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2. REVUE DE LA LITTERATURE

2.4. Les représentations selon l’approche psychanalytique

2.4.2. Les représentations maternelles

Winnicott (1957, 1969) remarque qu’un état psychologique spécifique se développe graduellement chez la femme pendant sa grossesse, spécialement à la fin, et pendant les premières semaines après la naissance de son enfant. Cette « maladie normale », qu’il nomme préoccupation maternelle primaire, lui permet d’être très sensible et disponible, en quelque sorte de « se mettre à la place de son enfant et de répondre à ses besoins. Ce sont d’abords des besoins corporels qui se transforment progressivement en besoins du moi, au fur et à mesure qu’une psychologie naît de l’élaboration

imaginaire de l’expérience physique ». C’est ainsi, pour cet auteur, que s’instaure une relation entre le moi de la mère et le moi précoce de son enfant, qui permet à ce dernier de se structurer, de dominer ses instincts, de faire face aux difficultés inhérentes de la vie, d’avoir des expériences, et surtout d’avoir un « sentiment continu d’exister » suffisant pour que tout ceci semble réel à l’enfant qui devient alors capable d’avoir un self. Du point de vue du bébé, le regard et l’expression faciale que lui adresse sa mère constituent la base sur laquelle il construira sa propre image. Le visage de sa mère est le miroir sur lequel le bébé aura la première image de lui-même, d’autant mieux que la mère tend à refléter ses états affectifs en modulant son visage en fonction de ce qu’elle perçoit chez lui. L’enfant qui regarde sa mère voit deux choses dans ses yeux, lui-même en train de regarder sa mère et sa mère en train de le regarder ; comme de la même manière sa mère voit que son bébé la regarde en train de le regarder. C’est en décrivant ce jeu de regards en miroir qui s’instaure quand l’enfant et sa mère se regardent, que Winnicott donne (Chap. Le rôle du miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, 1971,1975) une métaphore de cette intersubjectivité qui fonde la représentation de soi chez l’enfant et la représentation de soi comme mère chez la femme.

A l’opposé, « la carence d’adaptation de la mère à la phase la plus précoce ne produit rien d’autre que l’annihilation du self chez le petit enfant ». Ce faux-self est une défense à un défaut d’identification de la mère avec son nourrisson. En effet l’identification projective maternelle peut attribuer un rôle à l’enfant suivant des scénarios qui sont en lien avec des problématiques non résolues chez la mère. Si la dynamique psychique de la mère n’est pas trop conflictuelle, les réels besoins de l’enfant peuvent encore être détectés par l’empathie hypertrophiée de cette période critique et modifier progressivement l’attribution afin de donner à l’enfant une place qui lui soit plus adapté. D’autant que tous les chamboulements, tant sur les plans physiologique, psychique ou sociale qui accompagnent cette période de la préoccupation maternelle primaire, déstabilisent les aménagements défensifs qui avaient pu être péniblement érigés jusque là. La crise peut alors, dans le meilleur des cas, permettre un remaniement en profondeur et l’instauration d’un système défensif moins mutilant et usant moins de projection. Néanmoins dans certains cas, la situation psychique est tellement conflictuelle qu’elle empêche l’expression de la capacité d’empathie maternelle et la prise en compte des réels besoins de l’enfant. Celui-ci est alors contraint de tenir le rôle qui lui a été assigné et réagit par une expression symptomatique exprimant son mal-être. Mal-être dont la persistance entraîne l’apparition de troubles fonctionnels ou du comportement nécessitant une intervention thérapeutique.

En reprenant la capacité d’empathie et les mouvements d’identification qui se joue chez la mère, Bion propose le concept de capacité de rêverie maternelle. Il la présente comme une voie de communication spécifique dans laquelle s’inscrit la vie psychique du nourrisson. Il faut que la mère dispense de la rêverie et que celle-ci soit doublée d’un amour pour l’enfant : « la rêverie est un état

d’esprit réceptif à tout objet provenant de l’objet aimé, autrement dit un état d’esprit capable d’accueillir les identifications projectives du nourrisson, qu’elles soient ressenties par lui comme bonnes ou mauvaises. » (Bion, 1962, p. 54). En effet, pour Bion, les impressions des sens, avant que le bébé ne soit à son tour capable de les métaboliser en éléments alpha et de les digérer par l’appareil à penser les pensées, sont expulsées, projetées sous forme d’éléments bêta non transformés. Grâce à son activité fantasmatique la mère peut alors être à même de recueillir et de digérer les projections de son bébé avant de les lui retourner sous une forme qui soit psychiquement acceptable pour lui. La valeur et l’efficacité de la capacité de penser comme moyen d’adoucir la frustration sous la domination du principe de réalité sont ainsi subordonnées à la capacité de rêverie de la mère. Il en résulte que l’identification projective dans sa forme positive est une forme précoce de ce qui sera appelée plus tard la capacité de pensée. Dans le développement de la pensée de l’enfant, Bion fait ainsi le lien entre sa capacité à tolérer la frustration et la capacité de rêverie de sa mère, la capacité maternelle de le « contenir », de recevoir ses projections et de le nourrir psychiquement. En particulier, Bion postule que quand la capacité de tolérer la frustration s’accompagne d’une incapacité de rêverie maternelle, le nourrisson se retrouve dans une situation qui exige une adaptation hyper-accommodante pour des raisons de survie psychique. Il postule aussi que quand le nourrisson est incapable de tolérer la frustration, sa survie psychique est gravement compromise même dans le cas d’une mère capable d’identification projective, c’est-à-dire de rêverie. Cette approche de la vie mentale, jusque-là inexplorée par la théorie des névroses, permet un nouvel éclairage des troubles infantiles. Les nouveaux concepts de Bion tendent essentiellement à rendre compte de la clinique de la psychose et des formes originaires de représentation. C’est ainsi que cet auteur étage la naissance de la représentation en préconception, conception, conception et pensée. La préconception est l’expectative innée du sein maternel qui engendre lors de l’expérience réelle du sein la conception. La préconception, lors de frustration due à l’absence du sein, donne naissance à la pensée. La conception quant à elle, par un processus d’abstraction qui la dégage des éléments sensoriels et perceptifs, engendre le concept. La tolérance du bébé à la frustration et la capacité de rêverie de sa mère détermineront le développement de son aptitude à penser. Dans les dysharmonies cognitives, les failles de l’activité représentative proviennent d’un défaut des contenants psychiques et déterminent de graves troubles de l’apprentissage chez l’enfant. C’est l’appareil à penser les pensées qui est atteint dans les psychoses, alors que, dans les névroses, il reste fonctionnel, même si certaines pensées sont refoulées.

Suivant une approche psychanalytique des problèmes qui entravent la relation mère-enfant, Fraiberg parle de fantômes dans la nurserie pour désigner les visiteurs qui surgissent de l’histoire douloureuse des parents (Fraiberg et al., 1975). A l’époque, enfants, ils s’étaient identifiés à l’agresseur pour survivre psychologiquement au traumatisme de la maltraitance. Aujourd’hui ils se

retrouvent dans le rôle de parents et rejouent des scènes du passé où figuraient leurs propres tortionnaires. Dés la naissance c’est comme si les parents étaient condamnés à répéter la tragédie de leur propre enfance avec leur bébé, avec pour conséquence pour ce dernier des signes précoces de carence affective, des symptômes fonctionnels graves ou des lacunes du développement. Pour cet auteur la répétition morbide de ce passé n’est pas déterminée par le refoulement des représentations des scènes traumatiques, mais par la répression des affects de terreur, de colère et de rage infantiles qui leur sont liées. Avec en corollaire la persistance de figures parentales dangereuses, imprévisibles, violentes et tout-puissantes étant donné que le déplacement des affects n’a pas permis l’élaboration de ces imagos, mais tout au contraire les a fixés dans le présent intemporel des représentations de choses qui leur permettent de s’exprimer dés que l’occasion leur en est donné sous forme de répétition aveugle. D’autant que la répression des affects empêche l’empathie et par conséquent la réalisation du désir de bien s’occuper de l’enfant qui devient alors celui sur qui la mère projette tristesse, colère et jalousie. A contrario, dans leur suivi thérapeutique Fraiberg et son équipe ont expérimenté que c’est bien la reviviscence de ces affects douloureux en lien avec leurs représentations traumatiques originaires qui permettait la remise en marche du processus d’élaboration des imagos parentaux et du même coup la libération de l’identification à l’agresseur.

A mesure que disparaît l’identification pathologique, les parents deviennent plus sensibles à leur vécu émotionnel et dans le même mouvement à celui de leur enfant, à ses besoins. Nourris par de nouveaux modèles de parentalité extrapolés du soutien thérapeutique ou empruntés à d’autres figures d’identification, ils sont alors rendus capables de le protéger, et c’est par un changement rapide que l’on voit alors l’enfant rattraper une courbe développementale normale. L’équipe de Fraiberg a été ainsi parmi les premières à mettre en exergue l’importance des mouvements d’identification (projective/introjective) et la dimension transgénérationnelle dans les pathologies de la petite enfance, et à ouvrir la voie des thérapies mère-bébé.

Au travers du concept de fantasmes originaires, Freud postule déjà une innéité de la vie fantasmatique commune à l’espèce humaine. Ces fantasmes (de scène primitive, de séduction, de roman familial, etc.) qui touchent tous à la sexualité et au mystère des origines, sont des scénarios inconscients organisateurs de la vie psychique qui sont chaque fois réélaborés dans l’histoire individuelle. Pour tenter d’intégrer les observations des interactions mère-bébé et la théorie psycho-dynamique, Kreisler et Cramer (1981) définissent l’interaction fantasmatique par les caractéristiques des investissements réciproques de la mère et de l’enfant.

Lebovici (1983) reprend ce concept d’interaction fantasmatique pour rendre compte de la dynamique qui sous-tend, organise et donne sens aux échanges au sein de la dyade. Les différentes représentations que la mère a de son bébé à différents niveaux de conscience interviennent au premier plan dans cette interaction fantasmatique. Lebovici distingue essentiellement trois types de

représentations maternelles de l’enfant qui sont à la base de la transmission intergénérationnelle, car elles font le lien entre le narcissisme de la mère et la construction de soi de l’enfant : l’enfant fantasmatique, l’enfant imaginaire, l’enfant réel. L’enfant fantasmatique est essentiellement inconscient et renvoie aux racines infantiles du désir d’enfant, aux mythes culturels et familiaux.

L’enfant du fantasme est l’enfant œdipien du père de la mère par identification de la mère à sa propre mère. Ou encore il est parfois plus archaïque, associé par des conflits préœdipiens à des relations avec un imago des parents peu différenciés et empreint de bisexualité, déjà mis en évidence au seuil du langage chez la petite fille. Il va se développer et se projeter dans la réalité de l’enfant naissant pour permettre qu’il soit reconnu grâce au jeu des identifications et des attributions. L’enfant imaginaire est essentiellement préconscient et s’élabore lors de rêveries diurnes durant la grossesse. Il renvoie aux mêmes sources que la représentation précédente, mais intègre encore des éléments surmoïques relevant de l’idéal du moi, constitués par identification aux représentations qu’avait la mère enfant de ses propres parents et aux idéaux véhiculés par la culture et la famille. Néanmoins il aboutit vers la fin de la grossesse à une représentation plus réaliste qui porte sur les attentes et les espoirs que la mère et le père placent en cet enfant. Ils imaginent son physique, son caractère, son avenir. Il est aussi le porteur des valeurs qui se transmettent de génération en génération. L’enfant réel est celui de la rencontre, qui naît avec des caractéristiques génétiques et des compétences précoces qui s’exprimeront dans la dynamique des interactions donnant prise aux projections et aux interprétations maternelles.

L’évolution des représentations maternelles avant, mais surtout tout au long de la grossesse et après va permettre de diminuer l’écart entre l’enfant imaginaire et l’enfant réel afin de rendre ce dernier acceptable au regard de la mère (Ammaniti 1992, Fava-Viziello 1993). L’expérience de la naissance et la rencontre avec le nouveau-né viennent radicalement modifier l’emprise des scénarios fantasmatiques chargés d’excitation. Les gratifications narcissiques que la mère reçoit de la part de son bébé et de la part de son entourage qui la reconnaît dans son nouveau rôle de mère vont l’aider à assurer cette nouvelle identité et le passage transgénérationnel. Lebovici souligne que les regards et les sourires que lui adresse son nouveau-né sont essentiels parce qu’ils signifient la reconnaissance de ses efforts et de son dévouement maternels. Ils sont vécus par la mère comme les premières manifestations de gratitude de son enfant. Les interprétations maternelles ont ainsi un rôle important à jouer dans ce qui motive la mère à faire preuve de sensibilité et de responsivité à l’égard de son bébé, et par conséquent dans le fait qu’une interaction harmonieuse puisse se développer qui viendra enrichir les représentations que la mère se fait de son enfant et d’elle en tant que mère.

Malheureusement il y a des cas où l’enfant ne satisfait pas à l’idéal de sa mère, où cette dernière n’arrive pas à trouver en elle des représentations positives de relation parent-enfant, où des conflits non résolus de son propre passé viennent interférer entre elle et son enfant. Ce ne sont alors pas ses

désirs mais ses craintes fantasmatiques qui viennent sous-tendre les interprétations qu’elle donne aux échanges avec son enfant. Les interactions se figent alors rapidement dans la répétition pathologique avec leur cortège de conséquences psychosomatiques chez l’enfant. On comprend dés lors combien les fantasmes maternels mobilisés par les interactions précoces déterminent la qualité de l’expérience vécue par l’enfant et au-delà contribuent au développement de sa vie fantasmatique.

La grossesse et les mois qui suivent la naissance sont une période privilégiée dans la vie d’une femme, qui recèle un grand potentiel de réaménagement de l’identité et/ou de réparation des blessures narcissiques (Bydlowski, 1997). C’est une étape charnière comparable à l’adolescence, où l’on a à nouveau une possibilité de réaménagement de son identité grâce à un accès facilité à l’inconscient qui existe peu à d’autres moments de la vie. Les travaux de Cramer et Palacio Espasa (1993) mettent en évidence les possibilités de changement rapide et durable. La grossesse et la période néonatale, qui sont vue par de nombreux auteurs comme une période critique dans le développement de l’enfant, sont aussi reconnues comme un moment propice aux interventions sur la relation mère-bébé. Par les efforts et les adaptations qu’elle demande à ceux qui sont concernés par la naissance de l’enfant, la période néonatale entraîne des altérations significatives dans le noyau familial. Ces changements se ressentent particulièrement chez la mère lors de sa première grossesse, la venue de l’enfant correspondant à la transition au statut de mère. Le bébé aussi qui, au cours de ses premiers mois, passe par le processus de connaissance et d’adaptation aux personnes qui l’entourent. Ainsi en fonction des changements inhérents à la maternité, la grossesse et les premiers mois de vie du bébé représentent une période opportune d’intervention et de prévention.

La sensibilité maternelle essentielle au développement de l'enfant n’étant pas un instinct mais une capacité peu alors se développer et lever l’inhibition des compétences maternelles. C’est là que peuvent intervenir les thérapies mère-bébé. La mère est amenée à associer les affects éprouvés ou les comportements exercés quand elle interagit avec l’enfant avec des personnages, des situations de son passé ou des sentiments qui lui sont familiers. Selon la technique des associations libres, ces représentations ou ces sentiments peuvent alors s’enchaîner à d’autres représentations qui, grâce au travail d’interprétation et/ou de contenance qu’offre le thérapeute, vont révéler la signification jusque-là inconsciente de cette séquence d’interaction et à qui elle est véritablement adressée.

Quelles sont les modalités de transmission entre les générations, de médiations par lesquelles s’organise l’inter-psychique ? Cramer et Palacio Espasa propose en réponse le concept de séquence interactive symptomatique, séquence interactive d’un échange répétitif entre la mère et le bébé, qui vise à ancrer la représentation d’un fantasme de la mère et sa répercussion sur le fonctionnement mental du bébé.