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I. 1974-1983 : radicalisation institutionnelle et communautaire, mais naissance du « chypriotisme »

I.2. Le fossé s’approfondit

II.1.3 La litanie des rencontres

II.1.3 La litanie des rencontres

Si vingt années se passent sans grands résultats, ce n’est pas faute de discussions. L’ordinaire veut que chaque réunion au sommet soit préparée par des séries de rencontres de plusieurs jours entre représentants des parties prenantes, que chacune des parties fasse porter à l’autre la responsabilité de l’échec de chacun des sommets, et que chaque Secrétaire général explique dans son rapport semestriel le non-progrès des négociations, mais le léger espoir qu’il a encore de les voir progresser.

Chacune des parties d’ailleurs se déclare toujours prête à négocier à la veille de l’une des réunions au sommet. Quant aux désaccords, ils portent la plupart du temps sur l’un ou l’autre des points que j’ai indiqués dans le paragraphe précédent et qui sont, pour chacun, des sortes de lignes rouges à ne pas franchir. Les Secrétaires généraux alternent les projets globaux et les mesures « de confiance » sur des points précis sans plus de succès273. Personne ne semblant prêt à reculer sur quoi que ce soit ou presque pour ne pas passer pour un traître aux yeux de son opinion publique, la situation reste bloquée. Il faut avouer que les négociateurs appartiennent tous à la même génération, née dans les années 1920, ont déjà un vécu bien ancré dans l’histoire des affrontements communautaires et connaissent parfaitement les lignes rouges de l’autre.

Après la déclaration unilatérale de Denktaş créant la RTCN à la fin de 1983, S. Kyprianou présente au Secrétaire général de l’ONU son propre cadre de règlement global qui est refusé par Rauf Denktaş. En mars 1984, Javier Perez de Cuellar propose alors de reprendre les négociations en s’en tenant à des mesures réduites

« de bonne volonté » comme le transfert de Varosha à l’ONU en attendant son retour aux Chypriotes grecs, mais la tentative échoue, car Denktaş qui est en train de préparer une constitution pour son État et son vote par référendum, ne veut pas discuter si la RTCN n’est pas d’abord reconnue comme légale et égale à la République de Chypre (qui n’est pas prête à accepter cette exigence). Les

273 G.D. CAMP, “Island Impasse: Peacemaking on Cyprus, 1980-1994”, in V CALOTYCHOS, Cyprus and its people, Nation, identity, and experience in an Unimaginable community, op.cit., p.

135-158.

négociations n’ont donc pas lieu et Chypre riposte par l’obtention de la résolution 550/1984 qui condamne la création d’un État sécessionniste, sa reconnaissance par la Turquie et le projet de colonisation de Varosha par les Chypriotes turcs ; fort significativement, les États-Unis s’abstiennent lors du vote.

Courageusement, Javier Perez de Cuellar reprend ses tentatives : il rencontre les deux parties à Vienne en août 1984 pour définir des « points de travail », le mois suivant Kyprianou et Denktaş participent avec lui à New York à des « discussions de proximité », 3 semaines sans résultat… Deux nouvelles séries de rencontres occupent deux semaines du mois d’octobre, trois autres en novembre et décembre. Perez de Cuellar pense alors pouvoir tenir une réunion de haut niveau avec les présidents des deux gouvernements le 17 janvier 1985 à New York, le président Reagan avait demandé au Président turc Evren de faire pression sur Rauf Denktaş, mais dans le contexte international, Reagan ne peut courir le risque de mécontenter la Turquie et les pressions sont légères. Chypriotes grecs et turcs ne comprennent pas la réunion de façon identique : les uns attendent des points d’accord, les autres des points de travail pour un accord ; sont en jeu la définition des zones qui pourraient revenir à la République, la limitation de la présence de troupes étrangères, la possibilité d’un retour des réfugiés… Le secrétaire général propose donc une nouvelle réunion au sommet en février, ce que Denktaş refuse274.

De nouvelles discussions sur des points techniques ont lieu à Genève et à Londres à l’automne et dans l’hiver 1985-1986 ; à la fin de trois séries de rencontres, le Secrétaire général peut rédiger un « avant- projet-cadre d’accord » qu’il soumet aux deux parties en mars 1986, chacune soumet ses remarques sur le retrait des troupes étrangères, les libertés pour tous les Chypriotes de propriété, de mouvement et d’installation et les garanties internationales de sécurité. Les Chypriotes grecs demandent une conférence internationale sur ce dernier point, la partie chypriote turque refuse. Grèce et Turquie sont au bord de la guerre une fois de plus, tout s’arrête. Le Président Vassiliou reprend l’initiative, en proposant une rencontre à Denktaş… qui n’a pas le temps, dit-il. C’est dans l’année 1988 que Vassiliou formule sa théorie des trois libertés indispensables : voyage, installation et propriété,

274 Les sites des ministères des Affaires étrangères de Chypre et de la RTCN offrent chacun leur présentation des négociations ce qui permet de mesurer la distance qui sépare les deux visions de l’avenir.

qui sont refusées par Denktaş, comme c’était à prévoir, une nouvelle rencontre entre les deux hommes en décembre 1988 n’a pas plus de résultats que les précédentes, pas plus qu’une rencontre à New York entre eux et le Secrétaire général de l’ONU en juin 1989.

En juillet 1989, Javier Perez de Cuellar propose un « ensemble d’idées » (qui deviendra le « set of ideas » de Boutros Boutros Ghali) qui lance une nouvelle phase de discussions jusqu’en 1 994. Les idées n’ont pas de succès auprès des deux parties, mais le Secrétaire général parvient néanmoins à organiser à New York, les 26 février et 2 mars 1990, deux rencontres au sommet entre G. Vassiliou et R. Denktaş qui, dès le début, demande à ce qu’on ne parle plus de « communauté », mais de « peuple ».

C’est à nouveau l’impasse. Javier Perez de Cuellar jette l’éponge en s’en remettant au conseil de sécurité qui, une fois de plus par la décision 649/1990, rappelle aux deux parties les engagements précédents, s’entendre sur une République bicommunautaire, souveraine, non alignée, sans possibilité de sécession ou de partition. Georges Bush et Michail Gorbachev tentent de s’accorder sur la question de Chypre, l’Union européenne intervient, le Parlement européen tente une démarche auprès de la Turquie… Mais… tandis que Chypre fait avancer son dossier de demande d’adhésion à l’UE, le président turc effectue une visite officielle en RTCN au moment de l’anniversaire de sa proclamation, supprime tout obstacle à l’entrée en Turquie des Chypriotes turcs et proclame l’union douanière entre la Turquie et la RTCN. Rauf Denktaş continue à parler de « peuples » et non de communautés et persiste à demander en préliminaire à tout accord la reconnaissance de la RTCN. Le Président chypriote, lui, continue sa stratégie internationale en présentant son cas auprès du CSCE (Conseil pour la sécurité et la coopération en Europe) insistant sur le fait que son pays est le seul en Europe occupé par une armée étrangère, soumis à une politique de colonisation et privé des libertés élémentaires de mouvement et de propriété. Le Secrétaire Général insiste auprès des Européens sur leurs responsabilités dans la solution du problème chypriote.

Avec la question de l’entrée future de Chypre dans l’UE, l’ONU cherche à

« renvoyer » la question insoluble à l’Europe, Chypre également compte sur elle, c’est un nouvel acteur extérieur dans les discussions.

En réalité, l’année 1991 voit l’escalade dans la guerre du Golfe et certains espèrent ou souhaitent que l’ONU fasse preuve d’autant de volonté pour faire

appliquer ses résolutions à Chypre qu’au Koweït… ce qui n’est pas le cas. À l’époque, les Chypriotes grecs déclarent ne pas avoir de pétrole (d’ici peu ils vont avoir du gaz…). De nouvelles rencontres de travail restent sans résultats.

Georges Bush, en visite en Grèce en juillet 1991, annonce la volonté des États-Unis de trouver une solution au conflit avant la fin de l’année, il obtient l’accord de la Grèce et de la Turquie pour une future rencontre au sommet, mais, en septembre, le Premier ministre turc trouve que les travaux préparatoires ne sont pas assez avancés : pas de conférence. De nouveaux contacts échouent en raison du droit à la sécession et à l’autodétermination demandé par Denktaş. En décembre 1991, Perez de Cuellar dans son dernier rapport d’activité exprime sa déception face au peu de progrès réalisé malgré ses efforts permanents depuis 1975.

C’est alors que le nouveau Secrétaire Général, Boutros Boutros Ghali, reprenant les travaux de son prédécesseur propose, avec l’accord de l’ONU assure-t-il, le « set of ideas » et réunit à New York séparément et ensemble Vassiliou et Denktaş ; là aussi, c’est l’échec même si ce texte reste une base de discussions pour l’avenir. Après de nouvelles séries de discussions, en oct.-nov. 1 992, en mars et en novembre 1993 à New York, Boutros Boutros Ghali parvient à établir un texte en 18 pages qui présente en trois colonnes les positions des uns et des autres et les propositions de l’ONU. Il invite en signe de bonne volonté au retrait d’une partie des troupes étrangères et à une liberté partielle de circulation entre les deux parties de l’île. Mais son rapport d’activité rendu à l’Assemblée générale de l’ONU à la fin de 1994 avoue encore un échec.

Les années suivantes se déroulent selon le même schéma de réunions préparatoires en plusieurs tours et d’échecs. En 2000, un quatrième tour de négociations se termine à New York en octobre par le rejet par les deux parties des propositions du Secrétaire Général : pas de confédération pour l’un, pas de liberté de circulation et d’établissement pour l’autre, rien de nouveau. Un cinquième tour la même année échoue encore à Genève.

Dans une longue lettre-déclaration parue dans la Stampa du 2 août 2000, Ismaïl Cem, alors ministre turc des Affaires étrangères, rappelle que les Grecs par le coup d’État contre Makarios de juillet 1974 sont responsables de l’intervention de la Turquie qui ne fut pas une conquête, mais une libération après les souffrances des

Chypriotes turcs dans les années 1963-74, que la solution ne peut venir que d’une Confédération sur la base territoriale du statu quo et approuvée par les deux parties par référendum ; il n’est pas question pour lui d’accepter l’ingérence de l’ONU et une adhésion de Chypre à l’UE serait considérée comme une enosis275. 25 ans de négociations n’ont donc rien changé ; le texte pourrait avoir été écrit par Denktaş lui-même et ne peut que l’encourager à ne rien céder.