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I. DÉFINITIONS ET USAGES DE LA MÉMOIRE

1.1 Profils et perceptions des personnages-clés

Parmi les informateurs, nous comptons neuf hommes et une femme. Tous sont âgés entre 23 ans et 40 ans, la majorité se situant à la fin de la vingtaine et au début de la trentaine. Sept individus sont nés à Santiago, un à Valparaiso, un à Punta Arenas et un en Belgique. Aujourd'hui, huit de ces personnes habitent dans la capitale, alors que deux vivent hors frontières, soit à Buenos Aires et à Londres. La plupart des participants proviennent d'une classe sociale élevée, bien que nous dénombrions parmi eux deux cas qui appartiennent à la classe ouvrière. Si sept individus correspondent au profil « gray zoner », c'est-à-dire qu'ils n'ont pas eu de lien direct avec la dictature, qu'ils ne sont pas militants pour les droits de la personne ou qu'ils ne défendent pas le discours militaire, trois en sont exclus : Gerardo est fils d'un détenu disparu et les pères d'Ileana et de

Quetzal ont été emprisonnés au stade national, pour être relâchés par la suite142. Ils ont

donc eu un lien direct avec la dictature et dans le cas de Gerardo, avec la militance pour les droits de la personne.

Rappelons que Stern conclut à l'impasse de la mémoire chilienne de la génération témoin de la dictature à partir de l'atomisation de la signification des mêmes événements. Afin d'établir si la polarisation de la société a été transmise de manière intergénérationnelle, nous avons d'abord cherché à connaître les perceptions que nos participants ont des deux personnages antagonistes sources de débats, soit Salvador Allende et Augusto Pinochet. De façon générale, ils adoptent une position nuancée vis-à- vis du président socialiste élu. En effet, la moitié des individus met un bémol à l'image d'Allende qu'ils conçoivent tout de même positivement. Les adjectifs de grandeur et de charisme fusent de toute part, bien que certains, comme Carlos, lui attribuent la responsabilité du désordre : « Sin embargo, le faltó la astucia o el don necesario para imponer orden y disciplina 143

». Carlos soutient même que son court mandat servit sa cause, puisque la marge d'erreur est proportionnelle au temps selon cette logique. Utopiste, idéaliste, mais également coupable de la division du pays en tant que leader d'un des deux camps, Allende est à la fois perçu comme un excessif et une victime de la Guerre froide : Quetzal soutient en effet que Allende, piégé par le moment historique, est allé trop loin avec sa réforme agraire, puisque la terre a été donnée à des gens qui ne savaient qu'en faire et qui l'ont détruite par manque de connaissance technique144

. Mario, Gerardo et Antonio conçoivent Allende de manière strictement positive en honorant son dévouement, sa rectitude et la rigueur de ses convictions. Enfin, Hazael et Iker adoptent une position négative accusant Allende d'avoir mené le pays à la dictature : « Un hombre que bajo sus ideales llevó a un país por un camino que lo llevó al caos y a una posterior dictadura 145

».

142

Pour la notion de « gray zoner », voir Susana Kaiser, Op.Cit., p.13.

143

« Cependant, il n'a pas eu l'astuce ou le don nécessaires pour imposer l'ordre et la discipline ». Entretien réalisé avec Carlos à Santiago de Chile, octobre 2008.

144

Entretien réalisé avec Quetzal à Santiago, en septembre 2008.

145

« Un homme qui, suivant ses idéaux, a guidé le pays vers un chemin qui l'a mené au chaos et à la dictature ». Entretiens réalisés avec Hazael et Iker à Santiago, en octobre 2008.

Alors que Salvador Allende reçoit des éloges parfois accompagnés de bémols, sa statue, érigée sur la Plaza de la Constitución en 2000, est objet de contestation. En effet, si la moitié des participants défend le monument pour sa fonction mémorielle qui appelle le souvenir et qui démontre la « cicatrice » du peuple chilien, Carlos, Iker et Hazael prétendent que la présence de cette statue ne favorise en rien la réconciliation. Absurde et provocateur selon eux, ce monument ne devrait exister, au même titre qu'une statue à l'effigie de Pinochet ne pourrait être : « Vestir a Allende de héroe me parece equivocado 146

». Ainsi, l'opposition à la « mémorialisation » d'Allende proviendrait de l'association de cette figure et de celle de Pinochet à la période la plus obscure de l'histoire récente chilienne. Il serait donc préférable d'oublier ce passé plutôt que de le matérialiser dans le présent. Ileana soutient, elle, que cette statue n'engendre aucun effet sur elle : « No me provoca nada...otra estatua más 147

». Tous semblent rattacher la nature conflictuelle de la statue à la profonde division de la société, bien que certains, comme Iker, s'expriment à partir de leur position propre, ce qui empêche le détachement qui permet l'explication : « Las estatuas son para personas que de verdad hayan hecho cosas importantes o heróicas, creo que el hecho de estar involucrado en uno de los períodos oscuros de nuestra historia, no lo hacen merecedor de tamaño homenaje 148».

Bien que Augusto Pinochet soit perçu à l'unanimité de façon négative, près de la moitié des participants, dont Luis, nuance leur position en insistant sur le fait qu'il a remis le pays à l'ordre et aussi favorisé la croissance économique. « A su manera quería lo mejor para Chile, aunque a un costo terrible para los mismos Chilenos 149

». Marionnette des intérêts économiques de la droite chilienne et des États-Unis, Pinochet reçoit également la clémence pour avoir été une pièce parmi tant d'autres sur l'échiquier de la Guerre froide. Cela dit, de tels arguments atténuants ne sont mentionnés qu'après

146

« Faire d'Allende un héros est mal selon moi ». Entretien réalisé avec Hazael à Santiago de Chile, octobre 2008.

147

« Ça n'a aucun effet sur moi...une statue de plus ». Entretien réalisé avec Ileana à Santiago de Chile, septembre 2008.

148

« Les statues sont pour les personnes qui ont réellement réalisé des choses importantes ou héroïques. Je crois que le fait d'avoir été impliqué dans l'une des périodes les plus obscures de notre histoire ne permet pas un tel hommage ». Entretien réalisé avec Iker à Santiago de Chile, octobre 2008.

149

« À sa façon, il voulait ce qu'il y a de mieux pour le Chili, bien qu'à un coût terrible pour les Chiliens ». Entretien réalisé avec Luis à Santiago de Chile, octobre 2008.

l'expression d'une perception négative du général : dictateur, responsable du terrorisme étatique, assassin sans scrupules, voleur, traître. Les perceptions ne semblent pas varier selon l'âge, mais selon les histoires personnelles des personnes interviewées ou leur lien avec la dictature. Mario, Carlos, Iker, Luis et Quetzal, qui appartiennent à des familles aisées, adoptent tous une position nuancée vis-à-vis de Pinochet. Fait intéressant, les familles de Quetzal et de Iker sont déchirées par l'idéologie pinochétiste de la famille de leur mère et l'anti-pinochétisme de la famille de leur père. Carlos, lui, provient d'une famille uniformément pinochétiste. Quant aux perceptions strictement négatives, on les retrouve chez Gerardo, fils de disparu, militant pour Hijos Chile depuis quelques années, chez Antonio, petit-fils du frère de Patricio Aylwin, chez Hazael, saturé de cette histoire150

, et chez Mauricio et Ileana, deux « gray zoners ». Si les perceptions sont basées sur les connaissances que ces derniers ont de ce passé, il nous est alors impératif de connaître la nature de celles-ci, ainsi que les vecteurs qui en ont permis l'apprentissage.