Les mécanismes par lesquels s’opère le changement et les individus s’approprient de
nouvelles références sont complexes. Si l’assimilation des normes du genre se fait surtout par
immersion dans le bain médiatique les diffusant, elle peut aussi, de manière plus rapide et
radicale, résulter d’une rencontre, toujours mémorable, avec des femmes les ayant déjà
incorporées. Une dizaine d’informatrices ont évoqué, souvent longuement, des femmes dont les
fortes personnalités et/ou les parcours singuliers les marquèrent profondément et précipitèrent
leur acculturation. Dresser le portrait de quelques-unes d’entre elles, à partir de la présentation
quasi hagiographique qu’en firent les témoins, permet de pointer de quelles mutations des
paramètres du féminin elles furent les passeuses et de redonner sa place à l’admiration comme
moteur du changement.
À l’intérieur même des familles, les « hasards » de la vie, qui ont souvent les yeux de
l’amour, peuvent avoir introduit des membres atypiques au regard de l’homogamie ordinairement
pratiquée. La différence dont est porteur le conjoint exogame est généralement moins sociale que
culturelle. Si un berger n’épouse pas une princesse, un cultivateur angevin peut épouser un
modèle parisien. La grand-mère paternelle de Paulette G. (1912, La Daguenière)
183était une
« pièce rapportée » que son grand-père, jeune veuf avec un enfant en bas âge (futur père du
témoin) « avait trouvée […] en allant faire la noce à Paris » à la fin du XIX
esiècle. Pièce
rapportée « grand-mère Sophie », que sa petite-fille n’« avait jamais entendu parler de sa
famille » l’était donc doublement. « Toujours très élégante […], sachant chanter et danser le
French Cancan en faisant mousser haut ses jupons blancs, cette jeune femme
184qui « posait pour
un grand photographe » de la capitale ne fut jamais vraiment acceptée par sa belle-famille et la
moitié féminine, et mariée, du village. Sa bru « qui était de la campagne » ne « l’aimait pas du
tout », lui trouvait « mauvais genre » et n’hésitait pas à la traiter de « dévergondée ». Dans le café
qu’elle tint à La Daguenière après la mort de son époux, les « hommes qui l’aimaient beaucoup
[…] venaient parce que souvent elle poussait sa petite chanson […], qu’avec ses cotillons elle
dansait un petit peu » et qu’« elle avait toujours du très bon vin ». Les préventions que
nourrissaient à son encontre les matrones n’avaient d’égale que la fascination qu’elle exerçait sur
leurs filles adolescentes. Bien que déjà âgée durant l’entre-deux-guerres, « grand-mère Sophie
était très moderne pour ce moment là » ce que sa petite-fille expliquait moins par sa personnalité
et une trajectoire pour le moins singulière, que par ses seules origines urbaines et surtout
parisiennes. Son prestige auprès des jeunes rurales tenait en effet à ce qu’elle venait non
183 N3091204CE.
184 Certes, l’avis est subjectif, mais pour en avoir vu un portrait photographique (en buste), je peux témoigner qu’au regard des critères de beauté féminine en vigueur à la Belle Epoque, Sophie, dans sa jeunesse, était effectivement une très belle femme.
seulement « de la ville, mais en plus de Paris » d’où elle avait rapporté les critères, et les secrets,
d’une féminité autrement plus sophistiquée que celle de leurs paysannes de mères.
Trois témoins, Ginette B. (1927, Faye-d’Anjou), Marcelle F. (1928, Doué-la-Fontaine) et
Simone J. (1932, Doué-la-Fontaine), rencontrées séparément, ont évoqué avec la même ferveur
Camille Sauzeau (1890, Vihiers), patronne charismatique pour laquelle la plus jeune dit avoir
éprouvé de « la vénération »
185. Autodidacte passionnée par son métier, chef d’entreprise
employant en permanence une dizaine d’apprenties et d’ouvrières, Camille Sauzeau dirigeait à
Doué-la-Fontaine un atelier
186réputé pour l’originalité, le cachet haute couture, et le prix élevé,
de ses créations. Ayant à cœur de se renouveler, elle se rendait régulièrement à Paris pour
s’imprégner des dernières tendances à la mode en flânant devant les vitrines des maisons de haute
couture et des grands magasins. Elle en rapportait des tissus de qualité, introuvables à Saumur et
Angers, qu’elle proposait en exclusivité à ses clientes les plus coquettes. D’après les témoins, elle
fut une des premières dans la cité douessine à faire aménager durant l’entre-deux-guerres, dans
l’appartement qu’elle habitait au dessus de l’atelier, une vraie salle de bain, aux murs carrelés,
avec toilettes et douche en faïence immaculée. Pour avoir le plaisir de s’y rendre, les apprenties
prétextaient d’envies pressantes qui n’avaient rien de physiologiques. Ginette B. (1927, Faye
d’Anjou) disait de cette libre-penseuse convaincue qu’elle « était une femme qui avait de la tête,
qu’était au courant de tout, qui lisait beaucoup »
187auprès de laquelle elle apprit énormément.
Quand Camille Sauzeau mourut en 1977, nombre de ses anciennes ouvrières, dont certaines
avaient quitté Doué-la-Fontaine depuis longtemps, vinrent assister à ses obsèques civiles. Ginette,
installée à Angers depuis son mariage en 1949, demanda un jour de congé pour venir rendre un
dernier hommage à son ancienne patronne dont elle avait conservé un portrait photographique.
Les liens noués entre Camille Sauzeau et ses salariées semblent avoir été d’une singulière
épaisseur. L’admiration qu’elles vouaient à la remarquable couturière, experte de la mise en
genre, n’avait d’égale que l’affection qu’elles portaient à la femme d’âge mûr qui « savait si bien
parler aux jeunes filles »
188. L’influence, à la fois immédiate et rémanente, que Camille Sauzeau
exerçait sur celles qu’elle appelait « ses filles » vient de ce qu’elle remplit auprès d’elles la
185 Simone J. (1932, Doué-la-Fontaine) U180903NE. Très fière de sa mère, Jeannette G. (1914, Doué-la-Fontaine) m’a autorisée à lever l’anonymat.
186 Frédérique El Amrani, « Femmes entre elles…. », art. cit.. « Bien sur toutes les coutures. Un atelier de couture à Doué-la-Fontaine durant la première moitié du XXe siècle », 2005 exposition sur musea@univ-angers.fr
187 N1111002IE.
fonction d’initiatrice aux codes de la féminité, que tiennent traditionnellement les couturières
189,
Dans le document
Les jeunes filles des milieux populaires ruraux en anjou (1920-1950)
(Page 190-193)