• Aucun résultat trouvé

POLONAIS-ES À LYON

CHAPITRE 1 : État des lieux

V- RETOUR SUR LYON

A- Edouard Herriot

À regarder une fois encore la plaquette Lyon ce qu’il faut voir et savoir, il y a une apparente contradiction entre les débats et tensions qui agitent le pays et le calme affiché dans cette ville qui transparaît dans l’illustration. Il est opportun de souligner que toute la scène politique lyonnaise est dominée par la stature d’Edouard Herriot, maire réélu sans discontinuer depuis trente ans, toujours respecté par ses administrés et se voulant proche d’eux. Il est l’homme en qui les Lyonnais-es ont confiance. Avec raison : depuis son élection, Edouard Herriot a modernisé la ville et continue de le faire.296 Il lance la construction des abattoirs du quartier de La Mouche par l’architecte Tony Garnier, grand prix de Rome ; il dote la ville d’un nouvel hôpital, sur le domaine de Grange-Blanche, ce qui entraine l’aménagement d’un véritable pôle médical avec une Faculté de médecine, une école d’infirmières, une clinique mutualiste et un hôpital militaire. Dans le même temps, une maison des mères est construite et des restaurants gratuits pour les mères-nourrices sont ouverts. Par ailleurs, Edouard Herriot soutient la création de la Compagnie Nationale du Rhône (1933) et permet le creusement d’un chenal dans le Rhône, ce qui étend considérablement l’approvisionnement en eau. Parallèlement, il affirme Lyon dans son rôle de capitale intellectuelle : création d’écoles dans les arrondissements de la ville, ainsi que d’internats ; reprise du projet de construction d’un grand Lycée près du Parc de la Tête d’Or qui est mené jusqu’à son terme (1913). L’œuvre d’Edouard Herriot pour la ville de Lyon est considérable.

Aussi, est-on en droit de s’interroger sur ce qu’il convient de comprendre lorsque d’une part Edouard Herriot déclare au printemps 1933 ne concevoir l’accueil des réfugié-e-s juif-ve-s d’Allemagne "que danjuif-ve-s la juif-ve-sérénité et par la douceur"297 et que d’autre part, en mai 1935, il accueille semble-t-il chaleureusement le gendre de Mussolini avec lequel il partage un déjeuner gastronomique à l’Hôtel de Ville avant de participer à une fête franco-italienne

296 pp. 45-48.

297 Déclaration faite au cours d'un meeting BRUYAS Jacques, Edouard Herriot. Roanne : Horvath, 1985, organisé à Lyon le 8 avril 1933, reprise dans L'œuvre du 9 avril 1933. SCHOR Ralph, L'opinion française et les

88

devant une masse d'immigrés en chemise noire, bras tendus.298 De même, que dire de son orgueil à voir la France s’ouvrir aux proscrits du régime hitlérien dans sa grande tradition humaniste et la confirmation en octobre 1934 de son hostilité à l'emploi des étranger-ère-s dans les périodes de crise,299 conviction qu’il a déjà exprimée en 1927 lorsqu’il déclarait que la présence de trois millions d'étrangers en France posait "un redoutable problème de la solution duquel dépend pour notre pays, dans une large part, la mort ou la vie" ?300 On pourrait considérer qu’il n’y aurait nulle contradiction dans la mesure où Edouard Herriot serait selon Max Weber "plus soucieux de l’apparence que du fond, moins soucieux de politique à long terme que de manœuvres au jour le jour", ce que confirmerait Albert Camus lorsqu’en 1945 il le juge – sévèrement - satisfait de lui-même mais mécontent des autres, grave dans ses propos mais léger dans ses actions.301 Une autre interprétation de la politique d’Edouard Herriot pourrait être que cette ville, "centre constant de [ses] pensées"302 expliquerait ses décisions et actions, tendues vers une volonté de pérennisation de l’image de Lyon, ville tranquille, et au-delà, vers son maintien au poste de Maire afin de poursuivre son œuvre.

Toutefois, à retenir l’idée d’apparence, on ne peut qu’être frappé par la mise en résonnance de la brochure Lyon, ce qu’il faut voir et savoir avec les options de stratégies politiques de son Maire : ici, on cherche à concentrer les regards dans une direction qui se veut calme et apaisante, alors que s’imprime en négatif ce qu’il faudrait cacher. Aussi, peut-on dire que ce document illustre à son corps défendant la politique de la ville à l’égard des étranger-ère-s.

B- La politique d’Herriot à l’égard des étranger-ère-s

La question est donc de comprendre ce qui, selon Edouard Herriot, pose problème aux Lyonnais-es et ce qui peut être modifié, à la manière du photographe qui retouche un cliché.

Pour cela, il faut s’interroger sur ce qui ne peut l’être. Si la présence étrangère peut se révéler être une source d’inquiétude, comment la camoufler alors que dans le département du Rhône la population étrangère a très sensiblement et visiblement augmenté depuis la Première Guerre mondiale ? Une hostilité à l’égard de ces milliers d’étranger-ère-s qui s’installent dans les banlieues où ils-elles travaillent est manifeste, mais comment en

298 Le progrès, 19 mai 1935. Cité par VIDELIER Philippe, La banlieue, les immigrés, l’intégration. Écarts

d’identité, hors-série, mars 2000.

299 PONTY Janine, op. cit., p. 301.

300 Préface de LAMBERT Charles, La France et les étrangers. Paris : Delagrave, 1928, p. 5.

301 SOULIE Michel, La vie politique d’Edouard Herriot. Paris : Colin, 1962, p. 529.

89

empêcher l’expression ? Les taudis dérangent, mais comment cacher au regard des Lyonnais-es cLyonnais-es bidonvillLyonnais-es qui s’étalent au Sud de la ville dans le quartier de Gerland ?303

À l’évidence, ces points de tension ne sont pas simples à escamoter. Alors, que cacher ? L’analyse des statistiques de 1934304 sur le nombre d’étranger-ère-s par nationalité dans le département du Rhône apporte probablement une réponse. En effet, leur falsification montre que selon le pouvoir public, le premier souci des Lyonnais-es est la question du travail et du chômage. Il est aujourd’hui notoire que depuis le recensement de 1921, la population lyonnaise a été systématiquement surévaluée,305 mais si l’on se penche plus précisément sur les détails de cette falsification, on constate que certains vieux quartiers populaires de la presqu’île et de la rive gauche du Rhône (c’est-à-dire le centre immédiat de la ville et sa proche périphérie) ont été davantage surestimés en termes de densité de population que d’autres. Inversement, dans un document de 1934 portant sur le nombre des étranger-ères-s dans le département du Rhône, on peut lire annoté dans la marge : "42 200 – 8 240 = 33 960

étrangers à Lyon en 1934",306 suivi des diminutions par nationalités. On constate que le nombre des Polonais-es est diminué de 1 000, de même que les Italien-ne-s, réfugié-e-s arménien-ne-s et russes de respectivement 2 500, 1 250 et 1 750. Enfin, la lecture des données du recensement de 1936 montre que la population des localités agglomérées à Lyon augmente beaucoup plus rapidement. Ainsi, on comprend que la politique autoritaire d’Edouard Herriot pousse à minimiser la présence étrangère intra-muros alors même que la population générale est globalement surestimée. Par ces manipulations, il est démontré que les étranger-ère-s qui sont perçu-e-s par les Français-es comme une main-d’œuvre concurrentielle ne les menacent pas dans leur priorité à l’emploi, ce qui ne peut que rassurer la population lyonnaise.

Mais n’y-aurait-il pas une contradiction entre le fait de diminuer les effectifs chiffrés de certaines populations de e-s sans en modifier d’autres, nommément ceux des réfugié-e-s du régime nazi ? En réalité, les populations réfugiées originaires de Russie et d’Arménie sont installées depuis longtemps et sont plus ou moins intégrées dans le tissu économique. C’est bien leur présence sur le marché du travail qu’il faudrait modifier, c’est pourquoi les chiffres de leur présence sont diminués respectivement de 1 750 et 1 250. Quant aux

303 LEMIRE Vincent, SAMSON Stéphanie, Baraques. L’album photographique du dispensaire La

Mouche-Gerland, 1929-1936. Lyon : ENS Éditions / Éditions Le Temps Qu’il Fait, 2003, 94 pages.

304 ADR, 4 M 419. Statistiques des étrangers, 1934.

305BIENFAIT Jean, La population de Lyon à travers un quart de siècle de recensements douteux, 1911-1936.

Revue de géographie de Lyon. 1968, n° 1-2, pp. 63-132. [Disponible sur

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geoca_0035-113x_1968_num_43_1_2625

90

e-s d’Allemagne, Edouard Herriot les considère comme bienvenu-e-s à condition qu’ils-elles ne travaillent pas : il n’est donc pas nécessaire de falsifier les chiffres. Il n’y a donc pas de contradiction et on peut considérer que cette politique convainc les électeurs lyonnais puisque les élections municipales de 1935 le confirment à son poste de Maire grâce à une majorité allant au-delà des radicaux dans la mesure où il obtient le suffrage de certains socialistes ou modérés.307

Menaces pour les un-e-s, sujets qu’il faut escamoter pour les autres par le truchement de falsifications pensées comme moyen d’apaiser les esprits qui s’échauffent, il convient maintenant de dessiner une image plus précise de ces ressortissant-e-s polonais-es.

307 PROMPT Géraldine, Le renouvellement des élites municipales à Lyon : 1935-1953. Rives

nord-méditerranéennes, juillet 2005. [réf du 30 septembre 2009], [disponible sur :

91