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Les « communautés » : l’héritage des millets ottomans

I. 1974-1983 : radicalisation institutionnelle et communautaire, mais naissance du « chypriotisme »

I.1. Un héritage déterminant : le poids du passé

I.1.1 Les « communautés » : l’héritage des millets ottomans

I. 1974-1983 : radicalisation institutionnelle et communautaire, mais naissance du « chypriotisme »

Cette première partie est dominée par deux évènements significatifs que sont les débarquements de l’armée turque à Chypre et l’occupation par cette dernière d’un tiers du territoire, en juillet et août 1974, et la proclamation unilatérale de la République Turque de Chypre Nord (RTCN) en 1983. Ces chocs, le traumatisme provoqué par les évènements de 1974 et ses conséquences immédiates – le déracinement du tiers de la population de l’île et la fermeture des communications entre le Nord et le Sud –, provoquent, une radicalisation des positions communautaires chypriotes tant grecques que turques. Ces évènements laissent des cicatrices encore bien présentes et génèrent des difficultés qui, parfois, paraissent insolubles.

Néanmoins, 1974 n’est pas l’origine unique ou première de cette division et de cette radicalisation. Comme le fait remarquer Pierre Blanc24 « la séparation des deux communautés insulaires en 1974 est le résultat d’un lent processus, entamé avant même que Chypre n’obtienne son indépendance en 1960 ». Ce lent processus a été marqué par quelques étapes fondamentales que nous allons rappeler brièvement ici, simplement pour signaler le poids du passé, réel, imaginaire, reconstruit et/ou enseigné, dans ces divergences.

I.1. Un héritage déterminant : le poids du passé

I.1.1 Les « communautés » : l’héritage des millets ottomans

L’emploi institutionnalisé du terme millet remonte au XIXe siècle, mais la pratique est beaucoup plus ancienne. En effet dès le XVe siècle, avec la conquête de la Roumélie, les sultans ont dû trouver un moyen de gérer un territoire où les non-musulmans étaient numériquement supérieurs aux fidèles de l’Islam25. Les

24BLANC Pierre, La déchirure chypriote, Géopolitique d'une île divisée, éditions l'Harmattan, collection Histoire et Perspectives Méditerranéennes, Paris, 2000, p. 15.

25 BRAUDE Benjamin, LEWIS Bernard, Christians and Jews in the Ottoman Empire, 1982, New York and London, Holmes and Meier, en particulier, Introduction, BRAUDE Benjamin, Foundation of the millet system, CLOGG,Richard, The Greek millet in the Ottoman Empire, KONORTAS Paraskevas, op.cit.

musulmans sont donc progressivement intégrés dans l’Empire comme dhimmi,

« gens du Livre » (donc chrétiens et juifs), inférieurs parce qu’ils n’ont pas su reconnaître le message du Prophète, mais tolérés s’ils acceptent de se soumettre, de se tenir à un rang de second ordre et de payer un impôt supplémentaire. Ce fut le cas des Orthodoxes en 1453, des Arméniens en 1461 à la suite de la prise de Trébizonde, puis des Juifs à la fin du XVe siècle (même sans charte officielle, avant 1839). Au XIXe siècle progressivement, au fur et à mesure des affirmations nationales, d’autres millets sont reconnus, ils sont 15 en 1914, mais aucun ne concerne les Musulmans qui, quelle que soit leur obédience religieuse, restent compris dans une nation musulmane unique.

Cette tolérance, exceptionnelle au XVe siècle, contribue à assurer à la fois la paix intérieure dans l’Empire et le statut supérieur du musulman. Le millet est organisé par son chef religieux, le Patriarche de Constantinople pour les orthodoxes, qui est responsable du maintien de l’ordre et du respect des lois par ses fidèles, du paiement des taxes et de la tenue de registres d’état civil permettant la perception des impôts et surtout la levée des jeunes garçons chrétiens, le devşirme. Cette responsabilité entraîne des risques personnels : sur 159 patriarches pendant la durée de l’Empire ottoman, seuls 21 sont morts en fonctions d’une mort naturelle, 6 ont été tués, 27 ont abdiqué et 105 ont été contraints à l’abdication. Le Patriarche est maître de l’ensemble des affaires religieuses de son obédience et des affaires familiales entre orthodoxes ; il peut juger des procès civils entre orthodoxes, mais dès qu’un musulman est concerné, le procès relève du kadi et de la charia. Peu à peu, les communautés s’organisent à l’échelle locale, d’autant plus que le système ottoman favorise l’autonomie locale puis, au XIXe siècle, dans le cadre des réformes du Tanzimat, des assemblées laïques sont mises en place à côté de la hiérarchie religieuse pour gérer les différentes activités qui dépendent des autorités religieuses et non de l’État. L’ensemble des orthodoxes d’un village ou d’une ville peut ainsi organiser ses écoles, ses hôpitaux, ses aides sociales aux orphelins, aux pauvres, aux vieillards ou aux étudiants et intervient ainsi dans les domaines essentiels de la vie quotidienne, en percevant des impôts sur ses coreligionnaires pour assumer ses

INALCIK,Halil, “The status of the Greek Orthodox patriarch under the Ottomans”, Turcica 21-23, 1991, pp.407-436.

KARAVALTCHEV, Ventzislav, “How just was the ottoman millet

system”,http://www.academia.edu/2362427/ 15 pages, Turcica, 21-23, 1991.

charges. Dans les bourgs les plus riches, le chrétien voit donc sa communauté organiser tous les aspects importants de sa vie.

Cette tolérance n’empêche pas un statut de sujet de second ordre y compris dans la vie quotidienne : les cérémonies et pratiques religieuses non-musulmanes sont acceptées, mais à condition de ne pas heurter les musulmans, les mariages mixtes sont tolérés seulement dans le cas d’une épouse chrétienne, les conversions ne sont admises que du christianisme vers la religion musulmane (le sort réservé pour une conversion inverse est la peine de mort), le témoignage en justice d’un chrétien n’est pas reçu s’il contredit celui d’un musulman. La subordination doit s’afficher : les chrétiens n’ont pas le droit de porter des vêtements de couleur verte ni celui de monter à cheval ou de porter les armes. Ils ont interdiction de construire des édifices cultuels plus hauts ou plus riches que les mosquées ou de sonner les cloches…

Pour éviter les heurts, des quartiers confessionnels spontanés se construisent peu à peu, évitant ainsi les problèmes de préséance en cas de rencontres dans la rue, l’interdiction des regards sur les femmes, et les fêtes religieuses qui gênent l’« autre ». Des mondes distincts se créent ainsi : en dehors du marché, on vit entre soi dans son quartier, on ne s’adresse à l’« autre » qu’en cas de nécessité. Dans ce bienheureux isolement, les heurts sont quasiment absents. C’est ce temps qui constitue aujourd’hui le rêve nostalgique du temps où les communautés vivaient sans difficultés sur le même espace, en oubliant qu’elles vivaient côte à côte, mais rarement « ensemble ». Néanmoins, elles ne semblaient pas rechercher une séparation à tout prix : au XVIIe siècle, 34 % des cas présentés aux kadis impliquent un non-musulman et dans plus de la moitié des cas ce sont des affaires bicommunautaires, ce qui suppose aussi que dans 44 % des cas seuls des chrétiens étaient en jeu et qu’ils n’avaient pas hésité à recourir au kadi plutôt qu’aux moines ou popes26.

À l’intérieur du monde orthodoxe, l’Église orthodoxe chypriote acquiert une place particulière dès l’époque byzantine, qui se renforce pendant la période ottomane.

L’Église orthodoxe chypriote, malgré le petit nombre relatif de ses fidèles, est la première des 14 Églises constituant la Sainte Église Orthodoxe d’Orient à avoir été reconnue autocéphale par le Concile d’Ephèse en 431, bien avant celle de Russie en

26 JENNINGS Ronald C., op.cit. p.389.

1589 ou celle de Grèce en 185027. Sous l’Empereur Zénon (474-491), on découvre à Chypre le tombeau de Barnabé et un exemplaire de l’Évangile selon Saint Matthieu, ce qui vaut au primat de l’Église chypriote trois privilèges : signer à l’encre rouge, porter un sceptre impérial au lieu de la crosse épiscopale et porter une traîne (mandia) rouge et non violette. Ces trois privilèges appartiennent toujours à l’archevêque de l’île.

Ce facteur, respecté par les Ottomans, conditionne l’indépendance et le poids politique de l’Église de Chypre, dont les évêques acquièrent sous l’administration ottomane une autorité considérable. En effet, leur Église représente, comme ailleurs dans l’Empire, la population chrétienne, mais, reconnu par la population orthodoxe en tant que chef spirituel, politique et national, l’archevêque de Nicosie28 devient l’Ethnarque, c’est-à-dire l’interlocuteur privilégié représentant la communauté auprès de l’administration. Le terme d’Ethnarque, qui inclut une référence à l’Ethnos, ethnie, race ou nation selon les cas, indique bien que son rôle dépasse le champ de son ministère religieux. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les prélats chypriotes ne cessent de consolider leur influence, leur pouvoir allant, selon les périodes, jusqu’à dépasser celui des représentants locaux de l’administration ottomane. Un rescrit impérial de 1754 accorde à l’Archevêque de Nicosie et aux trois évêques de l’île, le statut de représentants officiels de la communauté orthodoxe chypriote, la charge de la perception des impôts ainsi que le droit de passer outre le gouverneur turc pour s’adresser à l’administration du Sultan. C’est ainsi qu’en 1783, pressés par la population aussi bien orthodoxe que turque, ils parviennent à obtenir à Constantinople la condamnation du muhassil29 Baqi Agha, qui pressurait sans discernement la population chypriote, expropriant à moindre prix et surimposant les rayas30. Le pouvoir des prélats chypriotes est donc important au point de décider du devenir des représentants de la Porte sur l’île, et l’on peut constater qu’ils défendent,

27 SIR HARRY LUKE, Cyprus under the Turks 1571-1878, C. Hurst & Cie, Londres, 1921, réédition 1989, p. VIII.

28 Dont la fonction est rétablie par les Ottomans, après 300 ans d'interruption. Sir HARRY LUKE, Ibid. p.17.

29 Littéralement « collecteur de l'impôt ».

30 Le raya désigne d’abord le « troupeau », l’agriculteur ni militaire, ni religieux, ni citadin. Le terme évolue progressivement jusqu’à ne plus désigner que la population chrétienne. Baqi Agha lui impose à Chypre une taxe de 8 piastres, sans considération de ressources. Sir HARRY LUKE, Ibid, p.

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au besoin, l’ensemble de la population, qu’elle soit orthodoxe ou turque contre les excès de certains collecteurs d’impôts.

C’est surtout sous les sultanats de Selim III et de Mustafa IV que le pouvoir des archevêques de Nicosie est à son apogée. Ali Bey, visitant Chypre en 1806, fait une description31 éclairante de l’apogée du pouvoir des évêques : citant l’extrême déférence des membres de la communauté grecque et même des Turcs à leur égard, il souligne en outre le luxe princier de leur train de vie. L’archevêque de Nicosie, disposant du titre de ri'aya-vekili, (représentant des rayas) en tant que représentant des citoyens chrétiens de la Porte, détient à cette époque la quasi-totalité du pouvoir administratif. Il est parvenu à se soustraire à l’autorité du Muhassil, qui perçoit et transmet directement l’impôt au Grand vizir. Cette situation est avantageuse pour la population orthodoxe, qui dispose d’une représentation politique respectée et écoutée, mais le gain de pouvoir octroyé par le rescrit impérial de 1754 suscite le ressentiment de la population musulmane, inquiète de la prise de puissance de personnes qu’elle est censée dominer depuis 1571, et conduit à un premier mouvement de révolte contre l’autorité des prélats orthodoxes en 180432. Ce mouvement insurrectionnel, limité à Nicosie, est rapidement réduit. Louis Lacroix33, dans îles de la Grèce, en 1853, décrit la situation de tension que connaît l’île au début du XIXe siècle et voit dans cette insurrection de 1804 un prélude aux évènements de 1821.

Comment expliquer cette position privilégiée accordée aux orthodoxes ? Il semble que deux facteurs aient pu intervenir : l’éloignement par rapport au centre du pouvoir (déjà valable pendant l’époque byzantine), incitant à accorder davantage d’autonomie, et la prépondérance numérique de l’élément chrétien. L’inquiétude de la communauté musulmane n’est pas étrangère à sa position de minoritaire en nombre. Sir Sydney Smith, dont la correspondance est citée dans l’ouvrage de Sir

31 Reproduite dans l'ouvrage de SIR HARRY LUKE, Cyprus under the Turks 1571-1878, op.cit.,, p.

127 et 128.

32 ANAGNOSTOPOULOU Athanassia, « Chypre de l’ère ottomane à l’ère britannique (1839-1914) : le rôle de l’Église orthodoxe chypriote », Études balkaniques, 5, 1998, 143-183. A. Anagnostopoulou considère que le clergé orthodoxe s’est d’autant plus investi dans la lutte nationaliste contre les Britanniques que ces derniers l’avaient privé d’une large part des pouvoirs concédés par les Ottomans.

33 SIR HARRY LUKE, ibid., p.126.

Harry Luke34, constate à ce titre en 1799, alors qu’il est honoré par l’Archevêque pour l’opération de paix qu’il vient de mener dans l’île, que la communauté musulmane est « comparativement minoritaire ».

La colonisation ottomane de l’île ne s’est pas faite dans la brutalité. Ayant reçu en 1571 un accueil favorable de la part des habitants de l’île qui détestaient les Vénitiens35, le sultan Selim s’est montré clément à son égard. N’imposant pas de politique de colonisation massive, il a fait dissoudre la majeure partie des troupes de Lala Mustapha, accordant cependant quelques fiefs à ses soldats. Les « Turcs » de l’île, à l’époque, sont estimés à 20 000 colons pour une population estimée avant l’arrivée des Ottomans à 197 000 âmes. L’arrivée de colons, de Roumélie et d’Anatolie se fait progressivement au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la communauté turque devenant donc un « facteur permanent » au sein de la population chypriote. Ce groupe avant tout musulman s’accroît du nombre des « convertis », les fameux « »36 (du nom d’une une étoffe biface, lin et coton) comme ailleurs dans l’Empire motivés par le désir d’échapper à l’impôt supplémentaire des non-musulmans et de se trouver du côté du pouvoir.

Recenser la population chypriote au début du XIXe siècle n’est pas aisé, l’île semble connaître des mouvements de population importants imputés aux fléaux qu’elle subit, parmi lesquels les désordres climatiques et les invasions de sauterelles.

Une estimation officielle de 1777 37 chiffre la population musulmane à 47 000 personnes, la population chrétienne s’élevant à 37 000 âmes. D’autres estimations diffèrent38, Michael De Vezin donne à la fin du XVIIIe siècle un rapport de 60 000 Turcs pour 20 000 Grecs (il utilise déjà ces mots comme tous les intracommunautaires gréco-turques » in Cahiers Balkaniques, 42/2014, https://ceb.revues.org/5020.

étrangers). Kinneir, en 1814, évoque deux communautés de 35 000 âmes chacune.

Turner39, l’année suivante, estime la population de l’île à 60 000 habitants dont 40 000 seraient Grecs. Dans son Histoire de la Révolution grecque, Tricoupis estime la population de Chypre à 100 000 habitants parmi lesquels 20 000 Turcs. Ces chiffres constituent autant d’estimations hypothétiques et Sir Harry Luke en arrive à considérer, avec réserve, que la population turque n’a jamais dépassé la population chrétienne de l’île. Le recensement ottoman de 1841 confirme cette assertion, chiffrant la population musulmane de l’île à 29 %, de même qu’un rapport transmis par le Vice-Consul britannique à Chypre en date du 15 avril 186740 qui estime la population chypriote à 200 000 âmes dont plus des trois quarts pratiquent la religion orthodoxe. Il reste que la question de l’équilibre démographique entre les deux communautés constitue un facteur d’inquiétude mutuelle. Ainsi, en mars 1878, la communauté chypriote grecque s’agite face à la perspective d’installation sur ordre de la Porte de quelque 600 musulmans circassiens41.

I.1.2. Le passage du millet à la « nation » : le choc de l’indépendance