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Partie II : Le « récit de filiation » à travers La Place et Vies minuscules…

2. De l’« écriture de la marqueterie » (P. Brunel) michonienne

Dès Vies minuscules, Pierre Michon a instauré les pilastres d’une écriture qui l’accompagnera tout au long de sa carrière jusqu’à faire d’elle « un héros qui [l]’exaspère » en même temps, « [sa] vieille maîtresse », comme le dit lui-même. Pour Gaëtan Brulotte, Vies minuscules,

« c'est le livre des errances d'un écrivain authentique qui cherche une signification à son travail. Les pages les plus fortes abordent précisément le problème de

289 A. Ernaux, « Être au-dessus de la littérature », entretien avec Pierre Louis Fort, The French Review, vol. 76, n° 5, avril 2003, p. 984-994.

290 Dans un entretien avec Grégoire Leménager, paru dans "le Nouvel Observateur" du 8 décembre 2011, en parlant de la langue des « dominés », elle déclarait : « Il fallait sortir d'une naïveté, d'une innocence politique de l'écriture ».

l'écriture : le narrateur propose une déconstruction, souvent impitoyable, du mythe de l'écrivain. Il jette un regard froid, critique, ironique, sur lui-même, sur son impuissance passée, sur ses anciennes prétentions. Il dégonfle l'activité littéraire de tout le solennel dont il l'avait si longtemps affublée »291.

Cette relation assez mallarméenne d’amour et de combat, de douceur et de douleur entretenue avec le matériau langagier, en s’inscrivant dans une longue tradition littéraire (biographies des illustres par une langue érudite) propose une nouvelle orientation (biographies des inconnus par une langue érudite) :

« élabore un programme oxymorique par lequel il coule dans un genre consacré aux illustres, dans une langue chargée des ors de la culture, les expériences minimes de ceux que l’histoire a assourdis dans ses marges »292.

Pour comprendre la genèse de ce travail d’orfèvre, cette « écriture de la marqueterie » pour reprendre une belle expression de Pierre Brunel293, lisons l’explication du concerné lui-même :

« Toute cette louche étiquette de styliste qu’on veut me faire endosser, qu’on me le reproche ou qu’on m’en félicite, je ne me reconnais pas trop là-dedans. C’est peut-être par hasard que j’ai pris cette façon-là, cette main à plume, précisément et pas une autre. C’était très circonstancié au départ et maintenant je ne peux plus m’en débarrasser. Cette langue exagérée m’est venue au moment d’écrire Vies

minuscules et pour Vies minuscules, pour installer ces vies dans l’écart le plus

grand entre leur référent minable et les grands orgues dont je jouais, pour rendre compte de cette nullité, et en même temps la magnifier et la dépasser. La transformer en son contraire, ce fut ma recette personnelle pour échapper au pire, qui est le nihilisme, ce fut ma façon d’avoir la foi, en quelque sorte. Si c’est la langue des anges qui rend compte de la vie bousillée des journaliers alcooliques du fin fond de la cambrousse, alors ils sont sauvés et celui qui en a parlé est sauvé avec eux. Une langue trop belle charriant les existences nulles et leur donnant un

291 G. Brulotte, « Michon : la conquête du sens par le minuscule », in. Liberté, vol. 35, n° 3, 1993, p. 134.

292 L. Demanze, Encres orphelines. op. cit., p. 369.

sens, cette positivation du rien, c’est ce qui me rend donne de la joie et une espèce de foi quand j’écris »294.

Dans le livre de Michon, concrètement, c’est « Vie du père Foucault » qui instaure déjà la problématique du langage d’une façon générale et de l’écriture, d’une manière particulière. Dans ce cinquième portrait supposé traiter de la vie d’un vieillard rencontré à l’hôpital lors de la convalescence du narrateur, il est sidérant de voir que ce récit, étalé sur 23 pages censées être consacrées à la figure du père Foucault, n’aborde la vie de ce dernier qu’à partir de la 12ième

page. Tout le reste raconte les peines du narrateur dans la vie et ses rapports difficiles avec la langue, cette langue qu’il chérit et pétrit tant.

Lire Pierre Michon, c’est ainsi découvrir la beauté du mot et du phrasé. Pour lui, « la littérature, c’est [sa] vérité sous forme de beauté… ». Sa conception de la chose littéraire selon son propre aveu, est « archaïque » au bon comme au mauvais sens. Il va même jusqu’à se demander si cette « beauté littéraire » qu’il quête, « n’est pas un concept tombé en désuétude »295. Michon parle dès lors d’une

« […] langue pseudo-classique, un peu dix-septièmiste, un peu flaubertienne aussi, mais comme minée par l’argot, par une certaine dérision violente, surtout sans doute par un je incongru qui bousille de l’intérieur la belle langue universaliste des grands siècles »296. (Italique de l’auteur).

L’adoption de cette langue, dans un tel projet littéraire avec les thématiques que l’on lui connait, peut cependant s’avérer un pari très risqué. Comment peut-on célébrer la mémoire d’une personne dans une langue qu’elle n’a quasiment jamais parlée ou connue (le cas des grands-parents du narrateur) ? Qu’elle a parfois obstinément refusée (le cas du père Foucault) ? Comment ces personnages auraient réagi s’ils avaient été vivants à la parution de ce livre censé parler d’eux dans un langage qui leur est étranger ? La fin des Vies minuscules apporte quelques éléments de réponse en revenant avec beaucoup de lucidité sur cette problématique, comme pour justifier les choix stylistiques de l’auteur et son rapport à la langue :

294 « Entretien avec Thierry Bayle », Magazine littéraire, art. cit., p. 100.

295 Entretien accordé en septembre 2007 à Didier Jacob du Nouvel Observateur, article disponible sur http://didier-jacob.blogs.nouvelobs.com/archive/2007/09/26/l-ecriture-ma-vieille-maitresse-un-entretien-avec-pierremic.html, consulté le 07/04/2017.

296 P. Michon, propos recueillis dans Prétexte n°9, 1996, et repris dans Le Roi vient quand il veut, Paris, Albin Michel, op. cit., pp.122-123.

« Qu’un style juste ait ralenti leur chute, et la mienne peut-être en sera plus lente ; que ma main leur ait donné licence d’épouser dans l’air une forme combien fugace par ma seule tension suscitée […] ce penchant à l’archaïsme, ces passe-droits sentimentaux quand le style n’en peut mais, cette volonté d’euphonie vieillotte, ce n’est pas ainsi que s’expriment les morts quand ils ont des ailes, quand ils reviennent dans le verbe pur et la lumière. Je tremble qu’ils n’y soient obscurcis davantage. […]. Si je repars à leur poursuite, je délaisserai cette langue morte, en laquelle peut-être ils ne se reconnaissent point »297.

La fin de ce paragraphe a quelque chose d’ernausien en ce sens qu’elle remet en question le choix judicieux de la langue afin d’assurer le message mais aussi de rendre hommage à ces disparus dans la langue qu’ils utilisaient de leur vivant de peur qu’ils ne « soient obscurcis davantage » par « cette langue morte » et souvent inaccessible pour eux, compte tenu de leur insuffisance intellectuelle et culturelle.

2. 1. Le désir du fragmentaire

Le projet novateur d’Annie Ernaux et de Pierre Michon ne pouvait s’accomplir sans une certaine (r)évolution esthétique. Ainsi, las des vicissitudes du roman-fleuve et de l’insuffisance d’une (auto-)biographie classique, ils vont dès lors s’intéresser à une forme particulière d’écriture consciente des attentes qui pèsent sur elle. Ces transformations, annoncées pourtant déjà par les nouveaux-romanciers, donnent à penser que le romanesque contemporain vise à souscrire aux bons vieux fantasmes de la théorie barthésienne d’une « langue étrangère » qui saurait rendre compte du « plaisir du texte », mais aussi, paradoxalement, veut tirer profit de l’héritage, d’abord moderne, puis postmoderne, de l’éclatement et de la dissémination aperçus dans le nouveau rapport au monde, souhaités et assurés par la vague irrésistible de la mondialisation. Chez nos deux écrivains, l’acte d’écrire devient un exercice de sclérose d’une forme fragmentaire qui tenterait de dire le plus fidèlement possible le « moi » dans le « monde ».

S’appuyant délibérément sur les travaux barthésiens à propos de la jouissance esthétique que peut sentir l’écrivain, Alain Roy avance que l’expérience de la forme peut bien à la fois « nous ouvrir à la fatalité du monde »298 mais également à sa richesse.

Il est intéressant de voir que dans ces textes postmodernes, on assiste, à travers cette écriture à une révolution pacifique de démolition qui, en même temps qu’elle éclate l’identité narrative d’un genre littéraire, brouille les frontières des genres en procédant à une dissémination continue du récit et à une impitoyable brutalité exercée sur la forme quand bien même très différente chez nos deux écrivains.

Ce phénomène, rappelons-le, n’est pas une originalité en soi. C’est sans doute à Pascal et à son Apologie de la religion chrétienne (1658) que l’on doit ce désir du fragmentaire. Plusieurs écrivains l’ont suivi à travers les époques. Au siècle dernier, l’on ne peut s’empêcher de penser aux textes de Marcel Schwob (dont Michon s’est largement inspiré), de Claude Simon, de Nathalie Sarraute et de nombreux écrivains modernes qui écrivaient comme s’ils jouaient une partition musicale mettant en harmonie plusieurs instruments distincts et autant de tempi dans le but de créer une œuvre homogène, quoique fragmentée, qui échapperait à toute classification :

« On sait que le geste de la fragmentation comme brisure est un geste moderne qui se traduit dans la représentation du réel et dans l’écriture elle-même.

Mais la fragmentation moderne apparaît également dans le rapport à la tradition qui est littéralement mise en éclats dans les pratiques de l’hypertextualité. La fragmentation peut intervenir dans le cadre d’une réécriture. Dans ce premier cas, les modernes opèrent un émiettement du texte par une dispersion de l’hypotexte dans leur propre réécriture »299.

Chez Annie Ernaux et Pierre Michon, le texte se compose et se décompose à coup d’hypotextes et d’hypertextes permettant d’assurer une progression narrative, générant elle-même, une impression de patchwork, voire de collage qui fait du tissu narratif une sorte

298 A. Roy, « L’art n’est pas une subversion », L’Atelier du roman, Paris, n° 33, 2003, p. 32.

299 Sophie Rabau, « Entre bris et relique : pour une poétique de la mise en fragment du texte continu ou de la fragmentation selon Marguerite Yourcenar », dans Ricard Ripoll (dir.), L’Écriture fragmentaire. Théories et

d’assemblage de bribes distincts et autonomes qui simulent indubitablement une certaine cohésion inattendue.

Pour Pascal Quignard, le désir du fragmentaire doit forcément tendre à une certaine homogénéité totalisante. Pour lui, les fragments ressemblent sensiblement à

« ces petites flaques d’eau qui sont déposées sur le chemin après l’averse et que la terre n’a pas bues. Chacune d’entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l’océan, n’auraient répété le ciel qu’une fois »300.

Cette métaphore de la goûte reflétant un tout nous invite immanquablement à parler de l’écriture kaléidoscopique de nos deux textes.

2. 2. De l’écriture kaléidoscopique

A longueur de portraits, le narrateur michonien se découvre au miroir de ces ancêtres ternis. En narrant ces « vies », il se fait dès lors son propre récit. Cette genèse en miroir donne de ce fait un effet kaléidoscopique au récit dans son ensemble. Le livre de Michon est dès lors considéré comme le récit d’un témoin qui, voulant se (re-)construire, s’efface habilement, et

vice versa, d’ailleurs.

Cela dit, si chez lui, l’instance narrative tente de reconstituer sa trajectoire autobiographique par le détour biographique d’une ascendance remise à l’honneur, il n’est guère difficile de constater que cette malédiction des échecs et des errances se répète en prolongeant le récit heureux et douloureux de ces ancêtres disparus. Ainsi, tout au long du livre s’instaure magistralement une certaine double poétique de la métonymie et de la métaphore qui permet d’élucider quelque peu ces rapports familiaux très complexes.

Cette herméneutique de la désolation en dit aussi quelque chose de l’« incomplétude » qui hante par moments et par endroits l’esprit du narrateur michonien :

« Je m’épuise en vain peut-être : je ne saurai pas ce qui s’enfuit et se creusa en moi »301.

Cette remise en question d’un flou intérieur caractérise d’une manière générale la littérature postmoderne qui, comme le rappelle très justement Laurent Demanze, tient à mettre en avant un

« individu incertain, mais qui cherche à travers son ascendance une parcelle enfouie de sa vérité singulière »302.

L’écrivain en son miroir favorise ainsi la naissance d’une poétique du personnage autoréflexif à la figure spéculaire. On peut aussi avoir affaire à des doubles des personnages et du narrateur lui-même :

« L’écrivain qui s’invente des doubles ne diffère en rien, a priori, de n’importe quel autre humain : obéissant à l’irrépressible besoin de se doter d’une ombre ou d’une âme pour s’assurer de son existence, il répare la fragilité d’une identité toujours incertaine, et répond à la menace de la mort, qui pèse sur lui en permanence, par le truchement d’une image de soi qui le fortifie ou qui l’authentifie »303.

C’est pleinement le cas du narrateur michonien qui, de comparaison en jeu de mémoire kaléidoscopique, poursuit sa (con-)quête de la vérité tout comme le personnage d’Aimé, une figure inquiète et inquiétante en perpétuelle recherche identitaire :

« Sur Aimé, l’influence de ce père qu’il aima, ou qu’au contraire il détesta comme un miroir déformant posé sempiternellement devant lui à la table familiale, fut sans doute indirectement négative ; comme moi, il dut ressentir douloureusement une défaillance des branches mâles, une promesse non tenue, un rien marié à la mère ; autour de ce rien, de cet évidement du cœur qui appelle les larmes, se façonna la sensiblerie féminine d’Aimé, dont j’ai tant de preuves ; dans ce rien

301 P. Michon, VM, op. cit., p. 187.

302 L. Demanze, Encres orphelines. op. cit., p. 9.

303 Éric Wessler, « Introduction. Le double de l’écrivain comme fondement de la littérature », in. L’Écrivain et

encore, s’ancra son apparent cynisme ; sans doute épuisa-t-il sa vie en recherches de bouts de ficelles à lier en place de ce chaînon manquant […] »304.

Dans ce passage, le narrateur approche l’histoire d’Aimé de sa propre trajectoire. Ce procédé qui vise à piocher dans l’autre ce que l’on vit caractérise le récit michonien qui procède ainsi par comparaisons, métaphores, allusions et syllogismes. D’une manière ou d’une autre, tout personnage des Vies minuscules projette un aspect de lui que le narrateur va vite reconnaître et adopter. C’est le cas par exemple des personnages du père Foucault et de l’abbé Bandy qui ne sont somme toute qu’une projection en miroir du narrateur. Leurs aspects contradictoires (le père Foucault était éloquent mais illettré et Georges Bandy fut un homme d’église fort influent mais qui a fini par sombrer dans l’alcool) se rapprochent curieusement de ceux du narrateur, lui-même, grand connaisseur des livres mais pourtant incapable d’écrire. Ainsi,

« en mettant en récit leur existence minuscule, il [le narrateur, d’autant plus l’auteur] reproduit au gré d'une nécessité psychique deux fragments de miroir qui lui permettent de s'approcher de sa quête autobiographique », argue David Faust305.

Le projet des Vies minuscules se reprocherait ainsi de celui de la Recherche dans la mesure où tout au long de l’œuvre on suit la trajectoire d’un narrateur (auteur ?) qui est en train de devenir écrivain, comme l’a déjà avancé Jean-Pierre Richard. De surcroît, à partir du fameux titre Rousseau juge Jean-Jacques l’on peut même hasarder un autre (sous- ?)titre pour le texte de Michon : Michon juge Pierrot. Cette hypothèse est plausible d’autant plus que le narrateur s’apprête souvent bien volontiers à ce jeu habile de réalité et de fiction.

Cette imbrication est perceptible à d’autres endroits et dans d’autres contextes comme ici lorsque le narrateur évoque la scène de son opération à l’hôpital :

304 P. Michon, VM, op. cit., p. 63.

305 David Faust, « Archive, Biographie, et autobiographie oblique dans Vies minuscules de Pierre Michon », in. Fortin, Cynthia (dir.). 2004. Postures, Dossier « Littérature québécoise », n°6. En ligne surhttp://revuepostures.com/sites/postures-dev.aegirnt2.uqam.ca/files/faust-06.pdf. Dernière consultation le 30/05/2018). D'abord paru dans : Fortin, Cynthia (dir.). 2004. Postures. Dossier « Littérature québécoise », n°6, p. 136.

« […] ; on m’ouvrait comme un livre et comme tel je me lisais, à haute et confuse voix, pour le plus grand plaisir des carabins dont j’entendais les rires »306.

Cette comparaison, pourtant à première vue anodine, fait allusion à plusieurs sujets qui constituent le récit michonien dans son ensemble (rapports avec les livres, regards croisés avec l’autre, la question de savoir comment l’autre me voit et comment je perçois ce fait, l’assimilation du chirurgien opérant en se concentrant sur les plaies du narrateur au narrateur ouvrant et lisant un livre, présence de l’ironie et de l’auto-dérision). Ces deux derniers points sont omniprésents dans le texte michonien contrairement à celui d’Annie Ernaux qui les utilise modérément et souvent à des fins davantage pragmatiques, visant à aggraver l’effet de réel, que stylistiques comme nous allons à présent l’étudier chez Pierre Michon.

2. 3. De l’ironie à l’auto-dérision chez Michon

La voix auctoriale est abondamment présente dans les livres de notre corpus, notamment chez

Pierre Michon. La dimension méta-critique de son texte se décèle à travers ces multiples interventions qui rompent (avec) le tissu narratif pour permettre le glissement d’une parenthèse qui concerne le plus souvent l’état de l’écrivain-écrivant, les relations intra-familiales disloquées, ou encore la mise à distance ironique du narrateur par rapport à une scène décrite. Ainsi, par exemple, tous les passages des Vies minuscules évoquant la figure paternelle sont relatés avec une culpabilisation teintée de cynisme et de dérision acerbes. Tout ce qui touche, de près ou de loin, directement ou indirectement, délibérément ou involontairement, au père, à ce « rien marié à la mère » (VM, 63) est sujet de raillerie parfois assez poussée.

Outre la figure du père dont il était longuement question dans une étape antérieure, c’est celle du professeur de latin qui va être, le temps d’un portrait, longuement et profondément bafouée. Avec la complicité des frères Bakroot, la vie de cet enseignant fut marquée :

« Il y avait alors au lycée de G. un professeur de latin considérablement chahuté, et que par antiphrase sans doute nous nommions Achille. Rien en lui de guerrier ni d’impétueux ; de l’ancien prince charmant des Myrmidons il n’avait que la

stature et la maîtrise de la langue d’Homère ; c’était un vieil homme colossal et disgracié. Je ne sais quelle maladie l’avait privé de cheveux, de barbe et de sourcils ; il portait une perruque, mais nul cache-misère n’aurait su travestir la douloureuse nudité du regard dans ce visage uniformément glabre ; et cette face n’était pas de celles qu’on peut cacher, mais bien au contraire de forte complexion, patricienne, lourde, d’une sensualité effondrée, avec un nez magistral et de grandes lèvres d’un rose encore frais : le peu qui manquait à cette architecture la faisait prodigieusement comique, morbide et théâtrale comme une figure de vieux castrat à la voix rompue. Il marchait très droit, s’habillait avec goût et aimait les petits élégiaques. Virgile dans sa bouche désopilait ; des tempêtes de rire accueillaient ses entrées, les Sixième même le bousculaient, et il consentait qu’à cela il n’y eût rien à faire : il dépassait les bornes permises au cocasse, il le savait, et que la puissance de l’esprit ni la bonté du cœur, dont il était par dérision pourvu, ne sont rien si le corps fait défaut »307.