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Le passage du millet à la « nation » : le choc de l’indépendance grecque

I. 1974-1983 : radicalisation institutionnelle et communautaire, mais naissance du « chypriotisme »

I.1. Un héritage déterminant : le poids du passé

I.1.2. Le passage du millet à la « nation » : le choc de l’indépendance grecque

étrangers). Kinneir, en 1814, évoque deux communautés de 35 000 âmes chacune.

Turner39, l’année suivante, estime la population de l’île à 60 000 habitants dont 40 000 seraient Grecs. Dans son Histoire de la Révolution grecque, Tricoupis estime la population de Chypre à 100 000 habitants parmi lesquels 20 000 Turcs. Ces chiffres constituent autant d’estimations hypothétiques et Sir Harry Luke en arrive à considérer, avec réserve, que la population turque n’a jamais dépassé la population chrétienne de l’île. Le recensement ottoman de 1841 confirme cette assertion, chiffrant la population musulmane de l’île à 29 %, de même qu’un rapport transmis par le Vice-Consul britannique à Chypre en date du 15 avril 186740 qui estime la population chypriote à 200 000 âmes dont plus des trois quarts pratiquent la religion orthodoxe. Il reste que la question de l’équilibre démographique entre les deux communautés constitue un facteur d’inquiétude mutuelle. Ainsi, en mars 1878, la communauté chypriote grecque s’agite face à la perspective d’installation sur ordre de la Porte de quelque 600 musulmans circassiens41.

I.1.2. Le passage du millet à la « nation » : le choc de l’indépendance grecque

Avec les mouvements révolutionnaires en Grèce à partir de 1821, la population orthodoxe de Chypre connaît une crise capitale, car les membres de cette communauté apparaissent désormais aux yeux des sultans comme des sujets suspects de trahison. Nous pouvons constater que cette idée toujours répandue dans les médias turcs contemporains, et elle marque le premier passage de « Rum » à

« Grec ». La population chypriote orthodoxe reste, par intérêt, à l’écart des premiers mouvements et les tentatives de soulèvement sont peu suivies. La proximité de l’île avec les côtes turques et la bonne position de la communauté expliquent sans doute cet attentisme. Les insurrections dans le Péloponnèse et en Moldavie incitent cependant le gouvernement ottoman à adopter des mesures préventives dans les régions de concentration orthodoxe grecque où les mouvements insurrectionnels ne se sont pas encore manifestés. C’est alors l’occasion de réaffirmer l’autorité de la

39 Turner et Kinneir sont deux géographes ayant effectué des séjours à Chypre.

40 Ibid. p. 216.

41 Ibid. p. 258.

Porte sur une île où les prélats orthodoxes maintiennent depuis cinquante ans leur suprématie, et de répondre au mécontentement croissant de la population musulmane locale. Le nouveau gouverneur, Küçük Mehmet, installé depuis 1820 et décidé à briser l’influence des prélats chypriotes, applique avec zèle le firman impérial ordonnant le désarmement des populations rums et il fait intervenir des janissaires et des bandes de mercenaires pour les terroriser. La réaction des Chypriotes rums, loin de la révolte, consiste à se plier au désarmement, en réaffirmant, par la voix de l’archevêque Kyprianos42, son allégeance au Sultan et à son gouvernement.

Louis Lacroix souligne, dans son récit43, le pacifisme de la communauté grecque

« qui [désire] seulement vivre en paix, et en réalité rendre les rênes du pouvoir ».

Cependant, même si ses ouailles ne participent pas au soulèvement en Grèce, Kyprianos, en contact avec l’Hétairie, apporte un soutien financier à la révolte en même temps qu’il initie les autres chefs ecclésiaux et civils de la communauté. Ces contacts et la saisie de quelques écrits d’Ypsilantis (un des chefs phanariotes de l’insurrection de 1821), permettent à Küçük Mehmet de convaincre le Grand vizir de prendre des mesures exemplaires de répression. Il dénonce 486 Grecs comme responsables des troubles, parmi lesquels l’archevêque Kyprianos et les trois métropolites.

En mai 1821, alors que des bandes d’Arabes et de Bédouins venus de l’Anti-Liban sèment la terreur, le Sultan fait débarquer à Chypre, à la demande du gouverneur, le Pacha d’Acre, accompagné de 4 000 mercenaires appâtés par la perspective de se servir sur les biens grecs et il laisse Küçük Mehmet libre d’appliquer sa politique de répression. Ce dernier joue le pourrissement de la situation avant de faire exécuter les 486 proscrits. Le 9 juillet 1821, Kyprianos et les trois autres évêques de Chypre sont mis à mort au sérail. La nouvelle de ces assassinats sonne le signal d’un massacre général plongeant l’île dans la terreur pour six mois. Les biens des Rums sont confisqués, pillés, les paysans se réfugient dans les forêts et les notables, quand ils ont échappé au massacre, fuient l’île sous la

42 Une lettre de soumission, assortie d'un don gracieux de 100 000 piastres est transmise à Küçük Mehmet, qui se garde d'y faire référence dans sa correspondance au sultan.

43 Ibid. p. 130 et 131.

protection du corps consulaire44 ou à bord de bâtiments de la flotte révolutionnaire grecque.

1821 constitue donc pour les communautés de l’île, une rupture. La coexistence jusqu’alors pacifique, avec parfois même des luttes communes, laisse la place à la méfiance et aux rancœurs. La communauté orthodoxe perd toute représentation politique et son pouvoir économique se trouve sérieusement entamé.

C’est la fin de l’ascendance politique des prélats chypriotes et le départ d’une grande partie de l’élite économique de l’île qui change de disposition à l’égard du gouvernement ottoman, alors que ce dernier adopte des mesures administratives punitives à son encontre. Les consuls français à Chypre dans les années 1820 et 1830 signalent tous une forte émigration des « Grecs » (avec ce mot) vers les côtes anatoliennes, la Syrie ou Marseille. Le phénomène semble massif puisqu’on observe une baisse de 10 à 25 000 habitants dans la population de Chypre dans la seconde moitié du XIXe siècle45. Ce mouvement est alors attribué à une fuite devant la répression. Le consul Méchain considère cependant que ces départs sont liés à une mauvaise administration, aux tortures infligées pour extorquer des droits de douane, aux pendaisons, et aux spoliations… qu’il attribue aux agents subalternes de perception qui sont Grecs ou Grecs renégats. Au même moment (1831) le Sultan précise au nouveau responsable envoyé dans l’île qu’il a appris que les musulmans payaient autrefois 1/3 des impôts et les non-musulmans, le reste et que ce rapport était passé à 1/5 et même 1/8 pour les musulmans, ce qui expliquerait le mécontentement et la fuite des non-musulmans.

Les évènements de juillet 1821 entraînent un changement du statut administratif de Chypre. Le 22 juillet 1825, le Kapudan Pacha remplace Küçük Mehmet, supprime l’administration des muhassils, et rétablit l’autorité des pachas. L’île perd en autonomie. La population, qui ne cesse de diminuer, est écrasée sous les impôts et taxes. L’attribution des charges de gouverneurs percevant l’impôt se faisant moyennant finances, les intéressés, une fois en poste, ne pensent qu’à rentabiliser leur charge en jouant sur la fiscalité. La taxe que doit payer l’Orthodoxe, estimée au début de l’occupation ottomane par Fra

44 Le consul français Méchain met à leur disposition un bâtiment royal.BLONDY Alain, Chypre, Presses Universitaires de France, collection que sais-je?, Paris, 1998, p. 101.

45 L’ensemble de la question est développé dans AYMES Marc,op.cit., p. 195 à 205.

Vincenzo Coronelli46, le géographe vénitien officiel de l’île, à six piastres par personne, augmente considérablement après 1821, du fait des vagues d’émigration. La situation est telle que lorsqu’en 1829, la Grèce accède à l’indépendance, nombreux sont les Chypriotes orthodoxes à réclamer la citoyenneté hellénique dans l’espoir de se soustraire au statut de raya. En 1831, devant le nombre de cas, les autorités ottomanes prennent un décret obligeant les intéressés à abandonner la nationalité grecque s’ils veulent vivre en territoire ottoman. Une adresse des sujets orthodoxes de Chypre au consul de Russie, qui représente à l’époque leurs intérêts dans l’île, atteste le

3 décembre 183147 des mauvais traitements et brimades infligés à leur

communauté par les gouverneurs de l’île. Le consul britannique Vondiziano

souligne, quant à lui, dans un rapport de décembre 183148, les risques d’un tel

comportement qui nuit finalement à l’autorité ottomane sur l’île. Mais les méfiances naissantes à l’égard de la communauté grecque ne cessent de se renforcer au fur et à mesure de l’affirmation de l’État grec et de son extension.

Les Chypriotes grecs adoptent une position neutre et reconnaissent l’autorité du Sultan, tout en rêvant, pour certains d’entre eux, d’un rattachement à la Grèce

indépendante. Cette idée, l’Enosis, est lancée dès 1821 par un Comité Chypriote

formé à Marseille autour de l’archimandrite Theseus, neveu de l’archevêque Kyprianos. Soutenu par des philhellènes anglais, il intervient dans l’île et initie

les chefs de la communauté grecque à la Grande Idée49. Son action ne rencontre

pas un grand succès en raison de la répression de 1821 et de la situation géographique de l’île, mais l’idée couve et mûrit dans les esprits. De leur côté, les patriotes grecs n’abandonnent pas leurs frères chypriotes. Jean Capodistria, alors Gouverneur de la Grèce toute nouvelle, rappelle dans une correspondance au Foreign Office en octobre 1827 :

46 Ibid. p. 19.

47 Ibid. p. 166 et 167.

48 Ibid. p. 169.

49 Grande Idée : le terme n’est employé qu’en 1844 par le Premier ministre grec Colettis, mais l’idée est déjà là. C’est le rêve de la réunion dans le jeune État grec de tous les territoires de « population grecque » ou historiquement grecs.

« Les limites de la Grèce sont tracées depuis quatre siècles par des droits que ni le temps ni les malheurs de tout genre, ni la conquête, n’ont jamais pu prescrire. Elles le sont depuis 1821 par le sang versé dans les massacres de Cydonie, de Chypre, de Chios, de Candie, de Psara, de Messolonghi, et dans les nombreux combats sur terre et sur mer dont s’honore cette Brave Nation50. »

Suivant le développement des nationalismes dans le reste de l’Empire ottoman, voyant s’agrandir progressivement le Royaume de Grèce dont il partage la religion et la langue, le millet chypriote orthodoxe, de religieux, devient de plus en plus

« national », grec et non plus rum.

À partir des années 1830, Chypre bénéficie toutefois des réformes entreprises par Mahmud II puis par son fils. Ces mesures veulent supprimer certains abus, apaiser les communautés, tout en définissant précisément leur participation au pouvoir. En 1837, un décret impérial fixe officiellement la contribution fiscale annuelle de Chypre51 et remédie ainsi à la taxation abusive opérée par les gouverneurs, mais l’affermage des impôts, aboli en 1839, est réintroduit en 1841. Sa nouvelle suppression, prévue par le rescrit impérial de 1856, n’est pas appliquée, en raison de l’agitation grecque consécutive à la guerre de Crimée, qui a semé un trouble passager entre les communautés de l’île52. Avec la promulgation du rescrit impérial de Gülhane, le gouverneur, désormais nommé par l’administration sultanienne (fin de la vente des offices), est rémunéré par une solde fixe de 120 000 piastres annuelles, il est assisté d’un Divan, conseil de 8 membres représentant les différentes communautés de l’île53. La charte impériale du

50CAPODISTRIAS J., Correspondance du comte Jean Capodistrias, président de la Grèce, Paris, 1839, lettre de Paris en date du 3 octobre 1827, citée dans BLONDY Alain, Chypre, op.cit.,, p. 103 et 104.

51 Ibid. p. 172. Sir Harry Luke cite HACKETT J., A History of the orthodox Church of Cyprus, Haldon, London, 1901.

52 Le conflit russo-turc en Crimée en 1854, allume chez les souverains grecs une flamme patriotique, les menant à soutenir ouvertement des groupes d'agitateurs armés le long des frontières gréco-turques. Un pamphlet dont on présume l'origine chypriote circule, suscitant l'inquiétude de l'administration ottomane et des Turcs de Chypre. Après consultation des représentants des communautés grecque et turque, il est finalement décidé que les pamphlets circulant à Chypre soient collectés par l'intermédiaire de l'archevêque.

53 Le Divan est à l'origine composé de quatre officiels turcs, l'archevêque et le doyen de la communauté grecque, ainsi que des représentants des communautés maronite et arménienne

18 février 1856 marque une avancée considérable en matière de liberté communale et individuelle des Chrétiens de l’île et les chefs religieux orthodoxes sont à nouveau reconnus en tant qu’ethnarques. Au sein du Divan, l’archevêque de Nicosie est désormais accompagné de trois membres élus de la communauté grecque. Les évêques ont par ailleurs le droit de siéger dans les conseils des villes de Chypre, et sont seuls compétents pour traiter des affaires d’héritage concernant la communauté chrétienne. Au plan juridique, les tribunaux sont désormais composés de juges turcs et grecs, et les témoignages de chrétiens sont admis dans les litiges civils contre les Turcs. En pratique, les réformes, tandis qu’elles proclament l’égalité des droits entre les sujets de différentes religions, établissent en même temps des institutions au sein desquelles les différents millets sont soigneusement distingués, comptabilisés et représentés bientôt en proportion de leur nombre. C’est l’apogée du communautarisme ottoman.

Cependant, ces réformes ne parviennent pas à sortir l’île d’un marasme endémique dû aux invasions régulières de sauterelles et à la politique incompétente de certains gouverneurs. En 1859, la population rum de l’île, pour l’informer de la misère de sa condition, rédige une adresse à Abdül-Medjid qui doit se rendre à Chypre54. Les griefs formulés font pratiquement tous référence aux fléaux agricoles, à la perception d’impôts trop lourds et au comportement injuste de l’envoyé de la Porte chargé de percevoir les arriérés d’impôts. Au cours des années 1860, l’île change à plusieurs reprises de statut, mais l’administration ne s’améliore pas. En octobre 1861, le vice-consul britannique souligne dans une correspondance 55 l’incompétence du gouverneur Hairullah Pacha, qui mécontente les deux communautés et nuit aux intérêts de certains sujets britanniques. 15 avril 186756, un rapport consulaire britannique souligne encore la persistance d’une inégalité de statut envers la communauté grecque, mal représentée au sein des institutions judiciaires.

Les Chypriotes grecs rencontrent les plus grandes difficultés dans les litiges qui les opposent aux Turcs, le témoignage de chrétiens n’étant toujours pas autorisé, malgré les dispositions du Hatt-i Humayun (rescrit impérial de 1856 qui établit l’égalité en droits en des millets).

54 Ibid. p. 204 à 208.

55 Ibid. p. 208 et 209.

56 Ibid. p. 216 à 225.

Devant cette administration dont les défaillances mécontentent toutes les communautés, le passage de l’île sous administration britannique en 1878 ne peut qu’être bien accueilli par la communauté grecque. Le 12 juillet 1878, alors que l’amiral Lord John Hay prend ses fonctions dans l’île inaugurant la période

« britannique » de Chypre, l’Ethnarque Sophronios II, qui l’accueille, lui témoigne l’espoir de sa communauté en déclarant au représentant de la couronne britannique :

« Nous acceptons ce changement de gouvernement avec d’autant plus de joie que nous croyons que la Grande-Bretagne aidera Chypre, comme autrefois les îles Ioniennes à s’unir à la mère patrie, la Grèce57. »

I.1.3. La période britannique : Jouer des communautés l’une contre