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Partie II : Le « récit de filiation » à travers La Place et Vies minuscules…

5. Qu’en est-il de la langue d’enfance chez Ernaux et Michon ?

Les problématiques de la langue et du langage constituent un pivot majeur dans les récits de soi contemporains. Au-delà du caractère linguistique et pragmatique de la question langagière que remettent en cause ces écrits personnels, c’est la dimension sociologique qui mérite d’être soulignée. La langue, qu’elle soit écrite ou parlée, réelle ou fantasmée, semble fasciner toujours les écrivains contemporains de la filiation et il se trouve qu’outre la phase de l’écrivain-écrivant, c’est l’auto-apprentissage de la langue qui est souvent mis en avant dans ces textes.

A ce propos, Annie Ernaux et Pierre Michon ont en commun une enfance, une langue et un

locus provinciaux. Ces trois éléments unissent joyeusement les deux œuvres en ce sens qu’ils

permettent une mise en application et en circulation du processus de l’apprentissage enfantin. Aussi, tout comme dans Enfance berlinoise de Walter Benjamin, beaucoup de passages issus de ces deux textes mettent-ils l’accent sur l’auto-apprentissage grâce aux livres. Un jargon et un langage que l’on ne pouvait trouver que dans les livres. Ces phases d’apprentissage visent à montrer l’incrustation de l’enfant dans la société et le positionnement qu’il adoptera plus tard par rapport à cela.

Vies minuscules et La Place gravitent donc autour de mots et expressions prononcés dans l’enfance. La langue constitue pour eux un embrayeur de mémoire. Dans le cas de nos deux auteurs, convoquer ses souvenirs d’enfance, c’est surtout rappeler un contexte sonore précis,

constituant ainsi des « fredons » chargés de nous dire « quel “ancien temps” il fait actuellement en nous », comme écrivait Pascal Quignard343. La langue de l’enfance, c’est la langue des découvertes de soi, de l’autre et du monde. Chez Annie Ernaux par exemple, la narratrice revient souvent sur le souvenir d’apprentissage de l’époque quand elle fut enfant (étymologiquement, celui qui ne sait manifester sa pensée par la parole). Dans son journal intime qu’elle évoque dans Les Années, elle déclare être

« "à la recherche d’un autre langage", […] Elle rêve d’écrire dans une langue inconnue. Les mots lui sont une petite broderie autour d’une nappe de nuit »344.

Cette déclaration est à mettre en rapport avec cette autre de Proust qui écrivait dans son essai

Contre Sainte-Beuve que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». Autrement dit, dans une langue singulière, originale, bref novatrice.

Dès lors, il ressort que la quête langagière devient une quête identitaire, qui, elle-même, va bientôt devenir une quête sociologique qui part du cas particulier afin d’analyser un phénomène sociétal. Pour A. Ernaux, il s’agit de

« mettre au jour les langages qui me constituaient, les mots de la religion, ceux de mes parents liés aux gestes et aux choses, des romans que je lisais dans Le Petit

Echo de la mode ou dans Les Veillées des chaumières »345.

Pour P. Michon, « le langage demeurait un secret ; […] »346, les livres des mythes concrets qui permettent une certaine déconnexion du monde. Tout comme chez Emma Bovary, les textes apprennent et désapprennent. Ils ouvrent les yeux et l’esprit et avec eux les portes de l’éternelle insatisfaction humaine.

Depuis l’apparition de l’Émile de Rousseau, en passant par Mort à Crédit de Céline, Les Mots

de Sartre, W ou le Souvenir d'enfance de Perec, Enfance de Sarraute, Vipère au poing de Bazin, ou encore par L'Africain de Le Clézio, on s’intéresse de nouveau aux différentes phases d’apprentissage enfantin, à sa psychologie et à son parcours. Ces livres-là, et à travers eux bien d’autres, ont le mérite d’avoir mis en lumière la trajectoire d’un enfant partant à la conquête du

343 P. Quignard, La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, réédition Folio, 1997, p. 20.

344 A. Ernaux, Les Années, op. cit., p. 91.

345 Annie Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1993, réédition « Folio », 2002, pp. 39-42.

monde et à l’apprentissage des codes sociétaux. Aussi curieux que cela puisse paraître, ces récits de l’apprentissage ont souvent une vision sociale progressiste.

Dans La Création et la créativité de Réjean Ducharme, en s’intéressant aux profils des personnages enfants dans la littérature postmoderne, Petr Vurm encense deux courants sensiblement distincts :

« Soit la figure de l’enfant permet à l’auteur de se remémorer avec nostalgie l’enfance perdue, et le souvenir de cette enfance se radoucit forcément par la capacité d’oublier les choses désagréables. L’enfant y représente soi-même et les valeurs classiques qu’on reconnaît à l’enfance. L’autre grand courant est l’enfant inversé, « paradoxal » - le plus souvent un enfant avancé sur son âge biologique, génie et révolté. Zazie dans le métro représente à nos yeux le mieux ce genre de personnage »347.

Si l’on considère nos deux œuvres à la lumière de cette classification, nous nous rendons vite compte qu’ils s’inscrivent clairement dans la première catégorie. Ainsi, alors que maints écrivains aiment à parler avec complaisance de leurs souvenirs d'enfance, Michon par exemple, au contraire, se livre à ce périlleux exercice avec un certain esprit critique, voire ironique. Tout son projet tend à démystifier l'attendrissement dont beaucoup d’enfants profitent naturellement en cette époque de la vie, et n’hésite pas à « se ridiculiser » bien des décennies plus tard. Encore une fois, il se rapproche ici de l’emblématique Poulou de Sartre qui avait déclaré dans Les Mots : « J'étais un enfant, ce monstre [que les adultes] fabriquent avec leurs regrets »348.

Cette entreprise de démystification des codes et des souvenirs enfantins n’a pu se passer sans une exhibition assez forcée du style. Chez Michon, le narrateur adulte prête délibérément des comportements et des pensées à l’enfant qu’il fut mêlant ainsi vraisemblance autobiographique et création romanesque. Le narrateur combat donc contre son ego, voire contre son alter ego. Ce travail de destruction de son propre ethos traduit un paradoxe qui renforce le génie des Vies

minuscules : si le récit tend à multiplier les fausses pistes, il est indéniablement d’une profonde

sincérité.

347 P. Vurm, La Création et la créativité de Réjean Ducharme, Thèse de doctorat, Université Masaryk de Brno, Brno, 2009.

Par ailleurs, s’il est communément admis que le récit d’enfance ambitionne logiquement à restituer les souvenirs du passé, Philippe Lejeune trouve que :

« supposer un passé en soi c’est le couper du présent et s’exposer à ne pouvoir jamais expliquer comment il se fait que nous le percevions comme passé »349.

Ernaux et Michon semblent mettre en avant une façon assez audacieuse de concilier cette difficulté en concevant des interférences entre le passé et le présent, à l’intérieur même du récit d’enfance.

Ainsi, bâti autour de l’embrouillement, du parallélisme et du changement progressif des réminiscences et de l’écriture, le retour sur l’enfance se métamorphose vite en un exercice métaréflexif, métamémoriel, ou encore métalittéraire, sur les facultés germinatives du langage. Dès lors, Michon remodèle le célèbre pacte autobiographique présenté comme :

« un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »350.

En décidant de contrecarrer ce pacte, Michon par exemple va s’intéresser moins aux activités du je narré qu’à ceux du je narrant, chose qui relègue le récit du passé au second plan de l’écriture. Ainsi, dans les quatre premiers portraits des Vies minuscules, où l’on assiste à une mise en avant de l’enfance, il est aisé d’observer une certaine différence volumétrique entre les segments dédiés aux souvenirs vraisemblables (ou, en tous cas, ceux qui se veulent comme tels) et ceux consacrés aux associations et aux activités métaréflexives qu’ils déclenchent. Maints souvenirs témoignent de cette inégalité par un mouvement circulaire entre les caprices de la mémoire et l’assurance de l’écriture dans un récit où le narrateur « jongle » avec deux tempos différents qui correspondent respectivement au je narrant et au je narré. Quand le narrateur restitue le récit de ses souvenirs, il est question de faire recourt au passé simple et à l’imparfait de description. En revanche, l’introduction des commentaires de toutes sortes implique fatalement l’utilisation d’un présent contemporain au moment de l’énonciation afin que celui-ci prenne le relais. Le passé simple, en exprimant une action achevée et souvent brève, la place systématiquement dans un passé révolu, sans rapport avec le moment de l’énonciation. Ce

349 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996 [1975], p. 235.

temps est jusqu’au là en harmonie avec la narration et/ou la description des souvenirs, mais la présence inopinée du présent, crée une sorte de disjonction temporelle qui brouille les frontières entre le temps de la narration/description et celui du souvenir raconté. Si les constructions au présent se présentent dès lors comme des « métarécits » et relient le souvenir à la narration, les temps du passé (simple et imparfait, en premier lieu), repoussent dans les abymes les souvenirs du moment de l’énonciation en aggravant leur côté évanescent. Ce chevauchement des temps verbaux est perceptible dans plusieurs passages dont les plus éloquents seraient les suivants :

« Antoine s’évanouit et devint un rêve, on apprendra lequel. Il avait une sœur aînée, dont ce récit ne parlera pas, car Élise n’en parlait pas ; j’ignore le prénom de cette sœur sacrifiée, comme j’ignore le nom du croquant qu’elle épousa ; mais je sais que ces deux-là n’eurent qu’une fille, qu’ils appelèrent Marie et qui épousa un Pallade »351 (Nous soulignons).

« (Il est possible aussi, mais peu probable, qu’il ne comprît goutte à tout cela ; il referma brutalement le livre et, dans des jurons, but avec colère jusqu’à l’ivresse : c’était, on le sait, un paysan déjà vieux.) »352 (Nous soulignons).

« Eugène mourut à la fin des années soixante ; de ce trépas, je ne saurais préciser le mode ni la date. Mais j’incline pour le printemps de 1968. J’avais d’autres soucis, et de plus urgents et nobles, que le bout du rouleau d’un vieil ivrogne : sur la scène imitée du gaillard d’avant du Potemkine où des enfants romanesques jouaient au malheur (et pour certains, qui le sauraient plus tard, jouaient de malheur), j’avais un premier rôle ; »353 (Nous soulignons).

« Il ne me tua pas. Mais il frappait toujours du talon mon visage insensible et enfin muet, quand passa une ronde de police providentielle (mon corps a toujours eu de

la chance, et ma survie, si ma vie est aussi malchanceuse que ce que j’en écris) »354

(Nous soulignons).

351 P. Michon, VM, op. cit., p. 27.

352 P. Michon, VM, op. cit., p. 40.

353 P. Michon, VM, op. cit., p. 71.

« Elle [Mariane] me parlait comme à un enfant, me donnait une paix qui n’est pas de cette terre (comment ferais-je comprendre que ses gestes étaient maladroits

tant ils étaient tendres ?) ; »355 (Nous soulignons).

Les ruptures temporelles génèrent ainsi une espèce d’« arrêt sur image » (« capture d’écran », dirait-on dans notre langage quotidien) des souvenirs qui peinent à s’ancrer dans une suite narrative homogène. Cette écriture hybride permet la jonction du récit révolu à celui de la fiction en cours. De ce fait, ces textes qui, à première vue, ambitionnent d’investir le passé, reculent doucement derrière une écriture visiblement ancrée dans le présent ; l’exercice mémoriel, pour le coup insuffisant, laisse progressivement place à l’exercice métaréflexif qui devient lui-même l’une des marques de fabrique de ces récits de filiation. Le chevauchement temporel et énonciatif installe les réminiscences dans un hors temps féerique. Cette a-chronologie est parfaitement visible dans nos textes qui s’appuient prestement sur l’éclat sombre du récit fictif dans un jeu kaléidoscopique convexe.

L’on pourra dès lors arguer par dire que les sillons de l’écriture chez Annie Ernaux et Pierre Michon fusionnent avec les contingences des souvenirs et prouvent, si besoin était, que l’enfance reste un lieu et un moment insaisissables, sauf à la considérer comme un espace hétérogène où coexistent la fiction et le réel, ou plutôt la fiction dans le réel, dans une ambiance d’union que seule le travail d’écriture est capable d’assurer.

Dans les passages que nous avons cités, la régularité du pronom personnel « je », dont les verbes sont curieusement conjugués au présent de l’indicatif ou au conditionnel présent, se rapporte soit aux réminiscences, soit à l’exercice narratologique en charge de la réécriture de ces réminiscences floues (« j’ignore » « je sais », « je ne saurais », « j’incline », « ma vie est », « j’en écris », « comment ferais-je », etc.). Dès lors, le moi subsistant n’est autre que celui du narrateur adulte, dont la démarche métaréflexive prime sur l’évocation du souvenir. Ce dernier passe subitement à l’arrière-plan de l’énonciation en raison de son instabilité et de son caractère fabulé. Le jeu d’associations adopté par l’écrivain prévaut sur le souvenir initial qui devient vite réversible. Les multiples « pauses » métaréflexives participent délibérément de la mise en retrait du souvenir, faisant ainsi du doute la porte promise vers la fiction.