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I. DÉFINITIONS ET USAGES DE LA MÉMOIRE

1.2 Les fonctions de la mémoire ou le contrôle de celle-ci

Plusieurs raisons poussent les individus à se rappeler, à lutter pour la reconnaissance de leur mémoire. Patricio Aylwin Azócar, premier président qui succéda à Augusto Pinochet en 1990, mit de l'avant une politique qui, bien que limitée, privilégie la mémoire historique. « Recordar para que nunca más »88

. Les organisations ou mouvements qui multiplient les actions dans les rues de Santiago s'accrochent à leur

82

Susana Kaiser, Op. Cit., p.6.

83

Ibid., p.66.

84

Adriana Espinoza Soto, « The body as a site of resistance and enactment of collective memories and trauma : an exploratory study in Chile », British Colombia : thèse de doctorat, psychologie, University of British Colombia, 2007, p.46.

85

Elizabeth Jelin citée dans Adriana Espinoza Soto, Ibid., p.44.

86

N. Lechner et P. Güell, Op. Cit., p.22.

87

Voir N. Lechner et P. Güell, Op. Cit., p.26.

88

« Se souvenir pour que plus jamais ». Patricio Aylwin Azócar, « Reflexión sobre la memoria y el olvido », Dans Encuentros con la memoria. Archivos y debates de memoria y futuro, Santiago : Lom Ediciones, 2004, p.42.

mémoire et la diffusent afin d'obtenir justice pour les crimes blanchis grâce à la loi d'amnistie de 1978. D'autres, tel que mentionné précédemment, trouvent dans le silence la condition qui équilibre leur vie : « […] son muchos los chilenos que, hasta hoy incluso, para proteger a sus hijos, mantienen un pacto de silencio. Hay muchos que, aun hoy, no pueden siquiera pronunciar las palabras para compartir con su familia algo del horror vivido en una cámara de tortura 89

». Si la fonction directrice de la mémoire ne se loge pas dans la préservation du passé, elle se retrouve dans la récupération qu'elle fait de ce passé. En effet, l'angle est toujours orienté vers les temps présent et futur, dont la compréhension, signification ou planification est puisée de la perception du passé véhiculée par la mémoire90

.

Todorov explique l'appropriation de la mémoire par les tyrannies du XXe

siècle par le lien direct qui noue le contrôle de l'information et de la communication au contrôle des terres et des hommes. Au Chili, les méthodes non violentes de contrôle se traduisent par la mise au bûcher des livres, la destruction de l'art, la fermeture de journaux et magasines, etc. « Who controls the past controls the future, but also who controls the past controls who we are 91». Cette affirmation prend particulièrement sens lorsque l'on

considère l'ampleur de l'influence des médias.

« We know that a society's memories are transmitted, modified, and preserved through talk, that collective remembering is a communication process. It is in this discursive construction and reconstruction of what is remembered or forgotten that the media play important roles in incorporating memory issues into the public sphere and shaping the ways that society remember 92

».

Ceux-ci sont imbibés du discours officiel et limitent la variété de l'information, sa diffusion, en plus de livrer une représentation unidirectionnelle biaisée. Ainsi, ce qui circule sur les lèvres, dans les pensées et ce qui sera remémoré est un produit fabriqué et

89

« Nombreux sont les Chiliens qui, encore aujourd'hui, afin de protéger leurs enfants, maintiennent un pacte de silence. Nombreux sont ceux qui, même aujourd'hui, ne peuvent mettre en mots pour partager avec leur famille leurs expériences horribles vécues dans une chambre de torture ». Patricia Verdugo, « Para no olvidar : (re)leer la memoria ». Ibid., p.51.

90

Sofía Correa Sutil, « Vivir con memoria ». Ibid., p.59.

91

Elizabeth Jelin et Middleton&Edwards dans Adriana Espinoza Soto, Op. Cit., p.44.

92

méticuleusement calculé par l'État totalitaire. Par exemple, les médias peuvent traiter des individus, des groupes ou des situations en terme d'objets, ce qui évacue toute signification. Les gens se souviendront alors de chiffres et de faits, par exemple du concept d'« éléments subversifs » utilisé par les médias chiliens, équivalent du mal dans une logique binaire93

.

Le recours au silence par l'État ne suscite pas nécessairement à la réconciliation nationale via l'oubli. En effet, les narratifs alternatifs au sujet du passé ne se trouvent pas muselés par cette politique négociée de la mémoire, ce qui laisse la porte grande ouverte à l'action sociale et collective94

. Celle-ci, véritable trame de fond de l'histoire récente chilienne, refait surface avec force conjointement aux grandes conjonctures historiques et aux commémorations soulignées par un calendrier tiraillé par la société. Ainsi, le débat social éclot malgré le processus politique de production de mémoires hégémoniques et l'acharnement à la fragmentation des référents parallèles.

Le déni de vérité et l’absence de justice ont cimenté la transition démocratique. L'État, les mains liées dans les négociations concoctées avec beaucoup de précautions par les militaires, s'est vu dans l'obligation de dissimuler les évidences de la violente répression mise de l'avant précédemment sous ses ordres. Des lieux compromettants ont été détruits (centres de torture et prisons, gardiens de la mémoire des victimes), des dates ont été modifiées : le 11 septembre a cessé d'être férié et le 4 septembre est devenu Jour de la Réconciliation Nationale. En effaçant les traces et en métamorphosant la symbolique du 11 septembre, l'État a ainsi voulu reléguer la mémoire de ce passé à la clandestinité95

. Pourtant, acculé au pied du mur par la mobilisation d'une partie non négligeable de la société chilienne, l'État a été contraint de s'impliquer (modestement) dans la « mémorialisation » du passé violent chilien.

93

Ibid., p.45.

94

N. Lechner et P. Güell, Op. Cit., p.18.

95