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I. DÉFINITIONS ET USAGES DE LA MÉMOIRE

2.1 Les cadres sociaux de la mémoire

Ce que Jelin nomme marcas de la memoria110

correspond à l'idée de « nœuds de mémoire » que Stern utilise comme outil conceptuel méthodologique. Pour des fins de vulgarisation, Jelin se réfère au corps humain afin d'imager sa théorie : ces nœuds bloquent, refoulent ou dérangent, à la manière d'une crampe ou d'un spasme, l'équilibre

109

Voir Ministerio del Interior de Chile, Op. Cit.

110

du corps humain111. Stern ajoute à la définition des nœuds de mémoire l'agency dans la

sphère publique dont font preuve les activistes, les politiciens, les leaders, les journalistes, les membres d'organisations pour la défense des droits de la personne, etc. Il nomme cette dimension112

« sites de l'humanité » : « Such actors created information, events, commemorations, publicity, and scandals that drew people together in remembrance […] 113

». Ainsi, ces lieux, dates et projets mis sur pied par des agents de l'histoire, qui se font porte-voix des mémoires alternatives, jaillissent au sein de la société, ce qui ne manque pas de confronter le présent au passé. Ces nœuds expriment en quelque sorte un malaise social né de l'impasse dans lequel se trouve la mémoire chilienne114

.

Stern catégorise les mémoires chiliennes de la première génération115

à partir de l'analyse des témoignages récoltés au Chili en 1996-1997. En appliquant la théorie autour du narratif, il cherche à établir le lien entre les mémoires individuelles et la mémoire collective, en vue de la construction d'une mémoire emblématique, second outil conceptuel méthodologique : « Emblematic memory tells not just what happened to my family, friends, or comrades ; it tells what happened to Chile and Chileans 116». Cette idée

de mémoires emblématiques comme marqueur référentiel se retrouve aussi chez Jelin, qui emprunte à Halbwachs sa notion de cadres sociaux : « sólo podemos recordar cuando es posible recuperar la posición de los acontecimientos pasados en los marcos de la memoria colectiva 117

». L'image que Stern nous brosse est celle d'une boîte qui contient quatre mémoires emblématiques, vers lesquelles les profils des personnes interviewées tendent. « The emblematic memories considered to have captured the most

111

Steve J. Stern (2006), Op. Cit., p.104.

112

Les deux autres étant les sites de matières physique ou géographique (soit les lieux de mémoire) et les sites dans le temps (dates et événements).

113

Ibid., p.121.

114

Stern parle de « culture of memory impasse ».Voir Ibid., p.xxviii.

115

Par opposition à la deuxième génération ou à la génération postmémoire, la première génération est celle qui était adulte lors de la dictature.

116

Ibid., p.68.

117

« Nous ne pouvons nous souvenir que lorsqu'il est possible d'associer les événements passés aux cadres de la mémoire collective ». Elizabeth Jelin, Op. Cit., p.20.

essential collective truth gain a certain primacy of place in the society's memory box 118».

D'abord, nous retrouvons la « mémoire comme salut national », catégorie selon laquelle l'année 1973 marque la fin du trauma. Cette mémoire emblématique voit également le recours à la violence justifié par la nécessité d'un certain coût social pour mettre un terme au « chaos » engendré par le gouvernement d'Allende. Ensuite, Stern expose la « mémoire comme rupture non résolue », où l'État est synonyme de trauma et de peur, mémoire qui se retrouve chez les familles dont un ou plusieurs membres ont été assassinés ou sont disparus. La « mémoire comme persécution et éveil » est la troisième catégorie de l'auteur : celle-ci s'applique chez les individus sur qui la répression a eu un effet moteur vers un éveil dénonciateur et mobilisateur. Enfin, Stern énonce la « mémoire comme boîte close ». Cette mémoire emblématique regroupe les individus pour qui il est essentiel d'enterrer le passé, de le reléguer à l'oubli, pour permettre la réconciliation nationale et le retour d'une certaine tranquillité sociale119

.

Ainsi, chacune de ces mémoires emblématiques est un référent auquel s'identifient les mémoires personnelles : « a framework that organizes meaning, selectivity, and countermemory 120». Si Stern utilise la métaphore de la boîte pour

développer son concept méthodologique, c'est que certaines mémoires échappent à cette classification, car elles ne correspondent à aucune des quatre mémoires emblématiques. Elles consistent en des mémoires errantes, éparpillées, non organisées : « In the absence of a bridge between personal memory and the emblematic memory of larger social groups, however, individual remembrances remains somewhat 'loose' 121

». Ces mémoires errantes circulent à l'intérieur de la sphère privée, par opposition aux mémoires emblématiques qui se retrouvent dans le domaine public ou semi-public. L'utilisation du concept de cadre social nous renvoie à la notion de mémoire collective de Paul Ricoeur :

« Collective memory simply consists of the set of traces left by events that have shaped the course of history of those social groups that, in later times,

118

Steve J. Stern (2006), Op. Cit., p.107.

119 Ibid., p.107 à 112. 120 Ibid., p.105. 121 Ibid., p.106.

have the capacity to stage these shared recollections through holidays, rituals, and public celebrations 122

».e

Ces congés, rituels et commémorations publiques nous réfèrent à l'idée de nœuds de mémoire mentionnée précédemment. Ces nœuds aident à notre compréhension des interactions sélectives entre les mémoires personnelles et les mémoires emblématiques organisatrices de signification, en plus d'évoquer les interférences entre les expériences personnelles et les mémoires errantes. La question de la mémoire ou la lutte pour la reconnaissance de celle-ci se retrouve sans doute chez deux générations selon Stern : « […] at least one or two still living generations, and in some way recognized as decisive by those who have followed them 123

». Nous tenterons de vérifier cette hypothèse à partir de nos sources orales mais d'abord, jetons un coup d’œil aux études sur la mémoire intergénérationnelle, notamment celle de Susana Kaiser.