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C’est aux champs et à la ferme que la relativisation du partage sexué des tâches apparaît le mieux, car, écrit Martine Segalen, « dans tous les processus culturaux, la femme [est]

éminemment présente, pas seulement au moment des grands travaux, mais dans la quotidienneté

des gestes à accomplir »

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. Cette co-présence des hommes et des femmes dans l’espace productif

facilite la mixité et la permutabilité des tâches, à défaut d’entraîner la parité des statuts. Si dans

l’ordre symbolique et anthropologique les rôles restent définis, dans la vie quotidienne, pour de

multiples raisons, ils peuvent être joués par celui ou celle pour le-laquel-le ils n’ont pas été

« écrits ».

Ce n’est pas qu’en temps de guerre que les femmes « remplacent » les hommes dans leurs

fonctions. Quand on manque d’hommes, qu’ils sont défaillants ou paresseux (femmes et enfants

ne sont pas en position de commander au pater familias de travailler), la division du travail

reposant rarement sur des questions de force physique, les tâches, dites masculines sont

effectuées par des femmes. Ces dernières les endossent alors en totalité plutôt qu’elles ne les

partagent avec les autres femmes ou filles du groupe familial à qui incombe alors l’exécution des

travaux dits féminins. Durant son procès, pour se justifier de se « décharger sur elles [des]

besognes les plus dures […], de faire travailler ses femmes dans des proportions abusives », en

les envoyant labourer à sa place, un cultivateur incestueux du Baugeois explique au juge qu’il

avait ses « raisons d’agir comme [il le faisait] », car « notamment, quand [il] rentrai[t] chez lui,

[sa] soupe n’était pas prête »

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. « Ses femmes » ne jouant pas leur rôle, non seulement il ne

s’estime plus tenu de jouer le sien, mais il se pense autorisé à leur imposer de le remplir à sa

place.

Dans la famille de Suzanne R. (1921, La Meignanne)

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, en l’absence de fils et de moyens

pour embaucher un aide, le père décida, une fois ses deux filles sorties de l’école, de les assigner

58 Suzanne R. (1921, La Meignanne) N2220905CE.

59 Martine Segalen, Mari…, op. cit., p. 109.

l’une aux travaux agricoles pour l’y seconder, voire suppléer, l’autre aux travaux domestiques

pour en soulager la mère. Pendant que Denise, l’aînée, « faisait la maison avec maman »,

Suzanne, la cadette, aidait son père au labour et l’hiver « comme [elle| avai[t] du tonus, les gros

paquets de choux, les gros fagots de choux, c’[était elle] qui les prenai[t] ». Si toutes deux

s’occupent du gros bétail, elles entretiennent un rapport genré avec lui : à Suzanne, la tâche

réputée masculine du nourrissage et nettoyage des bêtes, à sa sœur la traite des vaches, besogne

ordinairement réservée aux femmes. C’est elle encore qui, avec un grand plaisir parce qu’elle

« aimait bien les champs avec les chevaux », prenait soin des trois solipèdes de la famille et les

guidait au labour. Son père n’hésite pas à lui confier l’entretien de « la plus noble » conquête de

l’homme, mission qui dans d’autres configurations familiales est l’apanage des mâles. Ainsi chez

Yvonne A. (1912, La Ménitré)

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où il « fallait partager les tâches […] « nous, les filles, on

s’occupait des vaches, les gars s’occupaient des chevaux ». Dressant le portrait d’Alice B. (1900),

accusée de concert avec sa sœur Albertine (1898), d’un triple infanticide à Blaison-Gohier, le

procureur de la République, dont les propos sont rapportés dans Le Petit Courrier, semble établir

un lien entre la « moralité défavorable […], la vie libre et indépendante »

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de la jeune femme et

son activité d’éleveuse de chevaux. S’occuper des chevaux n’est pas une occupation « neutre » en

terme de genre : elle masculinise celle qui y prend goût. Madeleine G. (1912, Vihiers) se cachait

de ses parents pour monter la cavale familiale et l’intérêt manifesté par Marcelle T. (1923, La

Daguenière)

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pour le « dressage des poulains » étonnait ses proches. Dans ses rêves éveillés,

Gisèle C. (1923, Juigné-sur-Loire), qui aurait aimé être un garçon, s’imaginait cavalière

enturbannée cravachant un pur-sang à l’assaut des dunes sahariennes.

Si Suzanne R. (1923, La Meignanne) peut dire qu’elle « faisait l’homme », c’est aussi

parce que dans cette partie de département, la mise en valeur agricole (céréaliculture et élevage

bovin) facilitait une relative sexuation des tâches, que son cas particulier battait en brèche.

D’autres pratiques culturales, plus spécialisées, nécessitent qu’hommes et femmes s’attèlent en

même temps aux mêmes opérations. Semis, binage, sarclage, récolte des plantes à graines ou des

primeurs, activités particulièrement développées dans la Vallée de la Loire, sont des tâches non

sexuellement connotées, accomplies indifféremment par les hommes et les femmes de la famille.

61 N2220905CE.

62 N1160105CE.

63 ADML, 97 Jo 45, Le Petit Courrier, n° 239,27 août 1923.

À La Ménitré, terroir horticole et maraîcher, Yvonne A. (1912) estimait qu’hommes et femmes

« c’était pareil, dans les champs, c’était nettoyer les graines, c’était la même chose, la

fenaison… »

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. Dans un système cultural différent, Yvonne qui abat « le travail qu’un homme

aurait fait », travaille davantage « comme » un homme qu’elle ne « fait », comme Suzanne,

l’homme. Quand, sur l’exploitation familiale, « les trois aînés étant grands ensemble […] il n’y

eut plus assez de terre pour [les] occuper à travailler », la jeune Ménitréenne alla se placer à la

journée chez des voisins où elle fit « la même chose que chez [son] père exactement ». De

manière générale, les salariées agricoles polyvalentes sont employées aux mêmes tâches que

leurs collègues masculins, le statut d’employé devant un travail « gommant », au champ du

moins, la différence des sexes. Dans ces campagnes de petite culture peu mécanisée, où les

mêmes outils sont indifféremment utilisés par les femmes et les hommes, ces derniers ne

disposent pas encore du monopole de la technologie dont Paola Tabet

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a montré qu’il accentuait

la spécialisation sexuée des tâches.

« J’ai toujours été pris pour la soupe, ou n’importe quoi »

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Si les femmes et les filles s’acquittent de tâches masculines, pour Pierre M. (1922, hors

département)

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, les hommes « pouvaient remplacer les femmes » à la maison. Comme sa mère

travaillait aux champs avec son père et allait avec lui vendre leurs produits au marché de Brissac,

Pierre, quatrième d’une fratrie de six garçons, fut « sorti de l’école à 12 ans et demi […] pour

faire la cuisine ». Tandis que ses aînés travaillaient avec les parents, ou avaient déjà quitté

l’exploitation, et que les puînés étaient encore scolarisés, il « restai[t] à la maison, à éplucher les

légumes puis faire la soupe ». Il entretenait le feu dans la cheminée, s’occupait de laver la

vaisselle, de passer le balai et de cirer les chaussures de la maisonnée la veille des dimanches et

jours de fête. Le linge de la famille était entretenu par une femme payée à la journée. Ayant

conscience de la singularité de sa situation, il demanda un jour à sa mère « comment cela se

faisait-il qu’[il ait] toujours été pris pour la soupe ou n’importe quoi ». Elle lui répondit que,

déçus, son père et elle que le quatrième enfant « qui s’amenait » ne soit pas une fille, ils avaient

décidé qu’il en ferait fonction l’âge venu dans l’espace domestique. Travaillant comme un

homme au-dehors, la mère avait besoin qu’un de ses enfants joue à l’intérieur le rôle féminin

65 N1160105CE.

66 Paola Tabet, La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris, L’Harmattan, 1998.

qu’elle ne pouvait ou ne souhaitait pas tenir. Ayant à leur tour quitté l’école, ses puînés ne furent

pas obligés de prendre la relève et Pierre assura, jusqu’à son départ précipité de la maison pour

échapper au STO, l’essentiel des tâches ménagères qu’il cumulait avec les travaux des champs

aux côtés de ses parents. Une fois marié, l’intérêt qu’il continua de manifester pour la chose

domestique et la spontanéité avec laquelle il proposa de mettre son savoir-faire au service du

ménage troublèrent plus qu’ils ne la réjouirent son épouse. En 1949, pour cette jeune rurale le

travail domestique est devenu, ainsi que le note François de Singly, « un élément central de la

production du genre »

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. L’expertise et les compétences de Pierre mettent en péril leurs deux

identités : ce qui le féminise, lui, la déféminise, elle.

3. Le rejet croissant de la confusion et l’accentuation de la sexuation

Relativement fréquente, l’inversion et/ou le partage des tâches n’en sont pas moins

ressentis comme socialement stigmatisant par les témoins. L’intérêt exclusif pour les soins du

ménage promu preuve de féminité, les femmes rencontrées considèrent rétrospectivement ces

pratiques, imposées par la modestie du train de vie familiale, comme « déféminisantes ». Le zèle

ménager devient progressivement, écrit François de Singly, étudiant L’Injustice ménagère,

contemporaine, une des « activités performatives qui produisent le [bon] genre »

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et permet aux

femmes qui s’y abandonnent, comme aux hommes qui y rechignent, de construire et de prouver

leur identité sexuée.