pièces. Cette communauté de vie n’abolit cependant pas les distances mises entre les individus
167 N2080403CE.
par l’inégalité des statuts. S’il est fréquent d’entendre dire que le commis ou la bonne, tutoyés,
appelés par leur prénom, « faisaient partie de la famille », la famille dont il s’agit s’apparente
davantage à la « maisonnée », unité économique de base dont ils constituent des rouages à part
entière, qu’au groupe de parents soudés par la généalogie et/ou l’affection. Le placement étant le
plus souvent un état transitoire, les domestiques sont généralement jeunes et célibataires. Ils
peuvent appartenir à la génération des enfants de la maison, et tisser avec eux d’autres liens que
ceux noués avec leurs parents. Jeunes filles de/à la maison donc potentiellement bonnes à tout y
faire, les témoins ont davantage côtoyé de commis masculins que de domestiques féminines de
leur âge. Denise P. (1912, Mazé)
169, qui secondait sa mère dans les tâches ménagères, se souvient
que les nombreux domestiques employés par son père n’étaient « que des hommes [avec
lesquels] on ne parlait pas que travail… ». Les parents d’Yvonne A. (1921, Mazé) n’avaient que
deux filles et employèrent de longues années durant le même commis, Georges, pour lequel la
témoin nourrit de tendres sentiments, semble-t-il partagés, mais jamais déclarés. Si les filles
placées craignent d’être sexuellement agressées par leur patron, ceux-ci, quand ils ont des filles,
redoutent qu’elles soient « séduites » par leurs employés. L’histoire de Marie V. (1910,
Sainte-Gemmes-sur-Loire), fille de petits propriétaires, qui dut épouser le commis qui l’avait mise
enceinte, ainsi qu’un certain nombre d’affaires d’attentat à la pudeur et/ou de viol sur mineures
impliquant les domestiques « de la famille », montrent que ces craintes ne sont pas sans
fondement. Il n’est pas inenvisageable qu’une fille épouse un ancien domestique de ses parents,
mais il convient que celui-ci ne soit plus à leur service.
Issus le plus souvent des mêmes milieux que ceux qui les emploient, la plupart des
domestiques évoqués par les témoins ne sont porteurs d’aucune altérité culturelle. Leur présence
contribue plus à l’enrichissement quantitatif que qualitatif du réseau relationnel. Les plus
« exotiques » des domestiques côtoyés par les témoins furent, durant l’Occupation, de jeunes
hommes fuyant le STO : l’un venait de Bretagne
170, l’autre du Limousin
171. L’immigration
étrangère dans les campagnes angevines durant l’entre-deux-guerres est cependant une réalité
attestée, patronymes, lieux de naissance et nationalités à la clé, par les listes de recensement.
Dans la petite commune de Chênehuttes-les-Tuffaux, 582 habitants en 1936, travaillent et vivent
169 N8170105CE.
170 Côtoyé par Jeanne T. (1923, Thouarcé) dans la ferme où elle-même était placée.
171 Rencontré par Madeleine L. (1924, Saint-Martin-de-la-Place). Ce jeune homme, qu’elle épousa, était issu d’un milieu populaire urbain et seule la clandestinité l’avait fait domestique.
comme domestiques au moins trois hommes de nationalité étrangère
172. Dans le département
limitrophe d’Indre-et-Loire, les archives du Comité d’aide et de protection des femmes
immigrantes
173, étudiées par Ronald Hubscher
174, mettent en lumière la présence de jeunes
étrangères (148 femmes dont 96 % ont entre 16 et 30 ans) employées comme filles de ferme dans
les campagnes. La modestie du corpus pourrait suffire à expliquer que les témoins n’aient pas
fourni d’informations sur ces proches étrangères qu’elles n’ont peut-être jamais côtoyées. Mais
on peut également penser, avec Ronald Hubscher, que ces immigrées, partageant avec ceux et
celles qui les accueillent une « même identité, la paysannerie »
175ne véhiculent, aux yeux des
témoins, aucune altérité spécifique justifiant d’être évoquée.
Porteuses d’une altérité riche et dense, apparaissent au contraire les « petites » placées par
l’Assistance publique dans les campagnes au terme de leur scolarité obligatoire. Si seule
Madeleine G. (1920, Blaison-Gohier) cohabita quelques mois avant son mariage avec la jeune
fille qui devait la remplacer auprès de sa mère quand elle serait partie (ce dont elle conçut une
jalousie qui l’étonnait elle-même), la plupart des témoins ont spontanément évoqué ces jeunes
filles placées comme bonnes à tout faire ou filles de fermes dans les ménages ruraux qui en
avaient fait la demande. Payées de 25 à 50 % moins cher que les autres domestiques, elles
constituent une main-d’œuvre bon marché très recherchée par les couples de cultivateurs sans
enfants au foyer. Bien que le Maine-et-Loire n’ait pas développé une tradition d’accueil de
pupilles de l’Assistance aussi poussée que les départements morvandiaux ou solognots étudiés
par Anne Cadoret
176et Ivan Jablonka
177, la présence des enfants assistés y constitue, dans nombre
de communes rurales, un fait d’une grande banalité. À Miré, 569 habitants en 1936, on recense
huit pupilles, placées dans trois foyers différents. Trois sont de très jeunes filles nées en 1921,
1922 et 1923, toutes recensées comme domestiques de ferme. Le regard porté par les témoins sur
ces voisines, plus rarement camarades et encore moins amies, est ambivalent. Elles sont à la fois
plaintes, soupçonnées, et jalousées. On les plaint parce qu’elles sont sans parents pour les
172 ADML, 6M19. Ils sont tous recensés comme domestiques agricoles logeant chez le chef de ménage qui les emploie. Il s’agit d’un Russe né en 1893, d’un Italien né en 1899 et d’un Allemand né en 1905.
173 Ces comités ont été créés par arrêté ministériel du 28 décembre 1928 dans tous les départements. Les archives d’Indre-et-Loire ont conservé les rapports, faits par une inspectrice zélée, des années 1930, 1934, 1938.
174 Ronald Hubscher, L’Immigration dans les campagnes françaises (XIXe-XXe), Paris, Armand Colin, 2006.
175Ibid., p. 11.
176 Anne Cadoret, Parenté plurielle. Anthropologie du placement familial, Paris, L’Harmattan, 1995.