• Aucun résultat trouvé

Conditions et circonstances de production, de publication et de réception

Partie I : Littérature contemporaine et écritures de soi

2. Conditions et circonstances de production, de publication et de réception

Au début des années 80, la scène littéraire française connaissait un vif enthousiasme pour les documents. On s’intéressait alors au roman régional, ce qui a fini par installer un certain ennui chez le lectorat. La parution de La Place en 1983 et des Vies minuscules en 1984 a changé la donne en proposant de nouvelles manières de (re)présenter la chose littéraire. Il fallait s’intéresser de nouveau au quotidien de « monsieur tout le monde », sans tomber dans le piège du « misérabilisme », ni encore moins dans celui du « journalisme », comme l’avaient esquissé les travaux de Michel Foucault, dont Ernaux et Michon sont de grands lecteurs. Cet incontournable philosophe avait majestueusement tenté de restituer quelque bout de la vie des « gens de peu » :

100 R. Barthes, Essais critiques, « Réflexions sur un manuel », colloque de Cerisy – L’enseignement de la littérature, Paris, Plon, 1971, pp. 249-250.

101 Robert Dion et Frances Fortier, Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire », p. 176.

« […] qu’il s’agisse de personnages ayant existé réellement, que ces existences aient été à la fois obscures et infortunées, qu’elles soient racontées en quelques

pages ou mieux en quelques phrases aussi brèves que possible, que ces récits ne

constituent pas simplement des anecdotes étranges ou pathétiques mais que d’une manière ou d’une autre […] ils aient fait réellement partie de l’histoire

minuscule de ces existences, de leur malheur, de leur rage ou de leur incertaine

folie et que du choc de ces mots et de ces vies naisse pour nous encore un certain

effet mêlé de beauté et d’effroi »102 (Italique de l’auteur).

Cette contribution de Foucault vaut sans doute légitimation des deux projets. Avec l’avancée technologique propulsée dans ces années-là, il fallait renouer avec la spiritualité et l’existence humaine. Ces deux textes ont trouvé un bel écho à leur sortie en ce qu’ils proposaient de revoir les origines familiales et les rapports interhumains. Á titre plus personnel, ces deux livres constituent incontestablement un tournant majeur dans la vie des deux auteurs. Vies minuscules par exemple instaurent déjà, à leur parution, les piliers éthiques et esthétiques du projet michonien, des qualités qui seront confirmées par la suite dans ses textes. On y retrouve ainsi son intérêt pour les « petites gens », pour le détail, le goût du sibyllin et de l’anecdotique, le lien timoré au savoir, et par-dessus tout l’imbrication du réel et de la fiction, poussant ainsi Viart à le considérer comme le précurseur d’un nouveau genre hybride, « la fiction biographique » :

« […] si Pierre Michon est bien, avec Vies minuscules et Vie de Joseph Roulin, l’inventeur contemporain de cette forme, c’est au sens juridique du mot, selon lequel "invente" un trésor celui qui le désenfouit »103 (Italique de l’auteur).

Cette créativité chez Michon s’exerce de plus sur son style et sur sa façon d’écrire. Á ce propos, il déclare n’être pas un « graphomane » et que contrairement à certains écrivains qui s’attablent tous les soirs à l’idée d’écrire dix pages, lui, il attend le texte. Il est à ce titre comme Kafka qu’il cite d’ailleurs quand il dit que ce dernier « attend[ait] comme un bœuf ». Il dira par exemple avoir passé deux ans après l’achèvement de Rimbaud le fils avant de décider de le publier, huit ans en ce qui concerne La Grande Beune, son seul livre délibérément fictionnel.

102 Cité par D. Viart et B. Vercier, op. cit., 2005, p. 83.

103 D. Viart, « Naissance moderne et renaissance contemporaine des fictions biographiques », dans Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha (dir.), Fictions biographiques. XIXe – XXIe siècles, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, p. 36.

Michon entretient une relation de « lutte », de « refus » et de « viol réciproque » avec le texte, selon ses propres mots. Pour Viart, Pierre Michon est un

« écrivain qui fait entendre l'instance énonciative : son œuvre est un théâtre dont on montre les coulisses. Toutes les fonctions narratives s'y exhibent : qu'il s'agisse de la fonction de "régie" qui organise le récit, de la fonction "idéologique" qui en commente l'éthique et l'axiologie, de la fonction "métalittéraire" qui discute de la mise en forme poétique, "narrative" qui exhibe ses procédures d'énonciation ou encore de la fonction de communication qui interpelle le lecteur, tout ce que les analyses canoniques de la narratologie distinguent est ici exemplairement manifesté par le texte »104.

L’œuvre de Pierre Michon propose ainsi des champs fertiles à tout chercheur en quête d’aventures chez cet auteur dont l’écriture serait un combat permanent initié dès Vie minuscules. De l’autre côté, Annie Ernaux a une histoire différente avec l’écriture de La Place. En 1976, en ressentant le besoin de revenir sur la figure paternelle, Ernaux raconte avoir commencé à écrire une centaine de pages jusqu’en 1977 où elle se rend compte du mauvais chemin adopté. Ce projet avorté, elle se relancera dans l’écriture d’un autre texte intitulé La Femme gelée qui sera publié en 1978. L’écriture de La Place s’entame dès le mois de novembre 1982 et se termine en juin 1983, soit un temps de rédaction d’environ 8 mois. A la parution du livre quelques mois plus tard (janvier 1984), Annie Ernaux vit de nouveau avec sa mère souffrante alors d’Alzheimer. Après la publication de son premier livre par exemple, Ernaux raconte ses sensations quant à la première réception :

« Le premier article que j’ai lu sur Les Armoires vides a paru dans Le Monde des

livres sous la plume de Jacqueline Piatier. Je l’avais attendu avec espérance et

curiosité : qu’on me dise ce qu’était mon livre, car jamais je ne serai autant dans l’ignorance de ce que j’avais fait. […] Que ce qui a été écrit, jour après jour, un peu à l’aveugle, soit d’un seul coup appréhendé et chargé de sens dans sa totalité par

104 D. Viart, « Les" fictions critiques" de Pierre Michon ». in. Pierre Michon, l’écriture absolue, Actes du premier colloque international sur Pierre Michon, sous la dir. de Agnès Castiglione. Musée d'art moderne de Saint-Étienne, 8, 9, 10 mars 2001, p. 213.

une autre conscience est une expérience bizarre […]. J’éprouvais une sorte de crainte de ne pas être à la hauteur de ce qui m’arrivait »105.

Une autre crainte va voir le jour aussi : si Michon semble plus porté par les circonstances d’écriture de son œuvre, Ernaux, elle, s’intéresse manifestement davantage à la réception et à la traduction de ses œuvres. Et c’est ainsi que lors de son passage, le 6 avril 1984, dans l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, et en présence d’Alain Bousquet et de Georges-Emmanuel Clancier, Ernaux a fait face à un malentendu et à une confusion quant à la réception de La Place, réduit par certains à une entreprise de simples souvenirs familiaux, par d’autres à un hommage personnel à la figure paternelle. Ernaux, face à cette incompréhension, avait ce jour-là refusé catégoriquement l’idée d’un projet pathético-nostalgique en mettant en avant la dimension universelle du message que véhicule le livre, un texte où l’auteure ouvre de nouvelles saisons d’écriture en retrouvant un nouveau ton et une « écriture plate », tout en poursuivant l’investissement dans les vieilles problématiques sociologiques si chères à elle. Ce texte fondateur a donc donné la voix à ses successeurs que sont Une Femme (1988), La Honte (1997),

l’Évènement (2000), etc. et qui n’ont fait qu’approfondir en multipliant les clins d’œil avec La Place.