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Historiographie de l’immigration Généralités

L’histoire de l’immigration est depuis longtemps un champ historique à part entière. Le nombre de publications et de colloques mais aussi l’ouverture d’une Cité nationale de l’histoire de l’immigration témoignent non seulement de sa richesse mais aussi de son actualité. L’émoi suscité en 2007 par l’annonce de la création d’un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale en est une preuve supplémentaire. Il ne s’agit pas ici de retracer toute l’historiographie de l’immigration, de rendre compte des recherches menées dans toutes les ramifications historiographiques qui se sont développées mais de retenir les travaux qui sont en lien direct avec la problématique de cette thèse. Aussi, ne sont pas évoqués sans pour autant remettre en question leurs valeurs, les histoires générales de l’immigration,86 les

85 KÜHNE Thomas, Kameradschaft. Die Soldaten des nationalsozialistischen Krieges und das 20. Jahrhundert. Göttingen : Vandenhoeck und Ruprecht, 2006.

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LEQUIN Yves (dir.), La Mosaïque France : histoire des étrangers et de l’immigration. Paris : Larousse, 1988, 493 pages ; NOIRIEL Gérard, Le creuset français. Paris : Ed. du Seuil, 1992, 400 pages ; SCHOR Ralph,

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recherches sur les travailleurs immigrés,87 sur des nationalités spécifiques dont la période migratoire est achevée,88 les travaux de type comparatif89 et ceux sur l’intégration,90 l’assimilation, etc. Si la pertinence de leur analyse n’est pas ici développée, les connaître et les avoir lus est néanmoins indispensable.

Cette thèse relève pour l’essentiel de trois champs spécifiques que sont l’immigration polonaise, l’immigration des femmes via la question du genre et l’histoire des politiques migratoires françaises. Avant d’aborder ces trois domaines, il semble utile de rappeler qu’au cours des années trente, la publication de travaux sur la question migratoire n’a pas été sans grande influence sur l’orientation de la politique vis-à-vis des étranger-ère-s, tant sous la Troisième République que sous l’État français. Aussi, paraît-il important de les évoquer. On trouve ainsi trois courants principaux : l’anthropobiologie du médecin René Martial, les travaux du géographe Georges Mauco et les recherches en statistiques de Pierre Depoid.

René Martial qui élabore cette théorie de l’anthropobiologie "combinant l'histoire, la

biologie et la psychologie"91 en jette les bases dans Traité de l'immigration et de la greffe

inter-raciale paru en 1931,92 puis dans La race en 1934.93 Ses ouvrages constituent alors une référence : dans le contexte de crise économique et de la montée du chômage des années trente, il propose de sélectionner les immigrants en fonction de leur capacité à s’assimiler. Les critères mis en avant reposent sur un indice biochimique du sang pour permettre la sélection de populations le plus proche de l’indice français. Ainsi, seuls ceux du groupe sanguin ‘O’ seraient acceptés en France et plus spécifiquement, les Belges, Suisses, Hollandais-es,

Histoire de l’immigration en France : de la fin du XIXème siècle à nos jours. Paris : Armand Colin, 1996, 247 pages. TEMIME Émile, France, terre d’immigration. Paris : Gallimard, 1999, 160 pages.

87 Par exemple, les travaux de MINCES Juliette, Les travailleurs étrangers en France. Paris : Ed. du Seuil, 1973, 475 pages ou de PINOT Françoise, Les travailleurs immigrés dans la lutte des classes. Paris : Ed. du Cerf, 1973, 91 pages ; NOIRIEL Gérard, Longwy, Immigrés et prolétaires, 1880-1980. Paris : PUF, 1984, 395 pages.

88 MILZA Pierre (dir.), Les Italiens en France de 1914 à 1940. Paris : École française de Rome, 1986, 761 pages ; LILLO Natacha, La petite Espagne de la plaine Saint-Denis, 1900-1980. Paris : Autrement, 2004, 163 pages ; ATOUF Elkbir, Aux origines de l’immigration marocaine en France, 1910-1963. Paris : Connaissances et savoirs, 2009, 441 pages.

89 RAINHORN Judith, Paris, New York: des migrants italiens: années 1880-années 1930. Paris : CNRS éditions, 2005, 233 pages, (version condensée de sa thèse soutenue en 2001) ; GREEN Nancy, Du sentier à la

7ème avenue. La confection et les immigrés, Paris-New York, 1880-1980. Paris : Éd. du Seuil, 1998, 461 pages, (version condensée de sa thèse soutenue en 1996).

90 BLANC-CHALEARD Marie-Claude, Les Italiens dans l’Est parisien. Une histoire d’intégration (1880 –

1960). Rome : École française de Rome, 2000, 803 pages ; BECHELLONI Antonio, DREYFUS Michel, MILZA Pierre, Un siècle de présence italienne dans trois régions française, 1880 – 1980. Paris : Ed. Complexe, 1995, 424 pages.

91 NOIRIEL Gérard, Le creuset français. Paris : Ed. du Seuil, 1988, p. 35.

92 MARTIAL docteur René, Traité de l’immigration et de la greffe inter-raciale. Paris : Larose, 1931.

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Tchèques, Polonais-es, Italien-ne-s et Berbères.94. Cet ouvrage, réédité en 1943 est couronné par l’Institut de France, ce qui démontre combien les idées qui y sont développées sont en adéquation avec celles du régime de Vichy.

Cette conception sélective des étranger-ère-s n’est pas sans points communs avec la thèse en géographie rédigée par Georges Mauco. Il est l’auteur en 1932 d’une des premières grandes thèses non-juridiques consacrées explicitement à l’immigration. S’inspirant de la méthodologie vidalienne, il fait usage des données de la Statistique Générale de la France (SGF) et mène des enquêtes de terrain minutieuses. Les descriptions, perceptions et stéréotypes que la thèse véhicule sont aujourd’hui d’une grande utilité pour les chercheur-se-s dans la mesure où ils reflètent la réalité de l’époque. On y trouve ainsi des analyses de la place des travailleurs émigrés sur le marché du travail, de la politique de recrutement et de la vie quotidienne, ainsi que les stéréotypes élaborés au siècle précédent où, pour ne citer que ‘le

Polonais’, il est dit "bon et robuste travailleur" mais "qu’il n’a ni la rapidité ni la vivacité du Français dans le

travail, qu’il est un peu lent, parfois indolent, taciturne, mais que la qualité de son travail est en général satisfaisante".95 Ici aussi, la crise économique des années trente offre un contexte favorable au développement de la problématique des origines : "Jadis, les immigrants étaient plus près de la

population française, beaucoup parlaient notre langue, notamment les Belges et les Suisses, et étaient de même civilisation". Plus loin, l’auteur de ces lignes ajoute : "Aujourd’hui, l’immigration, avec la prédominance

d’éléments slaves, est devenue nettement plus étrangère".96 Par conséquent, le thème de l’assimilation,

"tant sur le plan politique […] que sur le plan de la recherche en sciences sociales"97 domine.

Le troisième et dernier courant dont l’influence est indéniable sur la période étudiée relève de la statistique. Déjà, des démographes s’étaient posé la question des origines par une réflexion sur les thèmes du sang français, de la dénatalité, du risque d’un recrutement des étranger-ère-s, de la naturalisation comme acte arbitraire. Par la suite, certains ont eu recours à la statistique, dont Alfred Sauvy98 qui a fourni une comptabilisation de la population française d’origine. Mais c’est à Pierre Depoid, le plus grand spécialiste des questions de population et

94 Pour aller plus loin, NOIRIEL Gérard, Les origines républicaines de Vichy. Paris : Hachette Littérature, 1999, le chapitre 5, "Savants, experts et pouvoir d’État", et notamment le passage sur "Le retour des médecins". Il retrace le parcours de René Martial, d’abord hostile à la xénophobie, puis à partir des années 1933-1934, favorable à l’instauration d’une politique de sélection raciale en matière d’immigration, à l’image des États-Unis. Il commence à ce moment-là à donner des cours d’anthropobiologie (voir pp. 263-264). Gérard Noiriel évoque également les parcours de Georges Montandon et Alexis Carrel.

95MAUCO Georges, Les étrangers en France. Leur rôle dans l’activité économique. Paris : Armand Colin, 1932, p. 373.

96 MAUCO Georges, op.cit., p. 145.

97 NOIRIEL Gérard, Le creuset français. Paris : Ed. du Seuil, 1992, p. 37.

98 SAUVY Alfred, La population étrangère en France et les naturalisations. Journal de la Société statistique de

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concepteur de la notion de ‘francisé’, que la SGF commande en 1942 un rapport sur la naturalisation. Exercice technique, il utilise a posteriori cette construction pour fabriquer ou tout au moins recenser les "défrancisables".99 À l’évidence, la politique du gouvernement de Vichy infléchit l’orientation de ce travail, ce qui ne doit pas empêcher de reconnaître l’apport indéniable de ses travaux dans la construction d’une réflexion sur l’ampleur des naturalisations au niveau national.