éminemment présente, pas seulement au moment des grands travaux, mais dans la quotidienneté
des gestes à accomplir »
59. Cette co-présence des hommes et des femmes dans l’espace productif
facilite la mixité et la permutabilité des tâches, à défaut d’entraîner la parité des statuts. Si dans
l’ordre symbolique et anthropologique les rôles restent définis, dans la vie quotidienne, pour de
multiples raisons, ils peuvent être joués par celui ou celle pour le-laquel-le ils n’ont pas été
« écrits ».
Ce n’est pas qu’en temps de guerre que les femmes « remplacent » les hommes dans leurs
fonctions. Quand on manque d’hommes, qu’ils sont défaillants ou paresseux (femmes et enfants
ne sont pas en position de commander au pater familias de travailler), la division du travail
reposant rarement sur des questions de force physique, les tâches, dites masculines sont
effectuées par des femmes. Ces dernières les endossent alors en totalité plutôt qu’elles ne les
partagent avec les autres femmes ou filles du groupe familial à qui incombe alors l’exécution des
travaux dits féminins. Durant son procès, pour se justifier de se « décharger sur elles [des]
besognes les plus dures […], de faire travailler ses femmes dans des proportions abusives », en
les envoyant labourer à sa place, un cultivateur incestueux du Baugeois explique au juge qu’il
avait ses « raisons d’agir comme [il le faisait] », car « notamment, quand [il] rentrai[t] chez lui,
[sa] soupe n’était pas prête »
60. « Ses femmes » ne jouant pas leur rôle, non seulement il ne
s’estime plus tenu de jouer le sien, mais il se pense autorisé à leur imposer de le remplir à sa
place.
Dans la famille de Suzanne R. (1921, La Meignanne)
61, en l’absence de fils et de moyens
pour embaucher un aide, le père décida, une fois ses deux filles sorties de l’école, de les assigner
58 Suzanne R. (1921, La Meignanne) N2220905CE.
59 Martine Segalen, Mari…, op. cit., p. 109.
l’une aux travaux agricoles pour l’y seconder, voire suppléer, l’autre aux travaux domestiques
pour en soulager la mère. Pendant que Denise, l’aînée, « faisait la maison avec maman »,
Suzanne, la cadette, aidait son père au labour et l’hiver « comme [elle| avai[t] du tonus, les gros
paquets de choux, les gros fagots de choux, c’[était elle] qui les prenai[t] ». Si toutes deux
s’occupent du gros bétail, elles entretiennent un rapport genré avec lui : à Suzanne, la tâche
réputée masculine du nourrissage et nettoyage des bêtes, à sa sœur la traite des vaches, besogne
ordinairement réservée aux femmes. C’est elle encore qui, avec un grand plaisir parce qu’elle
« aimait bien les champs avec les chevaux », prenait soin des trois solipèdes de la famille et les
guidait au labour. Son père n’hésite pas à lui confier l’entretien de « la plus noble » conquête de
l’homme, mission qui dans d’autres configurations familiales est l’apanage des mâles. Ainsi chez
Yvonne A. (1912, La Ménitré)
62où il « fallait partager les tâches […] « nous, les filles, on
s’occupait des vaches, les gars s’occupaient des chevaux ». Dressant le portrait d’Alice B. (1900),
accusée de concert avec sa sœur Albertine (1898), d’un triple infanticide à Blaison-Gohier, le
procureur de la République, dont les propos sont rapportés dans Le Petit Courrier, semble établir
un lien entre la « moralité défavorable […], la vie libre et indépendante »
63de la jeune femme et
son activité d’éleveuse de chevaux. S’occuper des chevaux n’est pas une occupation « neutre » en
terme de genre : elle masculinise celle qui y prend goût. Madeleine G. (1912, Vihiers) se cachait
de ses parents pour monter la cavale familiale et l’intérêt manifesté par Marcelle T. (1923, La
Daguenière)
64pour le « dressage des poulains » étonnait ses proches. Dans ses rêves éveillés,
Gisèle C. (1923, Juigné-sur-Loire), qui aurait aimé être un garçon, s’imaginait cavalière
enturbannée cravachant un pur-sang à l’assaut des dunes sahariennes.
Si Suzanne R. (1923, La Meignanne) peut dire qu’elle « faisait l’homme », c’est aussi
parce que dans cette partie de département, la mise en valeur agricole (céréaliculture et élevage
bovin) facilitait une relative sexuation des tâches, que son cas particulier battait en brèche.
D’autres pratiques culturales, plus spécialisées, nécessitent qu’hommes et femmes s’attèlent en
même temps aux mêmes opérations. Semis, binage, sarclage, récolte des plantes à graines ou des
primeurs, activités particulièrement développées dans la Vallée de la Loire, sont des tâches non
sexuellement connotées, accomplies indifféremment par les hommes et les femmes de la famille.
61 N2220905CE.
62 N1160105CE.
63 ADML, 97 Jo 45, Le Petit Courrier, n° 239,27 août 1923.
À La Ménitré, terroir horticole et maraîcher, Yvonne A. (1912) estimait qu’hommes et femmes
« c’était pareil, dans les champs, c’était nettoyer les graines, c’était la même chose, la
fenaison… »
65. Dans un système cultural différent, Yvonne qui abat « le travail qu’un homme
aurait fait », travaille davantage « comme » un homme qu’elle ne « fait », comme Suzanne,
l’homme. Quand, sur l’exploitation familiale, « les trois aînés étant grands ensemble […] il n’y
eut plus assez de terre pour [les] occuper à travailler », la jeune Ménitréenne alla se placer à la
journée chez des voisins où elle fit « la même chose que chez [son] père exactement ». De
manière générale, les salariées agricoles polyvalentes sont employées aux mêmes tâches que
leurs collègues masculins, le statut d’employé devant un travail « gommant », au champ du
moins, la différence des sexes. Dans ces campagnes de petite culture peu mécanisée, où les
mêmes outils sont indifféremment utilisés par les femmes et les hommes, ces derniers ne
disposent pas encore du monopole de la technologie dont Paola Tabet
66a montré qu’il accentuait
la spécialisation sexuée des tâches.
« J’ai toujours été pris pour la soupe, ou n’importe quoi »
67Si les femmes et les filles s’acquittent de tâches masculines, pour Pierre M. (1922, hors
département)
68, les hommes « pouvaient remplacer les femmes » à la maison. Comme sa mère
travaillait aux champs avec son père et allait avec lui vendre leurs produits au marché de Brissac,
Pierre, quatrième d’une fratrie de six garçons, fut « sorti de l’école à 12 ans et demi […] pour
faire la cuisine ». Tandis que ses aînés travaillaient avec les parents, ou avaient déjà quitté
l’exploitation, et que les puînés étaient encore scolarisés, il « restai[t] à la maison, à éplucher les
légumes puis faire la soupe ». Il entretenait le feu dans la cheminée, s’occupait de laver la
vaisselle, de passer le balai et de cirer les chaussures de la maisonnée la veille des dimanches et
jours de fête. Le linge de la famille était entretenu par une femme payée à la journée. Ayant
conscience de la singularité de sa situation, il demanda un jour à sa mère « comment cela se
faisait-il qu’[il ait] toujours été pris pour la soupe ou n’importe quoi ». Elle lui répondit que,
déçus, son père et elle que le quatrième enfant « qui s’amenait » ne soit pas une fille, ils avaient
décidé qu’il en ferait fonction l’âge venu dans l’espace domestique. Travaillant comme un
homme au-dehors, la mère avait besoin qu’un de ses enfants joue à l’intérieur le rôle féminin
65 N1160105CE.
66 Paola Tabet, La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris, L’Harmattan, 1998.
qu’elle ne pouvait ou ne souhaitait pas tenir. Ayant à leur tour quitté l’école, ses puînés ne furent
pas obligés de prendre la relève et Pierre assura, jusqu’à son départ précipité de la maison pour
échapper au STO, l’essentiel des tâches ménagères qu’il cumulait avec les travaux des champs
aux côtés de ses parents. Une fois marié, l’intérêt qu’il continua de manifester pour la chose
domestique et la spontanéité avec laquelle il proposa de mettre son savoir-faire au service du
ménage troublèrent plus qu’ils ne la réjouirent son épouse. En 1949, pour cette jeune rurale le
travail domestique est devenu, ainsi que le note François de Singly, « un élément central de la
production du genre »
69. L’expertise et les compétences de Pierre mettent en péril leurs deux
identités : ce qui le féminise, lui, la déféminise, elle.
3. Le rejet croissant de la confusion et l’accentuation de la sexuation
Relativement fréquente, l’inversion et/ou le partage des tâches n’en sont pas moins
ressentis comme socialement stigmatisant par les témoins. L’intérêt exclusif pour les soins du
ménage promu preuve de féminité, les femmes rencontrées considèrent rétrospectivement ces
pratiques, imposées par la modestie du train de vie familiale, comme « déféminisantes ». Le zèle
ménager devient progressivement, écrit François de Singly, étudiant L’Injustice ménagère,
contemporaine, une des « activités performatives qui produisent le [bon] genre »
70et permet aux
femmes qui s’y abandonnent, comme aux hommes qui y rechignent, de construire et de prouver
leur identité sexuée.
Dans le document
Les jeunes filles des milieux populaires ruraux en anjou (1920-1950)
(Page 154-157)