• Aucun résultat trouvé

Partie I : Littérature contemporaine et écritures de soi

4. Retour aux Sources (familiales et littéraires)

A ces trois retours qu’avait recensés D. Viart76 à propos de la littérature contemporaine, nous ajoutons bien volontiers un quatrième. Après s’être réconciliés avec le réel, le récit et le sujet, les écrivains contemporains renouent joyeusement avec les différentes périodes littéraires qui se sont succédé jusque-là. Si le retour du sujet dans les années 80 s’est principalement posé en termes de questionnement narratif, ce que nous appelons, faute de mieux, le « retour aux sources » repose, quant à lui, sur une interrogation identitaire. Le « Qui je hante ? » d’André Breton devient dans le contexte contemporain « Qui me hante ? » (la formule est de Viart)77

tant la question de l’héritage semble être au cœur des recherches actuelles. Lyotard parlait déjà en 1979, de cette postmodernité comme « l’âge des cultures » et les années et décennies qui allaient suivre lui ont donné raison. Cet élément constitue dès lors,

« [..] un outil qui permet de questionner et de penser les excès, les limites ou les impasses de la voie de la modernité dans laquelle s’est engagé le roman des décennies 60-70 »78.

Cette déclaration nous rappelle que la littérature contemporaine ne naît pas du nihilisme. Cette époque est à la fois celle de l’hybridation et de la pluridisciplinarité mais aussi de l’heureuse (re-)conciliation entre l’ancien (récent et lointain) et la recherche courante. Le passé fascine de nouveau. Il ne s’agit plus de s’opposer à lui mais d’aller à sa (con-)quête dans le but de (se) chercher une légitimation. C’est pourquoi l’on ne sera pas étonné de voir que lors de la parution de son premier texte, François Bon déclare qu’il écrivait depuis sa fascination de Kafka, que Pierre Michon avoue que Faulkner était la raison principale de son entrée dans la littérature. Cette revendication de l’ancien vise à (r)établir les liens avec les sources littéraires et artistiques dans une volonté de compréhension de soi et du chemin tissé entre l’hier et l’aujourd’hui. Par ailleurs, outre leur caractère délibérément autoréflexif, ces œuvres émergentes revendiquent sans cesse leur héritage souvent exprimé, nous l’avons dit, dans une tonalité hypocondriaque comme l’a très justement vu Marie Redonnet :

76 Cf. D. Viart, « Écrire au présent : l’esthétique contemporaine », in. Le Temps des Lettres. Quelles périodisations

pour l'histoire de la littérature française du 20e siècle ? sous dir. De Francine Dugast-Portes et Michèle Touret,

Rennes, PU de Rennes, 2001, pp. 317-336

77 D. Viart, « Filiations littéraires », in. J. Baetens et D. Viart (dir.), États du roman contemporain. Écritures

contemporaines 2, Paris, Lettres modernes Minard, coll. « Écritures contemporaines », 1999, p. 123. 78 A. Cousseau, Postmodernité : du retour au récit à la tentation romanesque, op. cit.

« Pour qu’il y ait bien cette ouverture créatrice, cette liberté exploratrice qui ferait de l’écrivain le pionnier d’une nouvelle histoire à inventer, il faudrait qu’il y ait en même temps un travail de deuil (c’est-à-dire de mémoire) de l’histoire qui s’achève. Les écrivains (baptisés romanciers) de l’après-modernité ont la modernité en héritage. À chacun dans son œuvre de se poser la question : quoi faire avec cet héritage ? L’exploration des nouveaux chemins n’est pas une exploration vierge… Il se pourrait que tous les chemins aient été explorés… Il s’agirait alors plutôt de trouver de nouvelles façons d’explorer ce qui l’a été »79.

A ce propos, si l’époque moderne était farouchement tournée vers l’avenir, l’époque contemporaine essaye tant bien que mal de renouer avec son passé familial, et plus globalement artistique, longtemps occulté. Ce besoin de revenir aux sources est vital chez nombre de ces écrivains, et devait alors se faire par le biais des livres. C’est le cas de Pierre Michon qui déclarait dans un entretien :

« A vingt-ans, la bibliothèque me faisait défaut. A trente-huit ans, j’étais mûr culturellement. Je pouvais écrire dans le non-savoir après avoir acquis le savoir, m’y adosser. La littérature est acte de non-savoir mais qui doit savoir »80.

Dans Rimbaud le fils, il reviendra sur cette question en soulignant l’impact du passé sur le présent afin d’encenser le matériau langagier qui représente indubitablement un

« instrument héréditaire, celui qu’on se passe de main en main de Villon à Coppée ; c’est du Français ; le sens y apparaît sans détour »81.

Ce renouveau de l’écriture romanesque dans les années 80 avait rappelé aux esprits les plus sceptiques à quel point la littérature avait besoin de retrouver ses marques aux côtés des différentes sciences humaines et sociales qui se développaient en fanfare à la même période. Il fallait à la fois accepter cette pluridisciplinarité mais aussi faire face à une concurrence folle lancée par les médias et certains détracteurs de cette veine littéraire. Conséquence majeure de

79 M. Redonnet, « Mais quel roman ? La littérature en question », in. Europe, op. cit., p. 17.

80 Cf. Entretien avec Catherine Argand, art. Cit, p. 147.

cette dynamique : l’émergence en nombre de certains concepts théoriques et puis l’avènement de quelques genres que l’on peut réunir sous l’étiquette de « récits de soi ».

On s’éloigne donc manifestement de Robbe-Grillet et de son fantasme d’écrire une œuvre « sans avoir à s’appuyer sur quoi que ce soit d’extérieur à [elle] »82. Étudier l’auteur, son parcours, sa bibliothèque semble n’avoir jamais suscité autant d’intérêt. Si la modernité reposait, dès son avènement, sur le principe de la « rupture », la postmodernité trouve dans l’héritage son cheval de bataille. C’est dire aussi que si les modernes étaient des « architectes de la destruction », les contemporains, eux, sont les « gardiens du temple ».

Chapitre 2 : L’émergence des « récits de filiation » à partir des années 80

« Les morts existent deux fois : dehors, avant et, ensuite, dedans », (P. Bergounioux, La Toussaint).

Depuis que Georg Lukács83 et Lucien Goldmann84 ont su montrer certaines prédominances thématiques qui ont jalonné les siècles précédents (les fictions picaresques synthétisent le XVIième et le XVIIième siècle, les thématiques du « parvenu » et de l’« ascension sociale » dominent le XVIIIième et le XIXième siècle de Marivaux à Maupassant, et les questionnements sur les constructions narratives et identitaires scandent abondamment le siècle dernier), il est de bon aloi de commencer à s’interroger sur la ligne directrice de cette littérature contemporaine. A ce propos, la doxa contemporaine aime à rappeler que le concept, entre autres, de « filiation » occupe déjà une partie non dénuée de notre littérature d’aujourd’hui.

Cette poétique des retours dont on a parlé a favorisé l’extension sans précédent d’un genre que Dominique Viart a proposé d’appeler il y a quelques années : « récit de filiation ». Dans un article qui date de 199985, ce critique part de l’idée maîtresse que ce genre s’inscrit dans la

82 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 139.

83 Cf. G. Lukács, La Théorie du roman, Paris, Gonthier, 1963.

84 Cf. L. Goldmann, Sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964.

85 Selon lui, cette notion a été d’abord avancée lors d’une intervention au colloque « États du roman contemporain », du 6 au 13 juillet 1996, avant de paraître dans : Dominique Viart, « Filiations littéraires », op. cit., 1999, p. 117.

continuité de ces récits familiaux qui ont fait florès en France entre la deuxième moitié du 19ième

siècle et la première moitié du 20ième. La nouveauté de ces récits émergents tient cependant d’une part au fait qu’ils sont des symptômes représentatifs de notre époque et d’autre part dans leur volonté indéfectible de sortir au grand jour les histoires de ces « gens de peu », pour reprendre un titre de Pierre Sansot, souvent issus de l’arbre généalogique familial, oubliés par la grande Histoire. Ces textes, en voulant célébrer une certaine geste familiale, tentent de réparer les injustices du passé, souvent non sans une certaine tonalité mélancolique. Il s’agit donc à la fois d’une écriture du deuil et d’une célébration de l’ancien, chose qui favoriserait l’émergence d’un malaise, assez attendu d’ailleurs, de la transmission. Ces récits vont également signer le grand retour aux existences individuelles, souvent représentées par des figures familiales oubliées par la grande Histoire. A partir de là, leur ambition sera double : rétablir et interroger les figures ancestrales à la lumière du présent d’une part, et savoir se positionner par rapport au poids du passé, de l’autre. Ce sont de ce fait des « tentatives de restitution » pour reprendre l’expression de Claude Simon. Comme l’a très justement vu D. Viart, au-delà du fait qu’il exprime une volonté de revenir sur ce qui a été, le mot « restitution » est ici révélateur d’un besoin de rendre hommage à ces figures enterrées. Ainsi peut-on soutenir que

« Restituer c’est certes reconstruire, rétablir la mémoire oubliée de ce qui fut, mais aussi – et peut-être surtout – rendre quelque chose à quelqu’un »86 (Italique de l’auteur).

Ces récits (se) posent aussi avec une certaine acuité les questions de transmission et d’héritage, ainsi que celles des rapports entre l’écriture et l’identité. Leur objectif premier est de renouer, non sans bonheur, avec une certaine « gloire » parentale tout en la cherchant et en la critiquant. Cette question de l’héritage, D. Viart l’a bien décelée quand il écrivait que

« Ces textes montrent bien à quel point le sujet contemporain se sent redevable d’un héritage dont il n’a pas véritablement pris la mesure et qu’il s’obstine à évaluer, à comprendre, voire à récuser. Le besoin de comprendre se lie ainsi à une interrogation de l’origine et de la filiation »87 (Italique de l’auteur).

86 D. Viart et B. Vercier, op. cit., 2005, pp. 92-93.

Ce « récit de filiation » contemporain s’installe dès lors dans cette conviction qu’écrire sur soi n’est autre qu’écrire sur et pour les autres, que l’on n’écrit pas seulement « pour se dire » comme le soulignait Jean Rousset vers la fin de Formes et Significations (José Corti, 1962). Écrire sur soi, c’est aussi partager ses expériences, émotions et espérances avec l’autre (présent ou absent). Et c’est dans cette perspective que le « récit de filiation » trouve toute son expression depuis son avènement jusqu’à nos jours.