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Comment rencontrer l’autre ?

I. 1974-1983 : radicalisation institutionnelle et communautaire, mais naissance du « chypriotisme »

II. 3. La société civile prend l’initiative

II.3.1. Comment rencontrer l’autre ?

nationalismes précédents. Ce mouvement est souvent réaliste, reposant sur le constat que seule cette fédération peut sortir enfin du statu quo qui règne depuis si longtemps, et ce dans l’intérêt de tous. Ce mouvement repose, dans les années 80 et 90, principalement sur des initiatives courageuses, souvent privées.

II.3.1. Comment rencontrer l’autre ?

Initiatives courageuses, volontaires et patientes

Non seulement la Ligne Verte est là, mais les Chypriotes turcs ne peuvent que difficilement la franchir, il leur faut justifier le déplacement et obtenir une autorisation des militaires, subir un contrôle minutieux lors du passage ; et la RTCN interdit les permissions de passage à parti du 27 décembre 1997 (sauf pour les syndicats et les politiques) parce que les rencontres bicommunautaires lui semblent contraires à sa raison d’être : l’impossibilité pour des Chypriotes turcs et grecs de vivre ensemble. Le gouvernement chypriote grec n’est pas plus enthousiaste, car pour lui, rencontrer quelqu’un qui vient de la RTCN, c’est déjà, en quelque sorte, la reconnaître. On peut citer le cas, on l’espère exceptionnel, de Ahmed Cavit An, un pédiatre membre d’un des mouvements pour le rapprochement qui fit appel à la Cour Européenne des Droits de l’Homme, pour s’être vu refuser 107 fois le droit de sortir de la RTCN ! Rauf Denktaş a même interdit à certains syndicalistes de prendre un avion pour une réunion à l’étranger.

En fait, rencontrer quelqu’un d’en face et lui parler, en dehors des canaux officiels, c’est déjà être un traître et subir l’ostracisme ou des difficultés administratives et cela suffit à inquiéter les participants ou à les faire hésiter. On a dans les années 90 d’un côté le « Rumcu » qui est un traître trop proche des Grecs et de l’autre le « Néochypriote », terme péjoratif utilisé pour désigner un traître qui renie ses origines grecques314. Neşe Yaşın explique bien le dilemme :

« Vivre dans un pays de conflit ethnique signifie que vous devez obéir à certaines règles caractérisées par le fait de prendre parti dans le conflit. Le conflit vous dicte de penser en termes de catégories. Vous-mêmes, vous êtes dans une certaine catégorie et ce qu’on attend de vous, c’est d’agir dans les

314 MAVRATSAS Caesar, Politics, Social Memory, and Identity in Greek Cyprus since 1974, http://www.cyprus-conflict.net/mavratsas.html

limites de cette catégorie. En fait… vous n’avez pas le choix. Votre catégorie est déterminée par votre naissance et vous devez agir et prendre parti en accord avec la catégorie où l'on vous a mis. Quand on vous a intégré à votre identité… on vous a appris que l’autre a moins de valeur et qu’il est votre ennemi historique… Certains écrivains et poètes à Chypre ont parlé du choix des « deux » au lieu de l’un ou l’autre. Mais comme « deux » inclut aussi l’ennemi, les supporters du statu quo les ont appelés agents de l’ennemi.315 »

Neşe Yaşın est particulièrement bien placée pour témoigner de ces difficultés.

De 1985 à 1997, en raison de ses écrits, parce qu’elle avait des contacts avec des Chypriotes grecs et parce qu’elle avait défendu un objecteur de conscience, elle n’a pu enseigner qu’une année dans un collège de Lapta/Lapithos. Elle a dû pour survivre faire une multitude de petits travaux et quand elle s’est engagée avec Sevgül Uludağ dans le groupe Women for Peace, elles ont été toutes les deux ostracisées, se voyant refuser le travail (le mari de S. Uludağ également). En 1997, elle décide de vivre dans la République de Chypre, où elle est engagée un an plus tard comme enseignante à l’Université. Quand elle publie en 2002, la nouvelle The Secret Story of Sad Girls, une campagne de presse est lancée la traitant de prostituée et l’accusant d’encourager les relations sexuelles entre les Chypriotes turcs et grecs. Même Rauf Denktaş y prend part316.

Mehmet Yaşın a également rencontré des difficultés : il a dédié son premier recueil, en 1984, Sevgilim Ölü Asker [Soldat mort mon amour] « à toutes les victimes des morts de Chypre ». Primé, l’ouvrage est interdit en 1986 par la Turquie et Yaşın ne peut y retourner qu’en 1993. Dans ce contexte, les hésitations des personnes interrogées sont aisément compréhensibles. Elles craignent que leurs paroles ne soient utilisées contre leur communauté. Le contrôle est toujours fort dans un milieu somme toute réduit, où l’on connaît les options politiques des cafés, des journaux, où l’achat d’un journal particulier constitue déjà une action politique.

315YASIN Neşe, The choice for both, 31-mars-2 avril 1998, World conference on culture, http://www.klys.se/worldconference/papers/Neshe_Yaşın.htm. Cf. Annexes p.81.

316 YASIN Neşe, Secret History of Sad Girls, 2002, İletisim Publications, Istanbul.

Ce qui fut condamné par l’Union des Journalistes chypriotes et la Fédération européenne des Journalistes, http://protectionline.org/2007/11/16/Neşe-Yaşın-threats/

Ceci entraîne aussi de grandes précautions dans le choix des mots. Le régime de Rauf Denktaş est suspecté de placer des espions dans chaque rassemblement.

Faute d’autorisations de « sortie », des groupes bicommunautaires travaillent plusieurs mois séparément avant de se retrouver. Les rencontres à Chypre ont donc lieu le plus souvent en zone-tampon, soit au Ledra Palace à Nicosie, ou à Pyla, le seul village mixte situé dans la « zone morte », donc sous la surveillance de l’UNFICYP. Les groupes militants se rencontrent également à l’étranger, souvent à Londres où se retrouvent les immigrés et étudiants chypriotes parmi lesquels la statistique britannique ne distingue pas entre Chypriotes grecs ou turcs. Ainsi l’un des premiers événements bicommunautaires a-t-il eu lieu à Islington, un district nord du Grand Londres où les migrants chypriotes sont relativement nombreux. D’autres rencontres ont lieu en Israël, le plus grand nombre dans les Universités américaines.

De plus l’invitation étrangère évite d’avoir à obtenir une autorisation de passage de la Ligne Verte !

La question des fonds nécessaires aux voyages ou aux recherches suit les mêmes canaux : pas d’argent dans la RTCN pour des travaux bicommunautaires, mais impossible d’accepter de l’argent qui vienne de Chypre, il faut donc, si c’est le cas le faire transiter comme les lettres par une banque extérieure et le compte d’un ami non grec ; les financements universitaires sont assurés par les universités étrangères ou, dans le cas des États-Unis, par la commission Fulbright qui depuis 1946, subventionne des étudiants ou des chercheurs compétitifs pour promouvoir les échanges culturels, la paix… et les intérêts américains. Dans une Chypre coupée en deux, le rôle de ces agents extérieurs pour obtenir des autorisations et de l’argent est essentiel, mais évidemment ce sont eux qui choisissent les participants, les étudiants, les enseignants et orientent les sujets de recherche en vertu de leurs intérêts.

Les témoignages de chercheurs sont nombreux : en 2000, Maria Hadjipavlou doit faire comprendre aux Nations Unies (United Nations for project Services), qui subventionnent son projet de recherches bicommunautaires sur les représentations des origines du conflit sans les deux communautés, qu’il faut financer des Chypriotes turcs ne pouvant donner ni leurs noms, ni leur titre ou fonction317. En juillet 1999,

317 HADJIPAVLOU Maria, Root causes of conflict, challenges at the micro level and implications in post conflict Cyprus, www.havenscenter.org/files/hadjipavlou2.pdf

Yiannis Papadakis318 a participé à une rencontre d’universitaires chypriotes qui n’ayant pas été autorisée à Chypre, s’est tenue à Tel-Aviv, les uns voyageant avec un passeport chypriote, les autres avec un passeport turc, chacun payant son billet avant de profiter des fonds de la bourse Fulbright en Israël où ils ont été inscrits à l’hôtel comme citoyens américains. L’ambassadeur de Chypre en Israël demande à les rencontrer, mais en privé. Les projets sont difficiles à accepter, car ils peuvent être associés à la reconnaissance d’un « pseudo-Etat » ou d’un Etat contesté.

Néanmoins malgré ces obstacles les rencontres se multiplient. Ainsi le professeur L. Dobb de l’Université de Yale a pu organiser plusieurs « ateliers » bicommunautaires dans les années 1980, en 1984 le Professeur H. Kelman et plusieurs autres chercheurs sciences sociales ont pu réunir un atelier sur les méthodes interactives pour résoudre les conflits bicommunautaires grâce au sponsoring du Middle Eastern Affairs of Washington. En 1985, l’Université de Cambridge instaure également des ateliers d’été bicommunutaires à propos de la question chypriote.

Au cours de l’été 1989 le British Friends of Cyprus Committee organise des séries de rencontres au Ledra Palace entre enseignants des deux communautés. La même année, l’Institut allemand d’Éducation à la démocratie et à l’environnement invite 20 Chypriotes grecs et turcs pendant quatre jours à Berlin pour des échanges sur la situation politique, les contacts bicommunautaires et leur rôle de citoyen. Une série de rencontres suit, au Ledra Palace, qui entraîne en 1990 la création du mouvement The Citizens Joint Movement for a Federal and Democratic Cyprus qui indique dans son texte fondateur créer un mouvement citoyen pour lequel le dialogue entre communautés est un choix et une action politique indépendante de tous les partis. Le mouvement s’est arrêté l’année suivante quand la RTCN n’a plus accordé d’autorisations de sortie à ses ressortissants.

Une autre contribution financière et scientifique est menée par le professeur Ron Fischer de l’Institut Canadien pour la Paix internationale et la Sécurité entre 1988 et 1993. Il joue un rôle essentiel dans l’aide apportée aux étudiants et chercheurs désireux d’étudier les problèmes bicommunautaires. En 1994, une rencontre de trois jours a lieu à Harvard dans des conditions analogues aux précédentes. Après 1993, le nombre d’ateliers et de rencontres augmente nettement

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profitant de l’aide de la bourse Fullbright, de celle de l’UNFICYP, de l’US Agency for International Development.

Les participants à ces ateliers, entre 10 et 20, sont, quand les rencontres ont lieu au Ledra Palace, des personnes originaires de tous les milieux à qui l'on promet l’anonymat total. Le rôle de ces ateliers est de mettre ensemble des personnes qui ne se seraient jamais vues auparavant, de leur apprendre à connaître l’autre, à déconstruire leurs propres stéréotypes et à prendre en considération ceux des Autres, apprendre à connaître la douleur de l’Autre, bref découvrir qu’il est simplement un être humain. Mais… dès qu’il y a un renouveau de tension dans les négociations bicommunautaires, Denktaş réagit en bloquant les participants chypriotes turcs, des deux côtés les nationalistes se méfient de ces rencontres où l’on apprend à trahir sa patrie319.

La Révolution d’Internet

Le rôle des nouvelles technologies dans les régions de conflit peut être double, faciliter la communication entre des individus, groupes ou forces opposées pour les rapprocher ou, au contraire, renforcer les conflits en permettant l’expression de la violence la plus crue. L’ordinateur et son maniement, Internet compris, ont été introduits à Chypre par les pacifistes étrangers entraînés spécialement aux programmes de communication, avec l’aide de la Commission Fulbright, lors d’ateliers communautaires qui se réunissaient au Ledra Palace. L’un des plus anciens de ces ateliers, Georges Sophocleous, un Chypriote grec ayant étudié en Allemagne et aux États-Unis, est l’un des fondateurs du Technologie for Peace (Tech4Peace), l’un des 15 projets mis en œuvre en 1995 par le Cyprus Conflict Resolution Trainers Group, comprenant autant de Chypriotes grecs que turcs. Il s’agit de rendre aux Chypriotes le droit fondamental de communiquer, en organisant en 1996-1998 une série de séances d’initiation. En 1998, avec USAID, peuvent être créés deux cyber cafés pour la paix des deux côtés de la Ligne, accessibles gratuitement. L’ensemble

319 HADJIPAVLOU-TRIGEORGIS Maria, “Different relationship to the Land : personal narratives, political implications and future possibilities in Cypreus”, in CALOTYCHOS Vangelis, op.cit., pp. 251 – 276.

joue un rôle intéressant lors de la fermeture des points de passage en 1997. Les sites consacrés aux efforts de rapprochement se sont multipliés320.

Le déroulement linéaire des négociations officielles laisse penser que ces efforts ont été vains, néanmoins ils ont réussi à jeter « des graines » pour la décennie suivante…