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Vivre en dehors des frontières du pays dont on possède la nationalité, chercher à comprendre le fonctionnement de la société qui nous accueille, se confronter à l’isolement par la différence, loin des repères qui nous ont construits jusque-là, nous surprend parfois dans des comportements que cette situation induits. Étrangement, il arrive que dans cet univers où rien ne nous relie aux autres, entendre parler sa langue au hasard des rues, voire dans son quartier, découvrir chez un bouquiniste un classique de la langue française, quand bien même

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serait-il tombé en désuétude, aller au consulat pour dire d’une certaine manière "je suis là,

j’existe", produisent comme malgré soi un sentiment d’appartenance. Et de penser immédiatement : "j’appartiens à une communauté", ce qui ne se produirait certainement pas si nous étions restés dans notre pays. L’expérience personnelle est utile pour décentrer sa pensée et permet de poser la question : s’agit-il bien de cela pour les ressortissant-e-s polonais-es ? Forment-ils une communauté, aux yeux d’eux-mêmes ou bien aux yeux de l’administration française ? Et si ce n’était pas cela, si ce n’était pas une communauté, mais quelque chose d’une autre essence, d’une autre nature, qu’est-ce que cela pourrait être ?

Ce terme communauté d’un usage si facile qu’il en devient excessif, est en réalité un concept sociologique qui considère qu’au sein d’un groupe organisé autour de valeurs sociales et culturelles, interagissent des hommes et des femmes selon des attentes, des valeurs et des croyances partagées par les autres individus qui la constituent. Du point de vue de l’administration française, il existe une communauté polonaise en France formée de celles et ceux qui sont originaires de Pologne. Peu importe que dans la réalité, la population polonaise en France soit dans une certaine mesure à l’image de la population qui vit en Pologne, c’est-à-dire formée en majorité de Polonais-es de souche, catholiques, mais aussi des minorités nationales ukrainienne, allemande, russe et juive car il est vrai que pour cette dernière le terme juif désigne en Pologne une nationalité et non une religion comme nous l’avons déjà exposé.76 Peu importe que parmi ces hommes et femmes, certain-e-s d’entre elles/eux n’aient jamais vécu en Pologne, voire n’y soient même pas né-e-s : du point de vue de la France, ils-elles ont en commun une citoyenneté et constituent une communauté que l’historien-ne peut qualifier d’imaginée,77 c’est-à-dire qu’ils-elles sont perçu-e-s comme ayant beaucoup en commun78 pour paraphraser Ernest Renan. Pourtant, si l’on se place du point de vue des intéressé-e-s, considèrent-ils-elles former une communauté ? Qu’ont-ils-elles en commun ? Peut-on penser qu’à un moment de leur parcours en France, ils-elles "oublient bien des choses"79 et considèrent appartenir à cette communauté ? Est-ce que les luttes, les conflits, les clivages vécus en Pologne peuvent-être oubliés pour ne prendre en compte qu’une partie de leur présent,

76 COLLIN Claude, Carmagnole et Liberté. Les étrangers dans la Résistance en Rhône-Alpes. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, coll. "Résistances", 2000, p. 22. Il précise que ceci est vrai dans la plupart des pays d'Europe centrale et orientale et qu'on peut parler de citoyens roumains, hongrois, polonais, mais de nationalité juive à la rigueur de confession israélite.

77 Le concept d’Imagined community a été pensé par Benedict Anderson. ANDERSON Benedict, Imagined

Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. Londres : Verso, 1991, 224 pages.

78 RENAN Ernest, Qu'est-ce qu'une nation, Œuvres complètes. Paris : Calmann Lévy, 1955. Tome 1, p. 892. Dans ses Œuvres complètes, il écrit : "Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de

choses en commun et aussi qu'ils aient oublié bien des choses".

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à-dire d’être des étranger-ère-s en France, issu-e-s d’une même citoyenneté ? Cette communauté de destinée et non d’amitié,80 cette communauté d’égalité dans une situation d’étrangeté ne suffisent pas pour affirmer qu’il existe, au sens large, une communauté polonaise. Selon Jean-Pierre Vernant, la communauté n’existe que par la philia, ce sentiment qu’entre l’autre et soi quelque chose circule.81 Le regard phobique que porte parfois un fonctionnaire de l’administration sur ces hommes et femmes en quête de documents nécessaires, la raillerie essuyée pour le manque de maîtrise de la langue, cet agacement perceptible dans l’attitude du fonctionnaire auquel on s’adresse, ce manque manifeste d’empathie pour venir en aide à cet interlocuteur étranger, etc. peuvent créer momentanément le sentiment d’avoir quelque chose en commun : le fait d’être étranger-ère en butte à l’administration. Ainsi Edouard Renn82 se souvient à propos de sa mère : "quand elle avait besoin de papiers, par exemple dans l’administration, on lui faisait ressentir qu’elle était étrangère. Mais autrement, au point de vue travail, elle n’avait pas un poste élevé dans la hiérarchie sociale, on la laissait vivre". Peut-on imaginer qu’elle ait rencontré dans les couloirs du service des étrangers cette autre femme, la comtesse Isabelle Marie Potocka,83 en butte elle aussi à l’administration qui lui a retiré ses pièces d’identité régulières en échange d’un permis de séjour pour réfugiée. Il en résulte qu’elle et sa fille "sont classées maintenant parmi les réfugiés avec un permis de séjour essentiellement provisoire". N’ont-elles pas en commun d’être malmenées, d’être rejetées en vertu de leur qualité d’étrangère ? Ont-elles partagé la même indignation à subir ce rejet ? Ont-elles ressenti un fugace sentiment de partager quelque chose du fait qu’elles étaient étrangères ? Ont-elles compati l’une pour l’autre au travers d’un regard, d’un geste de dépit ? Mais ensuite, l’une est repartie gratter la cire de vieux planchers ou fabriquer des obus sur les chaines de l’Arsenal, tandis que l’autre a repris ses fonctions de directrice du service d’aide aux prisonniers de guerre polonais. Chacune, passé la porte du service qui les lie, s’en est retournée à son univers, et si un sentiment éphémère a percé, les habitus d’appartenance sociale l’ont emporté et n’ont pas permis de former une communauté au sens sociologique.

On peut donc considérer qu’il n’existe pas de communauté, pas plus juive84 que polonaise, mais qu’il s’exprimerait une autre forme de lien que l’historien Thomas Kühne85 a étudiée et

80 VERNANT Jean-Pierre, Entre mythe et politique. Paris : Ed. du Seuil, 1996, p. 23.

81 VERNANT Jean-Pierre, op. cit., p. 23.

82 Entretien n°1. Edouard Renn avec Laurence Prempain, 17 mai 2004, Meyzieu.

83 ADR, 829 W 338, n° 73476.

84 Renée Poznanski a montré qu’entre les Français-es juif-ve-s assimilé-e-s, les Juif-ve-s étranger-ère-s de toutes nationalités, les socialistes et les bourgeois, les pratiquants et non-pratiquants, il est bien difficile de parler d'une communauté. POZNANSKI Renée, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Paris : Hachette, 1994, 859 pages.

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formulée dans le concept de social bonding. Dans ses travaux sur les situations sociétales comme les camps de travail, les camps de réfugiés, il a montré que les hommes et les femmes cherchent inconsciemment à recréer des cadres relationnels pour tenter de s'intégrer dans une certaine conformité, de s'impliquer dans des activités conventionnelles dont ils croient en la valeur morale, ou plus simplement pour marquer un attachement aux autres. Cette forme de lien est intégrée dans le concept de Social bonding. Il semblerait que les militaires polonais venus en France pour se battre après la défaite de 1939, les femmes et enfants qui les ont suivis en France, les résistant-e-s du réseau Monika d’une part, du réseau de la MOI d’autre part, les femmes de prisonniers, les déporté-e-s rapatrié-e-s, etc. soient davantage liés selon ce concept, avant le cas échéant, de former une communauté via la constitution d’associations, l’organisation de rencontres régulières pour mutuellement se soutenir. Ceci étant clarifié, le concept de social bonding sera utilisé pour tenter d’expliquer quels sont les liens qui ont permis certaines chaînes de solidarité.

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