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La construction des représentations chez l’enfant

2. REVUE DE LA LITTERATURE

2.3. Les représentations en psychologie cognitive

2.3.1. La construction des représentations chez l’enfant

Ses intérêts initiaux de biologiste portent Piaget vers les grands problèmes de l’évolution et les théories du transformisme mises en ébullition au début du siècle par les nouvelles données sur l’hérédité. L’originalité de Piaget (1967) est de rechercher une continuité au travers des différentes variations adaptatives réalisées par le vivant, en considérant notre pensée comme l’instrument,

« l’organe » le plus spécialisé pour réaliser cette adaptation au monde environnant. Il considère ainsi que nos opérations mentales sont un parfait système de régulation qui permet des compensations complètes des perturbations extérieures. Mais un système en évolution, car il n’atteint jamais que des équilibres relatifs et se trouve toujours confronté à de nouvelles perturbations dues à de nouvelles possibilités de l’organisme (maturation) ou à des transformations du milieu extérieur. L’organisme confronté à des perturbations non entièrement compensables par ses instruments actuels est alors dans la nécessité d’en élaborer de nouveaux. Dans cette confrontation, les systèmes de traitement ne portent pas directement sur les objets extérieurs, l’organisme effectue plutôt une sorte de traduction des objets dans des systèmes de représentation, ou tout au moins au départ dans un système capable de repérer une configuration d’indices signifiante pour le sujet.

Dans leurs études sur l’instinct Lorenz et Tinbergen (1945, 1965) montrent ainsi qu’il existe dès la naissance des traductions déjà tout élaborées de la réalité extérieure qui déclenchent les réflexes (stimulus déclencheur & fixed action pattern FAP). C’est à dire que pour un système récepteur donné, par exemple visuel, et compte tenu d’un certain nombre de conditions, certaines configurations d’indices sont d’emblée significatives et entraînent des séquences de comportements, elles aussi réglées héréditairement. Du point de vue neurologique, il s’agit de circuits et de centres nerveux déjà constitués et capables de fonctionner, de montages qui font correspondre certains groupes d’effecteurs avec certains groupes de récepteurs. Il est intéressant de noter que ces conduites instinctives font intervenir des comportements réciproquement ajustés entre individus d’une même espèce, et n’interviennent, comme nous dit Piaget, qu’au niveau « trans-individuel ».

De la même manière, le nouveau-né humain est pourvu d’un certain nombre de montages héréditaires réflexes (succion, grasping, etc.) qui définissent et contiennent l’organisation des

premières conduites qui sont orientées vers sa mère en rapport avec sa survie. C’est à partir de ces montages réflexes que s’élabore la structure des conduites que Piaget appelle des schèmes sensori-moteurs. Point de départ de l’ontogenèse des conduites, ces schèmes héréditaires constituent la base de la psychogenèse. Dès la première fois où ils se réalisent, l’expérience entraîne la dynamique constructiviste même si assimilation et accommodation se confondent encore, comme se confondent l’action et son contenu dans cette phase initiale. Le mode de déclenchement cède la place à l’assimilation, la configuration d’indices prend sens en regard des expériences qui se succèdent et des accommodations qu’elles entraînent dans la structure interne des actions du sujet.

Spitz (1968) donne ainsi deux exemples de l’évolution discriminative du bébé qui sont des indices de son niveau d’organisation et dont l’absence à l’âge attendu a valeur de symptôme d’une dysharmonie développementale : la réaction de sourire à trois mois et la peur des étrangers à huit mois. La réaction de sourire se déclenche par rapport à une configuration spécifique où les yeux, le nez et le front sont présentés de face. Donc pour les bébés de trois mois, tous les visages, masques ou leurres reproduisant la configuration appartiennent à la même classe d’équivalence. Ils sont identiques au visage de la mère qui n’est pas différenciée visuellement, même si par ailleurs le bébé est tout à fait capable de la discriminer sur la base d’autres configurations d’indices olfactifs, somesthésiques ou auditifs. Par conséquent les mères ne se méprennent pas complètement quand elles s’imaginent que c’est à elles que leur bébé sourit.... La peur des étrangers à huit mois est quant à elle une réaction de pleurs provoquée par tout visage inconnu de l’enfant. Elle atteste d’un autre niveau d’organisation où cette fois la mère est visuellement parfaitement discriminée et constitue une classe singulière. Jusqu’à environ 18 mois la tâche du bébé sera alors de construire une structure de classification qui lui permette de grouper ses classes singulières et de les inclure dans un système de classes emboîtées.

Le principal objectif de la psychologie génétique est ainsi de mettre en évidence les structures internes du sujet, ses différents systèmes de traitement qui déterminent ses conduites et définissent les stades successifs du développement. Dans un premier temps, elle cherche à caractériser les niveaux d’organisation successifs qualitativement distincts, ou structures opératoires, et à les définir selon les différents domaines ou catégories du réel (espace, temps, etc.). Puis les études portent naturellement sur les processus internes régulateurs ou organisateurs qui permettent à l’enfant de (re)construire son monde. L’étude du développement cognitif s’interroge alors sur l’aptitude de l’enfant à organiser et à se représenter le monde, et donc sur le système de représentations qui est le sien à un niveau d’organisation donné, sur le moment d’apparition de la pensée symbolique, sur les contenus de ses représentations ou symboles, et sur la manière dont ces contenus se transforment et s’articulent entre eux. A tout système de traitement constitué correspond au moins un système de

représentation, et par conséquent, si un organisme (re)construit plusieurs systèmes de traitement successifs, il devra (ré)élaborer corrélativement de nouveaux systèmes de représentation.

Ainsi, alors que faisant suite aux montages héréditaires, les schèmes peuvent être définis comme des ensembles comprenant la connaissance des états (perceptions) et des transformations (mouvements) (1936, p.330), dés le niveau sensori-moteur l’évolution des conduites montre une tendance à leur dissociation qui permet de concevoir d’une part le système des actions-opérations, et d’autre part le système des perceptions-contenus. En effet, parallèlement et en lien avec l’élaboration des déplacements du corps propre ou de l’objet, une connaissance de l’objet est fournie au niveau sensori-moteur par la perception qui effectue des traductions de l’objet sous forme de configurations d’indices, plus ou moins riches et complètes en fonction des systèmes de traitement avec lesquels elles sont connectées ou qui les ont engendrées. Ainsi se développe une autre forme de connaissance, celle des représentations de l’objet et de ses propriétés. Tout le développement cognitif se caractérise justement par une lente et laborieuse libération des formes (structures ou opérations) par rapport au contenu (1961, p.376).

Au-delà de la période sensori-motrice des reconstructions ou réélaborations s’effectuent sur le plan des représentations proprement dites grâce à l’abstraction réfléchissante ou constructive. Celles-ci sont rendues possibles par la fonction sémiotique4 qui permet de nouvelles catégories de signifiants (images, signes graphiques, verbaux, mathématiques, etc.). Ces nouveaux signifiants se distinguent des indices perceptifs par le fait qu’ils sont dissociables des schèmes d’action ou opérations et peuvent être projetés dans la réalité pour constituer des objets. Deux types de conduites attestent de l’avènement de la fonction sémiotique : l’imitation différée qui permet de supposer une représentation mentale (accommodation), et le jeu symbolique qui assigne aux objets utilisés une valeur symbolique (assimilation).

Pour Piaget, « au sens large la représentation se confond avec la pensée. Au sens étroit, elle se réduit à l’image mentale ou au souvenir-image, c’est-à-dire à l’évocation symbolique des réalités absentes...il se peut que toute pensée s’accompagne d’images, car, si penser consiste à relier des significations, l’image serait un « signifiant » et le concept un « signifié » » (1959, p.68). La distinction entre la « représentation symbolique ou imagée » et la « représentation conceptuelle » qui l’englobe reprend en quelque sorte la distinction entre contenu et structure qui se jouait précédemment. D’ailleurs, alors que l’indifférenciation relative des formes et des contenus ne la rend pas nécessaire au niveau sensori-moteur, Piaget introduit la distinction entre instruments figuratifs et opératifs à propos de la période des opérations concrètes entre 2 et 10 ans. Il nomme ainsi tous les signifiants des instruments figuratifs qui fournissent la connaissance des états, tandis

4 La fonction sémiotique est « la capacité d’évoquer des objets ou situations non perçus actuellement en se servant de signes ou de symboles » (Piaget

& Inhelder, 1969, p. 75).

que les schèmes d’action ou opérations constituent les instruments opératifs qui fournissent la connaissance des transformations.

Le primat de l’opératif sur le figuratif entraîne que les systèmes de signifiants ne se construisent pas indépendamment des systèmes d’opérations avec lesquels ils définissent de nouveaux niveaux d’organisation. C’est ce qui explique que, par exemple, l’évolution du dessin, où la signification (contenu) et le degré d’organisation (structure) sont distingués, peut rendre compte de la genèse des représentations spatiales. En effet Piaget et Inhelder (1948) font correspondre des opérations ou des systèmes de relations aux trois types successifs de dessin définis par Luquet5 (1927) : de 3 à 5 ans avec des réalismes fortuits ou manqués, la période de l’incapacité synthétique montre un respect des rapports topologiques de voisinage, de 5 à 8 ans celle du réalisme intellectuel montre un début d’élaboration des rapports euclidiens et projectifs, enfin celle du réalisme visuel atteste d’une organisation métrique et projective de l’espace débutant vers 8 ans et s’achevant vers 10 ans avec des dessins conventionnels correspondant à ceux des adultes. Les données physiques et logico-mathématiques donnent aussi lieu à des représentations imagées, néanmoins Piaget montre un intérêt particulier aux images de données spatiales qui consistent à traduire par des représentations également spatiales des transformations, déplacements, projections, alors que leur compréhension relève des instruments opératifs élaborés par le sujet qui peuvent de cette façon être mis en évidence. Au préopératoire les « images reproductrices » sont essentiellement statiques et n’évoquent que ce qui est perçu ou connu. Au niveau des opérations concrètes, les « images anticipatrices » apparaissent et permettent de représenter des transformations ou des mouvements.

Piaget fait ainsi correspondre un type d’élaboration des signifiants imagés avec un niveau de structuration opératoire.

Dans un premier temps, le langage et la représentation conceptuelle entraînent la réapparition de toutes les difficultés déjà vaincues au niveau sensorimoteur. « L’enfant ne parvient pas d’emblée à réfléchir, en mots et en notions, les opérations qu’il sait déjà exécuter en actes, et, s’il ne peut les réfléchir, c’est qu’il est obligé, pour s’adapter au plan collectif et conceptuel sur lequel se meut dorénavant sa pensée, de refaire le travail de coordination entre l’assimilation et l’accommodation...de l’individu par rapport au groupe social...pour permettre l’adaptation de l’esprit au groupe...L’accommodation au point de vue social n’est pas autre chose que l’imitation et l’ensemble des opérations permettant à l’individu de se soumettre aux exemples et aux impératifs du groupe. Quant à l’assimilation, elle consiste, comme précédemment, à incorporer la réalité à l’activité et aux perspectives du moi. » (1937, p.317). Néanmoins les conduites sensori-motrices sont entravées par leur nécessité d’être comprises dans l’action et donc limitées à l’espace et au

5Pour Luquet, le dessin suppose une image mentale, un modèle interne distinct de la simple perception. Et son évolution ne s’explique pas par un manque d’adresse grapho-motrice, mais par le développement de la représentation rendu possible par la fonction sémiotique.

temps présents, alors que le langage permet à l’intelligence de porter sur des objets virtuels, libérés des contraintes matérielles d’espace, de temps, et même des nécessités logiques ou d’existence.

Aussi l’apparition du langage vient pour Piaget illustrer de façon remarquable les potentialités offertes par la fonction sémiotique.

L’approche cognitive des modèles d’organisation des représentations chez l’adulte, que nous allons aborder maintenant, ne dit d’ailleurs pas autre chose quand elle établit la distinction entre les connaissances procédurales « encapsulées » dans l’action, et les connaissances déclaratives concernant les faits ou les concepts.