• Aucun résultat trouvé

Partie II : Le « récit de filiation » à travers La Place et Vies minuscules…

7. Paradoxes fatals et jaillissement d’autre(s) problématique(s)

Tout comme le peintre Pierre Bonnard dont l’anecdote aime à rappeler qu’il allait souvent voir ses tableaux exposés dans les musées pour les retoucher, l’écrivain contemporain ne se prive guère du plaisir à ausculter, à commenter ou à parodier son œuvre déjà publiée. Ce processus (auto-)réflexif bat son plein dans la littérature d’aujourd’hui.

Avec l’émergence en quantité et en qualité des interviews et des correspondances, des blogs et des forums, des lectures et des colloques, des séances de dédicaces et de bien d’autres rencontres littéraires, l’on ne peut que se réjouir d’avancer que toute une vie sociale et médiatique s’opère de nos jours autour du livre à telle enseigne que l’écrivain postmoderne se prête, le plus souvent bien volontiers, aux jeux des chercheurs en leur offrant curieusement de nouvelles pistes à creuser.

Dès lors, il est tout sauf anodin de confronter parfois les écrivains à leurs propres déclarations et d’étudier surtout l’évolution – sinon la fidélité – aux positions prises initialement. Il faut savoir qu’il y a toute une vie entre le moment de la parution d’un livre et le moment où il se fait commenter par son propre créateur. Cette démarche oscille et vacille fatalement entre un besoin de fidélité et un fatalisme de l’erreur. Pierre Michon lui-même s’est arrêté sur ce piège tendu par (et parfois pour) les écrivains :

« Ce que j’aime bien dans les entretiens aussi, c’est qu’on ne dit pas toujours la même chose. Ça dépend de l’humeur, du moment où on répond à la question. Là sans doute je pensais. Je ne sais pas ce que je pense, en général »360.

Cette mise en garde peut s’avérer très problématique en ce sens que cette démarche peut engendrer chez le critique (universitaire ou journalistique) de fausses pistes, des procès d’intention, parfois la fatalité de passer à côté de l’essence d’une œuvre. Il faut dire que depuis Diderot, ces illusions biographiques (que dénoncera énergiquement plus tard Pierre Bourdieu) traduisent malgré tout une certaine complicité malicieuse entre le sujet écrivant et son narrataire, installant ainsi une certaine proximité affective entre ces deux instances narratives.

360 Cf. l’entretien accordé à Arnaud Laporte pour FranceCulture le 25/07/2017. Disponible sur https://www.franceculture.fr/emissions/les-masterclasses/pierre-michon-les-entretiens-eveillent-des-idees-car-je-ne-les-prepare [Dernière consultation, le 30/01/2018].

« Enrôler » le lecteur afin de mieux communiquer avec lui, quitte à le leurrer, tel est l’autre enjeu majeur, d’ordre métatextuel, de nombre de ces œuvres contemporaines.

7. 1. Modestie et renoncement à la littérature

On aurait perdu l’essentiel si l’on avait manqué de s’arrêter sur l’apparent paradoxe que peut parfois laisser voir le parcours d’Annie Ernaux. Si l’écriture constitue pour elle « le seul lieu où [elle] soit bien »361, qu’en est-il de ceux qui analysent ses textes et se trouvent parfois confrontés à des prises de position apparemment contradictoires ? L’écrivaine-professeure, si elle fait savoir qu’elle restait des heures entières sur un paragraphe, ce qui témoigne d’un travail considérable sur l’écrit, déclarera ailleurs tout autre chose :

« Je ne voulais absolument pas faire des livres esthétiques […]. La pire des choses qu’on pourrait me dire [sur mes livres], ce serait : « c’est bien écrit » […]. Ce n’est pas de la littérature que je j’écris […]. Je ne veux pas qu’on prenne mes livres comme de la littérature. Je ne travaille pas sur des mots, mais sur la réalité ou la vie. Les mots me renvoient à une réalité. […] Je n’ai pas un usage poétique des mots »362.

Or, elle écrira ailleurs bien des années plus tard :

« Je cherche à objectiver, avec des moyens rigoureux, du "vivant", sans abandonner ce qui fait la spécificité de la littérature, à savoir l’exigence d’écriture, l’engagement absolu du sujet dans le texte. L’enjeu consiste à trouver les mots et les phrases les plus justes, qui feront exister les choses, "voir", en oubliant les mots »363.

Plusieurs critiques de l’œuvre ernausienne l’ont relevé : il serait dès lors difficile ici de ne pas parler de « double jeu ». Cela prouve aussi que les commentaires des écrivains « devraient

361 A. Ernaux, Communication orale à l’université de Cork, mai 2000. (Cité par Lyn Thomas, in. « Le Texte-monde

de mon enfance » Intertextes populaires et littéraires dans Les Armoires Vides, dans sa contribution à « Annie

Ernaux, Se perdre dans l’écriture de soi », Clamecy, éds. Klinckseik. 2011.

362 Entretien avec Isabelle Charpentier, mai 1993.

être lus comme autant d’interventions parfois plus intéressées qu’intéressantes »364. Afin de vérifier cette zone d’ombre, lors de notre questionnaire, nous avons soumis à Annie Ernaux les deux déclarations précédentes et sa réponse n’était pas sans apporter un certain éclairage :

« Vous avez raison de mettre en opposition ces 2 déclarations, […] il n’y a pas de contradiction foncière pour moi et je m’en explique : dans la déclaration de 1993, à la sociologue Isabelle Charpentier, je me place du côté de la réception, de l’action sur le lecteur : je souhaite qu’il soit mis en face de la réalité, qu’il ne dise pas, « c’est bien écrit », ce qui signifie généralement que le texte n’a eu aucun impact profond sur lui. « Littérature » est ici péjoratif. Dans l’entretien écrit avec Frédéric-Yves Jeannet, j’examine ce que, pour moi, signifie écrire et j’envisage la littérature sous son aspect le plus haut : l’engagement absolu du sujet dans le style, et surtout faire voir en oubliant les mots, ce qui est exactement ce que j’ai dit en 1993 : que le lecteur oublie les mots pour ne « voir » que la réalité. Mais cela réclame un énorme travail, qu’on peut appeler littérature (par différenciation avec le discours sociologique) »365. (Ernaux souligne)

D’un bout à l’autre, il semblerait que ce dilemme de la « réalité poétique » hante profondément les écrivains. Et il serait totalement naïf de croire certaines prises de parole sans les confronter à d’autres déclarations d’un même contexte. Néanmoins, pour notre part, nous nous contentons de dire qu’il s’agirait sans doute d’une évolution du projet esthétique ainsi que de la vision du monde qui sont celles d’Annie Ernaux.

Pour sa part, Pierre Michon conçoit le monde comme « un théâtre » (p. 147), c’est-à-dire un espace où chacun remplit un rôle en jouissant de quelques droits, en remplissant un certain nombre de devoirs et en respectant les codes qui sont propres à cet art. Et c’est ainsi que

« l’écart et le déplacement sont au cœur d’une poétique du don qui déplace les existences vouées à l’oubli dans l’espace littéraire de la mémoire »366.

364 Thomas Hunkeler et Marc-Henry Soulet, introduction d’Annie Ernaux, Se mettre en gage pour dire le monde,

op. cit. p. 14.

365 Cf. les annexes, notre entretien avec A. Ernaux, à la date du 31/01/2015.

Ce procédé très convoité chez Michon l’est moins chez Ernaux qui ne dissimule guère sa méfiance par rapport à certaines acceptions de la littérature. Si Ernaux semble s’intéresser davantage aux questions littéraires dans ses entretiens, Michon le fait abondamment dans ses textes. Les interrogations de fond (sur la littérature, l’histoire, les théories littéraires, etc.) jalonnent ses livres, faisant habilement d’eux parfois des espèces de « récits historico-critiques » qui dépassent les bien établies prescriptions génériques.

7. 2. De l’imposture dans l’écriture

La question de l’imposture dans les écritures de soi intéresse toujours en même temps qu’elle inquiète. Elle intéresse en ce sens qu’elle permet d’étudier un côté de l’écrivain qui lui échappe peut-être, celui de la réception dont jouit exclusivement le lecteur. Elle inquiète parce que parfois elle peut constituer le but même d’une œuvre : leurrer le lecteur. Dans le contexte contemporain, heureux héritier du long passé passionnant, c’est la question de l’essence même de la littérature qui est posée. Ainsi, pour Michon :

« […] à partir du moment où la littérature s’est constituée comme fin en soi, sans Dieu, sans justification extérieure, sans idéologie qui la soutienne, en champ autonome comme dit Bourdieu, c’est-à-dire en gros avec Flaubert et Mallarmé, ou un peu avant, à partir de ce moment tout écrivain a été un imposteur, puisqu’il ne pouvait s’autoriser que de lui-même »367.

Ce scepticisme jeté sur l’écrivain depuis l’époque romantique en passant par les nouveaux-romanciers, les formalistes et les structuralistes se poursuit encore dans l’ère contemporaine. Et c’est ainsi que l’écrivain est devenu un « faussaire ». Partant, l’acte même d’écrire serait alors une « fausse monnaie » (p. 192), un « flamboyant simulacre » (p. 168), et les lectures « [d]es impostures ; […] » (p. 93), lit-on dans Vies minuscules. Beaucoup de passages de ce livre font référence à l’imposture tantôt comme un moyen pour le narrateur de sa rassurer auprès de celles qui croyaient en lui,

« […], je mentais donc en me voulant écrivain ; et je châtiais mon imposture, pulvérisais mon peu de mots dans l’incohérence de l’ivresse, aspirais au mutisme ou à la folie, et singeant « l’affreux rire de l’idiot », me livrais, mensonge encore, aux mille simulacres du trépas »368 ;

Tantôt pour leurrer un autre personnage :

« chemin faisant, je composais en pensée une lettre destinée à la trop grande brune à laquelle je donnais alors mon temps, bas-bleu de bonne famille avec qui j’entretenais, en marge de nos banales amours, une correspondance que nous voulions élevée et qui était, de ma part du moins, d’une risible cuistrerie ; je falsifiais déjà le récit que je lui allais faire de cette visite à venir ; il me faudrait travestir beaucoup et mentir un peu, […] »369 ;

Tantôt (souvent aussi) comme un besoin absolu de se rassurer et de leurrer à la fois : « Je m’invétérais dans l’échec, l’inertie fascinée ; dans l’imposture aussi : mes lettres à Marianne, quotidiennes, mentaient effrontément ; je faisais état de pages éclatantes miraculeusement venues, j’étais l’Opéra Fabuleux et chaque nuit m’était pascalienne, le ciel mouvait ma plume, comblait ma page. Ces forfanteries baignaient dans un mélange de lyrisme fruste et de roublardises sentimentales. Je ne pouvais les relire sans rire et me méprisais, fougueusement ; je me demande si j’ai changé de style depuis ces lettres inaugurales à un lecteur leurré »370 ;

Cette obsession de vouloir contrecarrer va se poursuivre sur des espaces autres que ceux de la littérature. L’imposture gagne du terrain :

« […] à l’asile plus qu’ailleurs encore, le monde est un théâtre : qui simule ? Qui est dans le vrai ? Lequel mime le grognement de la bête pour qu’éclose plus pur le chant espéré de l’ange ? Lequel grogne à jamais en croyant enfin chanter ? Et tous

368 P. Michon, VM, op. cit., p. 131.

369 P. Michon, VM, op. cit., p. 67.

simulent sans doute, si l’on admet que la folie accomplie, à lier et sans plus de mots pour se dire, est une simulation qui a outrepassé son but »371 ;

Cette imposture va même dépasser le narrateur pour toucher un autre personnage clef, l’ancien abbé, Georges Bandy, étant devenu pochetron. Plusieurs années après leur dernière rencontre, le narrateur raconte les retrouvailles surprises avec ce personnage lors d’une sortie avec son amie Jean :

« […] Je ne m’étais pas assis, j’attendais dans la gêne, imposteur que ne daignait pas même démasquer un autre imposteur, ou un saint ; […] »372.

Le narrateur se rapprocherait ainsi de l’abbé déchu en ce sens que tous les deux semblent mener des vies qui ne leur ressemblent guère. Leurs apparences, les ouï-dire ainsi que les regards des gens portés sur eux les ont poussés, chacun à sa manière, à devenir imposteurs de circonstances.

7. 3. La pratique du discours indirect libre

Le discours indirect libre combine habilement certains éléments du discours direct (les points d'exclamation et d'interrogation, les mots marqueurs d'oralité) et certains d’autres du discours indirect (l'absence du verbe introducteur, des embrayeurs, des guillemets ou de tirets, les temps du récit et la troisième personne).

L’emploi du discours indirect libre vise à induire le récit dans un espace fictif en offrant à l’auteur-narrateur-personnage une certaine subjectivité qui recharge sa voix en lui donnant accès à la parole. Par ailleurs, ce type de discours permet surtout l’accès direct aux pensées d’un personnage. Dans certaines situations, il peut également brouiller les voix rendant assez difficile parfois la reconnaissance du locuteur. Qui parle ? le narrateur ? ou son personnage ?

Cette question devient problématique chez nos deux auteurs. Une lecture minutieuse des œuvres combinée à une connaissance minimale de la biographie des écrivains permet le déchiffrage de quelques références sous forme de discours indirect libre.

371 P. Michon, VM, op. cit., p. 147.

Prenons d’abord Pierre Michon qui, ayant grandi avec sa mère et ses grands-parents, a appris et maîtrise parfaitement l’art de conter, inhérent à la pratique du DIL, quand bien même le concerné tempérait quelque peu à ce sujet :

« Je n’ai pas du tout un tempérament de conteur. Ce n’est pas ce que furent ces vies, mais peut-être le son de la voix de mes grands-parents quand j’étais enfant, cette imprégnation affective, qui m’a fait raconter des vies que ma grand-mère racontait. Le ton endeuillé que pouvait avoir ma grand-mère dans ces moments »373.

Ici, le temps du récit et le temps de la narration peuvent se chevaucher. S’entrelacer. Cette « superposition des voix » reconnue par Michon se concrétise magnifiquement dans ses textes leur conférant ainsi un aspect polyphonique inédit.

Un autre passage assez éloquent qui traite de ce phénomène se trouve à la page 162 quand le narrateur et son ami, Jean, se trouvent dans un bar avant de se rendre compte qu’il était temps pour partir :

« une ferme délicatesse, comme s’il était d’or. Je ne m’étais pas assis, j’attendais dans la gêne, imposteur que ne daignait pas même démasquer un autre imposteur, ou un saint ; je pressais timidement Jean de me suivre : ne

devions-nous pas être rentrés à l’heure du dîner ? »374. Nous soulignons.

La dernière phrase pose la problématique de qui parle. Est-ce l’instance narrative ? Jean ? ou encore tous les deux à la fois simultanément sans que le troisième personnage (Georges Bandy) le sache ? C’est toute l’ambiguïté d’une telle formulation qui brouille les frontières entre les types du discours et rend difficile et confuse la reconnaissance narrative de certains passages. De sa part, et par le biais de parenthèses, de guillemets ou d’italique, Annie Ernaux fait entendre plusieurs voix dans son texte. Outre la voix auctoriale, l’on peut aisément déceler les tournures employées par le père « se parterrer », « Quart moins d’onze heure » (p. 64), celle utilisée par la famille « Ils ([les parents] se renseignaient s’il n’y avait pas de concurrent à proximité, ils avaient peur d’être roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvriers »

373 Cf. l’entretien dans les Inrockuptibles, n°46, juin 1993, p. 74.

(Italique de l’auteure, p. 39), ou encore partagée par l’ensemble d’une classe populaire « elle pète par la sente » (p. 62). En faisant recours à ces expressions, l’auteure vise à accentuer l’« effet de réel » en ressuscitant le contexte de leur emploi. Elle refuse ainsi qu’elles ne soient mal interprétées (dérision, nostalgie ou pathos), preuves en sont sans doute les passages où la narratrice fait l’exégèse de ces tournures et expressions en majorité locales, et de ce fait, inconnues du grand public :

« Naturellement, aucun bonheur d’écrire, dans cette entreprise où je me tiens, au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une complicité, que je refuse sous toutes ses formes nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi. Et l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre »375.

Or, à regarder de plus près, l’on décèle que certains passages de La Place sont davantage problématiques et posent également la question de « Qui parle ? », comme dans l’exemple suivant :

« Le dimanche, il [le père] servait la messe avec son frère, vacher comme lui. Il fréquentait les « assemblées », dansait, retrouvait les copains d’école. On était

heureux quand même. Il fallait bien »376 (Italique de l’auteure).

Ces deux dernières phrases en italique délivrées par le biais du discours indirect libre rendent difficile l’identification de la voix émettrice. Proviennent-elles de la narratrice ? de son père ? de son oncle ? des deux (l’un dirait « On était heureux quand même » et l’autre qui répliquerait « Il fallait bien ») ? de la narratrice avec son père ? de la narratrice avec son oncle ? représentent-elles la voix familiale ? ou encore la voix universelle ? La particularité – et la beauté d’ailleurs – de ce procédé stylistique typiquement flaubertien tiennent justement en cette non-réponse, en cette ambiguïté créatrice et révélatrice, dans cet enchevêtrement dialogique et polyphonique qui donne libre court aux pensées et aux interprétations. Nous reviendrons plus

375 A. Ernaux, LP, op. cit., p. 46.

376 A. Ernaux, LP, op. cit., p. Le passage en italique fait également écho à un autre lui ressemblant fortement : « Il

longuement dans notre troisième et dernière grande partie sur les questions de polyphonie, de dialogisme et d’intertextualité chez nos deux auteurs.

Conclusion partielle

Au terme de ce parcours, force est de rappeler qu’au début de cette partie, nous avons pu voir

que les sentiments de honte et de malaise sont constitutifs du récit de soi contemporain et qu’Annie Ernaux et Pierre Michon sont à ce propos parfaitement représentatifs de cette tendance actuelle en ce sens qu’ils parlent et partent d’eux.

La comparaison de ces œuvres n’était pas sans permettre la mise au point d’une thématique des plus anciennes : l’absence de la figure paternelle. Nous avons également pu comprendre que la relation avec la figure paternelle était à la fois sujet de complicité et de complexité. Ce même père, s’il n’est pas martyrisé comme chez Michon, vit dans un décalage social et langagier que la petite Annie a toujours profondément ressenti. C’est ainsi qu’un certain complexe œdipien a pu naître et se développer chez les deux narrateurs. Cette faille paternelle, cette figure vacante, ce père, ce faux-monnayeur pour citer André Gide, a été dans les deux cas la première raison et le premier destinataire des deux récits, signe peut-être d’un échange

retrouvé après une longue et bien laborieuse quête.

Nous avons également pu constater que le but des deux narrateurs demeure sans doute d’essayer de comprendre au sens étymologique du verbe « prendre avec » ces genèses familiales dramatiques qui inquiètent autant qu’elles fascinent. Chaque nekuia (invocation des morts) est à la fois un récit de l’ascension sociale et de la chute, une question à l’histoire et une histoire en question, une célébration de la littérature et un coup de gueule lancé à certaines vieilles méthodes littéraires.

A travers cette deuxième partie, il s’agissait aussi de montrer, preuves à l’appui, que la quête identitaire de nos textes transite forcément par l’enfance au travers d’une écriture qui devient le matériau fédérateur de ces projets si ambitieux, si périlleux. On réinvestit ainsi cette thématique chère aux écrivains post-romanistes tout en la réinventant en fonction de la différence parfois assez marquée des deux desseins littéraires proposés. Car, si chez Ernaux, seul le rendu des souvenirs est mis en avant, chez Michon, au contraire, c’est l’activité métaréflexive qui prime. D’autant plus que l’hétérogénéité énonciative dans Vies minuscules est très facilement repérable en raison des nombreuses interruptions brusques exercées par des