaire était nécessaire pour remettre le pays sur la bonne voie : « Debían generarse cambios drásticos en el gobierno, generar nuevas las medidas económicas 153

». Enfin, seule Ileana soutient ne pas détenir de connaissances approfondies sur la politique chilienne : « Lo único que puedo decir en esos años es el golpe del 73 y la vuelta a la democracia en el 90 154

».

Si la majorité des personnes interviewées, soit sept individus sur dix, associe dictature et violation des droits de la personne, en faisant mention entre autres de l'absence de démocratie, du recours à la torture, des assassinats, de la censure des médias, des disparitions, des séquestrations, des vols de la mort au-dessus de la mer, du sapement de l'opposition, etc., plus de la moitié fait rimer dictature et stabilité économique. Par contre, alors que cette stabilité est fort appréciée aux yeux de ces individus, ils consentent qu'elle fut imposée à un coût social élevé. Notons également que Carlos, Iker et Luis insistent sur le fait que le coup d'État a été appuyé par une grande proportion de la population : « Una gran parte del país pedía la salida del gobierno socialista...el idealismo no funcionó 155

». L'interprétation de la dictature est multidirectionnelle,

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« La haute classe qui, stimulée par le gouvernement des États-Unis, fomenta un plan pour boycotter économiquement le gouvernement socialiste. Débuta alors une période de pénurie; il fallait faire la file pour pouvoir acheter le peu qui se trouvait sur les étalages, alors que les entrepôts de ces mêmes magasins étaient pleins de marchandises. Et tout s'est transformé en chaos ». Entretien réalisé avec Iker à Santiago de Chile, octobre 2008.

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« Il devait y avoir des changements drastiques au sein du gouvernement, de nouvelles méthodes économiques ». Entretien réalisé avec Luis à Santiago de Chile, octobre 2008.

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« Tout ce que je peux dire sur ces années, c'est que le coup d'état eut lieu en 1973 et le retour à la démocratie en 1990 ». Entretien réalisé avec Ileana à Santiago de Chile, septembre 2008.

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« Une grande partie du pays demandait la fin du gouvernement socialiste...l'idéalisme n'a pas fonctionné ». Entretien réalisé avec Iker à Santiago de Chile, octobre 2008.

soulignant les bienfaits du capitalisme et de la réattribution des terres (car rappelons que celles-ci furent partagées lors du gouvernement Allende) mais dénonçant la répression, la croissance exponentielle de la division sociale et l'exil. Bien que la plupart des participants sont familiers avec le dénouement de la dictature, mentionnant le plébiscite de 1988 et la victoire du vote « non », les répercussions de la loi d'amnistie ne semblent pas évidentes pour eux, du moins n'en font-ils pas mention. Une exception provient de Gerardo, fils d'un disparu, aujourd'hui militant du groupe Hijos Chile, donc très actif sur la scène plus radicale. Pinochet devrait, selon lui, être jugé afin de redéfinir officiellement ses actions et son héritage : « Aun cuando ya murió, debe ser enjuiciado políticamente por la implentación del terrorismos en Chile y los efectos perversos del sistema económico que hemos heredado 156

». Si Gerardo fut mis en contact brutalement avec la dictature dès l'âge de huit ans lors de l'enlèvement de son père, la majorité des personnes interviewées n'a pas eu de lien direct avec la dictature et a appris cette histoire tiraillée par différents canaux.

La famille étendue est le premier lieu de contact avec le passé récent, au même titre que les livres chiliens et étrangers. Les parents et les documentaires (chiliens et étrangers) sont la deuxième source d'apprentissage. Bien que le silence ait été la norme dans plusieurs familles nucléaires, les jeunes ont souvent résolu un casse-tête avec les bribes d'histoire qu'ils captaient au fil des anecdotes. Par exemple, Quetzal a appris à travers une conversation entre sa tante et sa mère que celle-ci, enceinte de huit mois à cette époque, a perdu son bébé suite à l'arrestation de son mari dans sa propre maison. Il apprit ainsi que son père avait été emmené au stade national pour se faire torturer, avant d'être relâché quelques jours plus tard. Malgré le peu d'information que Quetzal détient sur l'histoire de ses parents, il ne peut leur en demander davantage. Le silence permanent lui convient, en tant que mécanisme d'autodéfense, puisqu'il désire avant tout respecter cette intimité, cette partie privée, ce tabou : « No quiero abrir esa puerta muy dolorosa 157

». Fanny Jedlicky fait elle aussi état de cette transmission morcelée au sein

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« Bien que mort, il devrait être jugé politiquement pour l'implantation du terrorisme au Chili et les effets pervers du système économique que nous avons hérité ». Entretien réalisé avec Gerardo à Santiago de Chile, septembre 2008.

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des familles chiliennes en France, car elle constate une transmission intergénérationnelle limitée et par bribes 158

. Si Luis et Quetzal affirment avoir été mis en contact avec cette histoire au collège, la grande majorité soutient que l'école a su contourner le passé récent chilien afin d'en éviter l'apprentissage : « Nada...nada fue en clase con profesores y eso 159

». Les différents médias constituent en un autre vecteur de connaissances, de moindre importance tout de même. Les conversations avec les amis servent ensuite de source, plus ou moins fiable puisque nombreux sont ceux qui semblent avoir le verbe facile sans pour autant connaître le fond de leur argumentation : « La gran mayoria no sabe mucho y hablan igual 160

». Les conversations avec les exilés et les gens ayant vécu l'époque de la dictature, ainsi que les documents classifiés de la CIA sont également des canaux d'apprentissage, bien que dans une moindre mesure. Ces portraits sont révélateurs de la transmission intergénérationnelle de la mémoire. Nous tenterons d'en extirper certaines conclusions.