• Aucun résultat trouvé

Réfléchir à l’historiographie de l’immigration polonaise en France conduit à mettre en lumière plusieurs paradoxes qui aideraient à expliquer la relative rareté des travaux scientifiques consacrés aux ressortissant-e-s polonais-es en dehors de quelques thèmes considérés comme majeurs.

Quels sont ces paradoxes ? Le premier, qui est peut-être le plus lourd de conséquences sur le contenu de l’historiographie, réside dans la formulation même de son intitulé :

historiographie de l’immigration polonaise. Il est frappant de constater que la question est posée non pas en termes de présence polonaise en France, plus objective et plus riche pour les perspectives de recherche qu’elle offrirait, mais d’immigration, c’est-à-dire du point de vue du pays d’accueil, prisme déformant qui entraîne la formulation d’un questionnement focalisé sur l’intégration et l’assimilation. Le second paradoxe est que par-delà l’impression première et fugace d’une multitude d’écrits sur la présence polonaise en France, l’analyse montre rapidement que les travaux scientifiques ne sont le fruit que de quelques-uns dont la vision reste prédominante sur le sujet. L’exposition de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI), Polonia, des Polonais en France depuis 1830, présentée au cours du printemps et de l’été 2011 fait écho à cette vision. Tout à la fois vitrine d’une certaine conception et objet de connaissance destiné au grand public, l’entité Polonia est clairement affichée dans sa fonction identificatrice. Il semble qu’elle s’accompagne d’une profession de foi réhabilisatrice déjà menée par Jeanine Ponty dès 1985 avec sa thèse intitulée Polonais

méconnus, une histoire des travailleurs immigrés en France.100 L’historienne reprend ici le bâton de pèlerin en tant que commissaire d’exposition et y développe essentiellement deux thèmes désormais classiques : d’une part, celui des migrations politiques du XIXème siècle, et

99 GUICHARD Éric, NOIRIEL Gérard (dir.), Construction des nationalités et immigration dans la France

contemporaine. Paris : Presses de l’École normale supérieure, 1997, p.85.

100 PONTY Janine, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l'entre-deux-guerres. Paris : Publications de la Sorbonne, 1988, 474 pages.

37

d’autre part les recrutements massifs d’ouvriers et de main-d’œuvre agricole après la Première Guerre mondiale avec une présentation de leur établissement dans les zones minières ou industrielles traditionnelles, le tout décliné en termes d’intégration et d’assimilation. Échos plus ou moins liés à cette vision rédemptrice, on retiendra les travaux où population polonaise et bassin d’emploi sont les deux ingrédients de base de la réflexion. Ainsi, en est-il de la recherche de Catherine Juif101 sur les Polonais en Saône-et-Loire, d’Yves Frey102 sur les Polonais dans les mines de potasse en Alsace avec un éclairage à l’action des dirigeants d’entreprise et à la gestion patronale des populations immigrées et de Philippe Rygiel103 sur les Polonais du Berry et leur ascension sociale par une approche comparative et quantitative. Images involontaires de cette vitrine également, les parutions récentes de Lydia Scher-Zembitska et de Christophe Laforest104 montrent combien les relations franco-polonaises, sinon la légendaire amitié, restent une thématique appréciée, voire une valeur sûre. Dans cette même veine, l’étude de l’intelligentsia continue de motiver des travaux, généralement focalisés sur le 19ème siècle, plus rarement sur l’après-guerre.105

Nonobstant, l’histoire de la présence polonaise en France ne peut se borner pas à ces représentations, certes réelles et précieuses, mais lacunaires. Quelles sont les perspectives ? L’interrogation de la base de données des sujets de thèse déposés en France en donne un premier aperçu : le mot-clé polonais permet d’accéder au référencement de quatre-vingt-quinze thèses, tous domaines confondus et parmi lesquels seulement neuf sont consacrées à l’histoire. Leur analyse confirme ce que d’autres ont déjà constaté : la période des années 1900 à 1945 a donné lieu à peu de travaux en langue française. A l’exception de ceux dirigés par Edmond Gogolewskisur les Polonais dans la tourmente de la Seconde guerre mondiale106

101 JUIF Catherine, Les Polonais de Saône-et-Loire : intégration sociale, assimilation, 1939-1980. Thèse : Histoire : 1994, Université Lyon.

102 FREY Yves, Polonais d’Alsace. Pratiques patronales et mineurs polonais dans le bassin potassique de

Haute-Alsace, 1918-1948. Besançon : Presses Universitaires franc-comtoises, 2003, 598 pages. Version remaniée d’une thèse soutenue en 2001 à l’Université de Lille.

103 RYGIEL Philippe, Destins d’immigrés. Cher 1920-1980 : Trajectoires d’immigrés en Europe. Besançon : Presses Universitaires franc-comtoise, 2001, 447 pages. Version remaniée d’une thèse soutenue en 1996 à l’Université de Franche Comté sous la direction de Jeanine Ponty.

104 SCHER-ZEMBITSKA Lydia, Les Polonais en France au XIXème siècle. Paris : La Documentation française/Cité nationale de l’histoire de l’immigration, 2009 ; NIEUWAŻNY Andrzej, LAFOREST Christophe,

De tout temps amis. Cinq siècles de relations franco-polonaises. Paris : Nouveau Monde Éditions, 2004, 443 pages.

105 POMIAN Grazyna, Le rôle politique de l'émigration polonaise en France depuis 1945. Matériaux pour

l'histoire de notre temps. 2001, n°61-62, pp. 62-68.

106 GOGOLEWSKI Edmond, Les Polonais et la Pologne dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1996, 265 pages.

38

et plus spécifiquement sur la question de leur protection durant la même période,107 ou encore de ceux d’Yves Beauvois qui a interrogé les relations franco-polonaises pendant la guerre de 1939-1940.108 Les Polonais-es durant les années de guerre continuent donc d’être peu étudiés, mis à part le travail en cours de Stéphane Leroy sur les étrangers dont les Polonais dans l’armée française en 1939-1940.109 Il est vrai que la période d’après-guerre intéresse davantage, avec la question de l’exil après 1945 étudiée par Stéphane Dufoix,110 la question de la réémigration dans la thèse de Joanna Szulc,111 de la vie associative des Polonais en France112 et enfin en histoire des relations internationales avec le travail de thèse en cours d’Adolphe Lesur sur la question spécifique de la position du Gouvernement provisoire de la République française sur le droit d’option nationale de certain-e-s citoyen-ne-s polonais-es établi-e-s en France.113 De plus, on constate que sur ces quelques références, seule la moitié est spécifiquement consacrée à la population polonaise, ce qui réduit davantage encore l’intérêt aujourd’hui porté par les chercheur-se-s à cette thématique.

Parallèlement, il semblerait que la récente thématique de la pratique sportive séduise quelques un-e-s.114 Ainsi, à travers le cas de Montceau-les-Mines, l’historienne Karen Bretin Maffiuleti115 s’intéresse aux pratiques sportives et montre à travers le cas polonais que le sport n’a pas les vertus intégratrices qu’on a bien voulu lui prêter. La même question est posée particulièrement à propos des Polonais-es en Basse-Normandie par Gaëlle Medot116 dans une

107 GOGOLEWSKI Edmond (dir.), La protection des Polonais en France. Problèmes d’intégration et

d’assimilation. Lille : Université Charles de Gaulle/Lille 3, 1999, 265 pages.

108 BEAUVOIS Yves, Les relations franco-polonaises pendant la «drôle de guerre». Paris : L’Harmattan, 1989, 173 pages.

109 LEROY Stéphane, Les étrangers dans l’armée française en 1939-1940 : l’exemple des Espagnols, des

Italiens, des Polonais et des Tchécoslovaques. Université Nancy 2. Thèse en cours.

110 DUFOIX Stéphane, Politiques d’exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945. Paris, Presses universitaires de France, 2002, 314 pages. Texte remanié d’une thèse : DUFOIX Stéphane, Exil et

politique, éléments pour une sociologie de la politique en émigration, l’exemple des Hongrois, des Polonais et des Tchécoslovaques en France de 1945 à nos jours. Thèse : Histoire : Université Lille 3, 1998.

111 SZULC Joanna, De l’émigration à la réémigration : le retour au pays des Polonais de France de 1945 au

début de la guerre froide. Thèse : Histoire : Université de Metz, 2012.

112 SEKOWSKI Pawel, L’émigration polonaise vers la France et la vie associative des Polonais en France entre

1944 et 1948. Université Paris 4, sous la direction d’Olivier Forcade et Czeslaw Brzoza. Thèse en cours.

113 LESUR Adolphe, Le droit d’option nationale des citoyens polonais établis en France nés à l’Est du Bug. Les

positions méconnues du Gouvernement provisoire de la République française d’après les archives du Quai d’Orsay (octobre 1944-février 1946), Thèse en cours.

114 Sur l’importance du sport dans les sociabilités lensoises et le rôle des Polonais en ce domaine, voir FONTAINE Marion, Les "Gueules Noires" et leur club. Sport, sociabilités et politique à "Lens les Mines"

(1934-1956). Thèse : Histoire : EHESS, 2006.

115 BRETIN MAFFIULETTI Karen, Immigration polonaise et pratique sportive en milieu de grande industrie. Le cas du bassin de Montceau-les-Mines dans l’entre-deux-guerres. Hommes et Migrations, 2011, n° 1289, pp. 38-47.

116 MEDOT Gaëlle, Les Polonais en Basse-Normandie. Quels modes d’intégration par l’affiliation sportive ?, Université de Caen, sous la direction de Camille Tarot. Thèse en cours.

39

thèse de sociologie en préparation sans que des éléments de réponse n’aient été encore apportés.

Enfin, deux autres thématiques retiennent l’attention. La première touche au genre puisque les femmes polonaises en sont le sujet mais question historiographique sera développée plus loin. La seconde thématique est celle de l’église catholique que Gabriel Garçon117 a su défricher dans sa thèse. Par l’étude des institutions ecclésiastiques et d’action catholique qui les représentaient le mieux, il a cherché à mettre en lumière la place de cette église auprès de la population polonaise. Jeanine Ponty,118 dans une étude récente confirme l’importance de ces structures et précise que la Mission catholique polonaise a joué un rôle coordinateur, certainement parfois un peu envahissant à l’aune de la laïcité française.

Les vides historiographiques sont donc nombreux. Ce travail de recherche veut mettre en lumière deux orientations particulières. L’une choisit de donner la parole aux étranger-ère-s plutôt que de parler à leur place, ce qui écarte les problématiques classiques de l’intégration et de l’assimilation pour au contraire ouvrir de nouveaux champs. L’autre propose de sortir du contexte traditionnel du bassin d’emploi pour étudier la présence polonaise, et ouvre de nouvelles perspectives sans représentations a priori.