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L’ORIGINE DES DIFFICULTÉS ORTHOGRAPHIQUES D’APRÈS LES ENSEIGNANTS ET LES ÉLÈVES

2. Les représentations des élèves

A la question « pourquoi étudier les représentations sociales ? », Serge Moscovici, qui a ravivé le concept de « représentation sociale » dans le domaine de la psychologie sociale, répond que c‟est « pour explorer le côté subjectif de ce qui se passe dans la réalité objective » (Moscovici, 1984, p.12). Il deviendra clair que bien qu‟issues de la psychologie sociale, les notions de représentations et d‟attitudes sont progressivement devenues des éléments clés pour la compréhension de divers phénomènes dans plusieurs domaines, dont celui de la didactique des langues qui est notre domaine de recherche.

Selon la perspective socio-constructiviste de l‟enseignement-apprentissage, les élèves construisent leurs savoirs et savoir-faire à partir de leurs représentations. Il s‟avère donc important de prendre en compte les représentations des élèves au sujet de l‟apprentissage de la langue française en général et de l‟orthographe d‟une façon précise. Comme le mentionne Dabène au sujet de l‟apprentissage des langues :

« Il est important de prendre en compte des facteurs plus subjectifs et moins évidents, en s‟intéressant, au-delà des langues elles-mêmes, à limage que celles-ci ont dans la société, à la façon dont elles sont perçues, représentées ou valorisées dans lesprit des apprenants potentiels, des enseignants, mais aussi des décideurs » (Dabène, 1997, p.19)

192 Pour faire émerger ces représentations, nous avons eu recours au questionnaire comme outil d‟investigation. Le principal intérêt d‟un questionnaire est de pouvoir être proposé simultanément à un grand nombre de personnes. Ce fut le cas puisque cet outil, comme nous venons de le voir, a été présenté à 195 élèves1 de première année secondaire de régions différentes de Tunisie. Cet aspect quantitatif était évidemment essentiel pour recueillir plus d‟informations sur ce que pensent les élèves du problème de l‟orthographe : la place qu‟ils accordent à l‟orthographe, leurs stratégies d‟écriture, le type de difficultés qu‟ils rencontrent ou encore leurs suggestions pour améliorer les compétences orthographiques. Cependant, le questionnaire a un inconvénient majeur : le questionné doit répondre, dans un tems limité, à des questions à propos desquelles il n‟a guère eu l‟occasion de s‟interroger et qui le prennent, parfois, au dépourvu. Le risque est, alors, d‟obtenir pour ce type de questions, des réponses convenues et peu développées. Ainsi à la question « en orthographe, qu’est –ce qui est difficile pour toi ? » des élèves ont répondu :

« les mots difficiles », « les verbes », « les exercices », etc., C‟est ce qui nous a posé problème pour le regroupement des réponses en items. Le questionnaire proposé renferme 9 questions dont 7 à choix multiples et 2 questions ouvertes. Ces questionnaires ont été dépouillés et les résultats sont présentés sous forme d‟items avec leur pourcentage à partir de tris à plat des différentes questions. De ce fait, nous obtenons plus d‟items que de personnes, puisqu‟un même élève peut avoir indiqué plusieurs réponses.

L‟organisation du questionnaire est dictée par un souci d‟efficacité pragmatique permettant aux enquêtés de répondre aux questions avec moins de difficulté possible. Ainsi suite à un pré-questionnaire soumis à une trentaine d‟élèves afin de perfectionner le questionnaire définitif en fonction des non-réponses, des difficultés, des hésitations observées lors de la passation, nous avons organisé notre questionnaire selon un plan allant de l‟aspect général (la question de la production écrite) vers un aspect plus particulier (touchant à la question de l‟orthographe).

Ainsi, pour cerner le rapport des élèves à l‟écrit en général, nous avons posé la question suivante : « Qu’est-ce que savoir bien écrire pour vous ? »

Il s‟agit pour nous de dégager les représentations des élèves sur l‟importance de la norme orthographique dans leurs productions écrites. Portant sur des variables qualitatives, les réponses aux questions fermées sont évaluées en pourcentages.

1 Voir annexe pp.367-368(questionnaire rédigé par un élève)

193 Nous reproduisons ici les items proposés et les pourcentages des réponses dégagés après le traitement du questionnaire :

-construire des phrases correctes………..…...…38.97%

-ne pas commettre de fautes d‟orthographe………... ….35.38%

-savoir bien exprimer ses idées………..……...…..33.33%

-savoir exprimer son originalité et sa créativité………..………..…..19.48%

-savoir présenter son travail……….…….…..17.43%

La construction des phrases correctes et la maîtrise de l‟orthographe apparaissent relativement comme des priorités dans le domaine de la production écrite. En d‟autres termes, la maîtrise de l‟orthographe est présentée comme un élément assez déterminant de la rédaction d‟un texte (avec plus de 35% des réponses), ce qui signifie que l‟élève dont les compétences orthographiques ne sont pas satisfaisantes ressent une certaine « insécurité scripturale » (Dabène, 1987) qui « se manifeste de deux façons. D‟abord, il y a la peur d‟écrire, peur de se tromper, de faire des fautes, de mal s‟exprimer […] et puis la honte. » (Blanchard, 2006, p.216). Ce phénomène d‟insécurité provoque ce que R. Bélisle appelle une « attitude de retrait 1» vis-à-vis de l‟écriture. « Plutôt que de subir l‟image de soi négative que renvoie sa propre écriture, on évite d‟écrire […] Cette attitude d‟évitement par rapport à l‟écriture, sorte de « stratégie du désespoir, est sûrement un moyen de se protéger contre l‟échec. Le problème, c‟est que cette stratégie, induite par la peur d‟échouer, mène elle aussi irrémédiablement à l‟échec » (Blanchard, 2006, p. 217). Nous avons constaté cet état d‟échec dans les copies des élèves évalués : 103 copies parmi 531 ne dépassent pas les 10 lignes, 167 copies renfermant chacune moins de 100 mots. Bien sûr le dysfonctionnement a pour source plusieurs facteurs (manque de stock lexical, incompréhension de la consigne, déficience au niveau de l‟expression, etc.), mais nous pensons que les difficultés orthographiques sont l‟une des sources principales de l‟échec.

Pour vérifier cette hypothèse, nous avons posé aux élèves la question suivante :

« Que fais-tu si tu as un problème d’orthographe pendant que tu écris ton texte ? »

Nous reproduisons ici les items proposés et les pourcentages des réponses dégagés après le traitement du questionnaire :

1 Attitude qui « repose sur une forme d‟indifférence et une participation minimale aux activités qui demandent de la lecture et de l‟écriture » (Bélisle, 2001, p.49, cité par Blanchard N., 2006, p.216)

194 -Tu écris quand même le mot ……….………..…..17.94%

-Tu renonces à écrire le mot ……… ..….25.12%

-Tu emploies un autre mot………...……56.92%

Ainsi, devant des difficultés orthographiques, le quart des élèves renonce à écrire, ce qui explique les productions de courte longueur, quant à la moitié des élèves, ils recourent à une stratégie de contournement, ce qui explique la présence fréquente des formules et des expressions « passe-partout » dans leurs copies.

Poursuivant la même idée qui consiste à dégager le poids relatif de l‟orthographe dans le contexte de la production écrite, nous avons posé la question suivante :

« Quand vous rédigez, votre attention se porte sur »

A cette question, 29.74% des élèves ont cité « ce que vous voulez dire », 14.87%

« l’organisation du texte à produire », 13.84% « la présentation du texte », 43.07% « l’orthographe des mots », 25.64% « la conjugaison » et 26.15% des élèves ont cité « la construction des phrases ».

Encore une fois c‟est une image organisée autour de la recherche du mot juste et précis, bien orthographié, qui semble être évoquée ici. En effet, parmi les 195 élèves interrogés, 84 ont déclaré donner une priorité à l‟orthographe des mots qui devance le contenu de la production (29.74%). Le travail sur la forme est un souci pour les élèves interrogés. Cela augmenterait leur insécurité scripturale, « cette relation conflictuelle avec l‟écriture » (Dabène, 1995, p. 158), s‟ils ont une image négative de leur compétence comme l‟explique Dabène(1989) :

« On reconnaît quécrire ce nest pas seulement, un « quelque chose à dire » mais aussi un

« quelque chose à faire », tâche souvent angoissante et toujours difficile à réussir si on n‟est pas spécialiste. Il est frappant de constater que le travail du signifiant préoccupe la majorité des scripteurs, quels quils soient et est à lorigine d‟une insécurité scripturale par défaut ou par excès, à la fois chez ceux qui ont une image négative de leur compétence et chez ceux qui veulent trop bien faire.»

Paradoxalement l‟orthographe et son apprentissage représentent une difficulté insurmontable. En effet, face à ces représentations qui font de la maîtrise de l‟orthographe une condition sine qua non pour réussir une production écrite, environ 78% des élèves interrogés n‟ont pas nié les difficultés que représente l‟apprentissage de l‟orthographe

195 française. Or nous savons tous que les représentations que les locuteurs se font des langues, de leurs normes, de leurs caractéristiques, ou de leurs statuts au regard d‟autres langues, influencent les procédures et les stratégies qu‟ils développent et mettent en œuvre pour les apprendre et les utiliser (Dabène, 1997). Ces représentations négatives que les élèves se font de l‟orthographe, la conviction qu‟ils resteraient inaptes à produire en respectant les normes, font perdre de vue les possibilités d‟améliorer leur orthographe. Il s‟avère donc nécessaire de rendre les élèves plus conscients de leurs représentations, afin d‟infléchir celles-ci dans le sens d‟une plus grande efficacité et de faire formuler l‟utilité de l‟orthographe en termes simples. Tout l‟enjeu est là : comment faire comprendre à l‟élève qu‟il n‟est pas d‟écriture sans compétences orthographiques ? Que cette écriture dont ils perçoivent le pouvoir de transformation des sons et des significations, que cette forme écrite aux multiples points de contact avec la forme orale passe nécessairement par l‟apprentissage de règles fixes, de prescriptions et d‟interdits ?

Dès le début nous nous sommes fixé pour objectif l‟étude des difficultés orthographiques dans le cadre de la production écrite des élèves car nous pensons que si l‟orthographe française est l‟une des plus difficiles au monde, elle l‟est davantage dans le contexte de rédaction de texte. Cette idée est vérifiée par l‟enquête réalisée auprès des élèves, qui, à la question « Dans quelle situation d’écriture as-tu le plus de difficulté en orthographe ? », 54.35% ont cité la rédaction comme contexte source de difficulté, 25.12% ont cité la dictée et 20.51% ont évoqué le cadre d‟exercice d‟orthographe.

Puisque les élèves sont les principaux acteurs dans la situation de production écrite, il est indispensable de savoir sur quel genre d‟erreurs ils butent. Nous leur avons posé la question suivante :

« Sur quoi portent essentiellement les erreurs que tu fais en orthographe ? »

Parmi les difficultés que les élèves déclarent rencontrer, on retrouve celles en rapport avec l‟accord en genre et en nombre (15.89%), celles liées à la transcription des désinences verbales (28.20%), celles en rapport avec l‟orthographe d‟usage (que les élèves qualifient de « mots difficiles ») (27.69%). Les élèves citent aussi des difficultés liées à la transcription des mots dont la présentation graphique est différente de la prononciation (19.48%) (des élèves ont cité l‟exemple des mots renfermant s, prononcé tantôt [z]tantôt [s]) ou c, prononcé tantôt [s]tantôt [k]). 6.15% des élèves ont évoqué le problème des

196 homophones, alors que 2.56% seulement ont trouvé des difficultés à appliquer les règles orthographiques.

Nous avons voulu connaître l‟origine de ces difficultés. Pour ce faire, nous avons posé la question suivante :

« D’après vous, pourquoi les élèves trouvent-ils beaucoup de difficultés à orthographier les mots ? »

A cette question, les élèves ont cité les sources de difficulté suivantes :

-ils ne lisent pas beaucoup ……….. ………..52.30%

-ils sont influencés par la langue arabe………..37.43%

-ils ne sont pas entraînés à bien orthographier……….. ………33.33%

-les règles de l‟orthographe ne sont pas claires ………...………...22.05%

-ils ne sont pas entraînés à discriminer certains sons………..8.20%

-l‟horaire imparti à l‟orthographe est insuffisant………4.10%

La recherche n‟a pas encore permis d‟identifier avec précision à quelles conditions et par quels processus les élèves parviendraient à se servir de leur expérience de lecture pour améliorer ou faciliter leur écriture, et inversement (Reuter, 1995). Il a toutefois été suggéré que les représentations des élèves concernant les interactions lecture-écriture constituent un facteur susceptible d‟influencer positivement ou négativement leur capacité à exploiter les liens entre ces deux compétences langagières (Delforce, 1993, p. 333).

Dans le cas de notre enquête il apparaît que les élèves ont des représentations positives sur le rôle de la lecture dans l‟acquisition des compétences orthographiques. Pour 52.30%

des élèves interrogés, la principale source des difficultés orthographiques est le manque de lecture du texte français. L‟influence de la langue arabe est mise en deuxième position avec 37.43% des réponses. La troisième position est occupée par le manque d‟entraînement (33.33%). Cela pourrait s‟expliquer par la nouvelle méthode employée dans l‟enseignement de français basé désormais sur le décloisonnement. L‟absence de séance consacrée à l‟orthographe et d‟un travail d‟entraînement systématique font que ces élèves ressentent un déficit orthographique dans leur formation.

Comme les enseignants, les élèves, eux aussi, ont des représentations sur les moyens susceptibles d‟aider les élèves à améliorer leurs compétences orthographiques. A la

197 question « D’après vous, comment pourrait-on apprendre à bien orthographier ? », 49.23% des élèves ont déclaré « en faisant beaucoup d’exercice d’orthographe », 51.79%

ont dit « en lisant beaucoup », 17.94% ont déclaré « en pratiquant la dictée » et 33.33%

ont donné comme proposition « en donnant des explications sur l’orthographe française ».

Deux remarques importantes s‟imposent pour commenter les déclarations des élèves.

D‟abord, en évoquant les termes comme exercices, entrainement, dictée, etc. les élèves expriment un besoin de travail sur la langue. Ensuite, ces élèves conçoivent la lecture comme solution pour leurs difficultés orthographiques. Ces représentations exploitées à bon escient pourraient favoriser une acquisition effective de l‟orthographe française surtout la partie liée au lexique.

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Conclusion sur le chapitre

L‟objectif de l‟enquête auprès des enseignants et des élèves a pour objectif de mettre à jour des représentations de l‟orthographe. Compte tenu de la rareté des recherches dans ce domaine, dans le contexte tunisien, il s‟avère indispensable d‟opter pour une méthodologie qualitative tant au plan de la population observée qu‟à celui du recueil et de l‟analyse des données. Les verbalisations des enquêtés paraissent converger vers le sentiment d‟une situation problématique.

L‟apprentissage de l‟orthographe est insuffisant selon les déclarations des élèves ; il est problématique, selon les professeurs, qui se sentent désarmés dans ce domaine. Lorsqu‟on discute avec des professeurs sur l‟enseignement qu‟ils doivent donner en matière d‟orthographe, on constate généralement que les réponses sont généralement axées sur les contenus et sur la progression à suivre. Les professeurs ont bien acquis le réflexe de lier l‟étude de la langue à la lecture des textes et aux travaux d‟expression écrite. Cela étant, ils ont une perception floue de ce que pourrait être une progression plus précise. Devant l‟absence de moments spécifiques consacrés à un apprentissage raisonné de l‟orthographe, les professeurs reconnaissent qu‟ils ne peuvent pas vérifier les compétences orthographiques de leurs élèves. La progression est donc à chercher dans les textes supports, dans les types d‟exercices et dans les types de gestion de l‟erreur. Cela constitue un facteur de risque, surtout dans un contexte spécifique comme le contexte tunisien : risque pour l‟enseignant, qui hiérarchise mal les priorités et risque pour l‟élève dont les capacités réelles ne sont pas claires.

Devant la quantité de fautes commises par les élèves, les professeurs se sentent découragés à l‟idée de devoir tout reprendre. Ils posent souvent la question : a-t-on le droit de consacrer des séances à l‟orthographe ? Telles sont les préoccupations des professeurs, qui s‟ajoutent aux réponses rédigées dans les questionnaires et qui pourraient expliquer les difficultés orthographiques des élèves tunisiens. Pour approfondir la réflexion sur ces difficultés, nous proposons, dans le chapitre qui suit, une interprétation des résultats de l‟enquête réalisée auprès des élèves. Nous essayerons de donner des explications aux erreurs orthographiques commises par les élèves enquêtés. Pour ce faire, nous nous référerons à des modèles théoriques d‟ordres didactique, linguistique et psycholinguistique.

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CHAPITRE 4

L’ORTHOGRAPHE, UN OBSTACLE DANS LES PRODUCTIONS