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Partie II : Le « récit de filiation » à travers La Place et Vies minuscules…

6. Entre écriture photographique et écriture du portrait

Au début de ce travail de recherche, nous avons avancé que nos deux auteurs refusent la catégorisation générique traditionnelle et plaident pour l’avènement et l’émergence de nouveaux genres hybrides. Dans Écrire la vie, Annie Ernaux, par exemple, avait déjà motivé son choix d’une écriture renouvelée :

« A une biographie, qui laisse souvent une impression décevante par son caractère purement factuel, j’ai préféré l’alliance de deux documents personnels, l’album photo et le journal intime : une sorte de photojournal. En regard des photos d’êtres, de lieux, qui ont compté, comptent toujours pour moi de toutes les manières – dans ma vie, dans mon écriture – j’ai fait figurer des extraits de mon journal. Une façon d’ouvrir un espace autobiographique différent, en associant ainsi la réalité matérielle, irréfutable des photos, dont la succession « fait histoire », dessine une trajectoire sociale, et la réalité subjective du journal avec les rêves, les obsessions, l’expression brute des affects, la réévaluation constante du vécu »356.

Tout comme dans Les Années, La Place repose sur l’absence matérielle des photos et de tout document en général. Ces photos sont souvent des points de départ d’un commentaire et/ou un fragment de récit. Elles visent également à rendre compte, aussi fidèlement que possible, d’un chronotope, d’une sensation et d’une situation bien précis. Ernaux parle de ces photos comme des « activateurs d’écriture, peut-être plus que de mémoire » (Ernaux 2013 : 68). Elles jouent ainsi un rôle d’embrayeur, d’« activateur » d’authenticité, puis de pont entre le passé de l’événement et le présent de l’écriture. Il y a dans l’évocation d’une photo la volonté d’en faire une caution de sincérité et une validation du propos tenu. De ce fait, nous pouvons dire que la photo introduit le paramètre de vérité dans les propos avancés par le narrateur. Ce paramètre sera surtout confirmé par l’apparition de la fonction référentielle du discours qui tient compte du contexte et/ou du référent. Mieux encore, l’évocation de ces photos transporte le lecteur dans la réalité vécue par la narratrice au fur et à mesure de son évolution. Ce procédé donne à la narration, fictionnelle, un ancrage dans la réalité. L’objectif recherché par l’auteure est

l’accentuation du rapport à la réalité et l’implication du lecteur dans la mesure où il est introduit dans l’intimité-même de la narratrice, représentée par ses photos personnelles.

Dans La Chambre claire (Gallimard, 1980), Roland Barthes revient sur la question de la photographie et de son éventuel rôle dans un récit. Il oppose la photographie au tableau de peinture357, car ce dernier ne raconte pas forcément une expérience vécue, alors que la photo raconte quelque chose ; son inscription dans un texte sert donc d’actualisation, et ce faisant, de dramatisation du propos tenu. Pour Barthes, dans la photographie, il y a réalité et passé (il appelle cela le « génie de la photographie » ; ce qui a été photographié « a existé » ! De plus, « la photographie n’est jamais qu’un chant alterné de « Voyez », « Vois », « Voici » ; elle pointe du doigt un certain vis-à-vis, et ne peut sortir de ce pur langage déictique » (p. 16). La photo saisit, selon lui, comme si elle avait le pouvoir magique de faire revivre ce qui a été. Elle n’invente rien (contrairement à tout autre langage) : « elle est l’authentification même » (p. 135). « Ce qu’on voit sur le papier est aussi sûr que ce qu’on touche » (p.136), mais la photographie ne sait dire ce qu’elle donne à voir. En introduisant ces photos, Ernaux cherche à accroître « l’effet de réel » qui caractéristique La Place. D’autant que ces photos se veulent tel un gage d’authenticité, comme le souligne Laurent Versini :

« le romanesque s’efface derrière l’authenticité […]. Authenticité des faits, authenticité des sentiments »358.

Dans le dossier fourni à la fin de la seconde édition de La Place, Olivier Tomasini, citant Claude Batho, revient sur l’usage de la photographie chez cette dernière, en la rapprochant du travail d’Annie Ernaux et en soulevant son impact sur la narration, mais aussi sur le « réel » ou ce qu’il se veut comme tel. Batho écrivait :

« Mes photographies sont trop proches, trop intérieures pour qu’avec elles je puisse rendre de la distance. Elles sont remplies du temps qui passe, sur les

357 Serge Tisseron [2005 : 275], oppose, quant à lui, la photographie au miroir : « Le miroir donnait chaque jour une image différente de soi, mais, à côté de nous, sur la table de nuit ou le buffet de la cuisine, une photographie était destinée à attester que « dans le fond », nous-mêmes ou ceux que nous aimions ne changeaient « pas tant que ça ». Chacun savait trouver dans les images qui l’entouraient de quoi nourrir l’illusion qu’une « identité profonde » était bien déposée dans son apparence ».

enfants, les gens et les choses. J’ai voulu rendre sensible des instants très simples, en retenir les silences »359.

Selon Tomasini, la fille figurant sur la photo partage avec Ernaux trois points essentiels : d’abord, le fait d’être à cheval entre deux mondes. Preuve en est ce passage : « On me demandait d’abord mes goûts, le jazz ou la musique classique, Tati ou René Clair, cela suffisait à me faire comprendre que j’étais passée dans un autre monde ». Puis, le fait que la petite fille « regarde celui qui l’observe depuis son objectif ». Et enfin, on peut dire que la porte qu’on voit sur la photo traduit métaphoriquement ce passage symbolique entre les deux mondes. Cet « acte photographique » (p. 86), pour reprendre l’expression de Tomasini trouve son équivalent dans un autre acte, celui d’écrire la vie « au plus près des choses », pour citer cette formule d’Annie Ernaux permettant ainsi de mettre en exergue la vie et son instantanéité.

Contrairement à Annie Ernaux, Pierre Michon n’a visiblement pas la même sensibilité à la description des photographies. Il serait à ce propos davantage porté par une écriture picturale relativement tournée vers « le portrait symbo-ironique » que l’on découvre à travers les huit récits qu’il nous propose dans Vies minuscules.

Ces huit portraits parfaitement indépendants laissent pourtant place à une certaine cohésion interne qui se tisse d’un récit à un autre formant ainsi un prodigieux tableau mosaïque dont la grandeur se décèle grâce aux petits morceaux décollés. Cette écriture picturale vise in fine à assurer un effet kaléidoscopique dans la mesure où la description de chacun des huit portraits tend à décrire et à façonner le portrait même du narrateur, et vice versa d’ailleurs, puisque le narrateur est quelque part lui-même le fruit de ses supputations descriptivo-narratives.

Or, il se trouve que ces deux démarches, michonienne et ernausienne, se heurtent souvent à quelques contradictions, parfois assez inquiétantes, que la critique n’a pas manqué de soulever.

359 Cité par O. Tomasini dans « De la photographie au texte : Le Couloir, Olette de Claude Batho », dans le dossier fourni à la fin de La Place, p. 81.